« Les Lip ont voulu contraindre l’État à s’engager contre les licenciements collectifs »
Le 29 septembre 1973, à Besançon, une marche nationale de soutien aux salariés de Lip avait lieu, réunissant 100 000 personnes. 50 ans plus tard, la chercheuse Camille Ternier revient sur cette lutte emblématique de l’autogestion et son héritage.
Il y a 50 ans, le 29 septembre 1973 avait lieu à Besançon une marche de 100 000 personnes en soutien aux salariés de Lip, dont la lutte reste aujourd’hui un symbole du combat pour l’autogestion. Retour sur un moment d’histoire sociale emblématique et son héritage avec Camille Ternier, chercheuse postdoctorale au centre de recherches politiques de Sciences Po, et autrice de Être des travailleurs libres. Le modèle des coopératives de production comme forme institutionnelle d’une économie démocratique, publié aux éditions Mare & Martin, 2021.
Vous avez coorganisé un colloque sur l’autogestion pour le cinquantenaire de la grève des Lip. Pouvez-vous nous rafraîchir la mémoire sur cette grève et sur l’autogestion ?
La grève de 1973 de l’usine horlogère Lip de Besançon – et son slogan emblématique « C’est possible : on fabrique, on vend, on se paie » – est encore dans les représentations collective le symbole de l’autogestion à la française. En juin, les grévistes de Lip découvrent qu’un plan de licenciement massif est en préparation (« larguer armement industrie mécanique », « 480 [salariés] à dégager »). Leur riposte (séquestration des administrateurs, « trésor de guerre » de 25 000 montres) va aboutir à une occupation qui durera près de deux mois et à une relance de la production qui se poursuivra hors les murs les mois suivants.
Le lien entre Lip et l’autogestion est complexe et est lié au fait qu’on peut pratiquer l’autogestion, sans pour autant la porter comme projet politique. Dans les faits, les ouvriers se sont non seulement réapproprié le stock de montres, les ont vendues, mais ont aussi décidé de relancer la production et d’organiser horizontalement la prise de décision de façon participative. La démocratie au sein de Lip reposait sur trois grandes instances : le comité d’action (formé de non-syndiqués, il est un contre-pouvoir aux représentants syndicaux, très présents dans la lutte), l’assemblée générale, et les commissions. Les assemblées générales sont quotidiennes, durent de 20 minutes à 2 heures, rassemblent de 80 à 1 000 personnes (majoritairement des femmes, qui estimeront avoir moins de pouvoir démocratique que les hommes), des centaines d’observateurs étrangers. Parmi les sept commissions initiales (production, vente, gestion des stocks, accueil, popularisation, garde-entretien, restaurant), une commission organise la production sur la base du volontariat.
Cela étant, tout le paradoxe est que les travailleurs de l’entreprise eux-mêmes ne revendiquent pas explicitement l’autogestion, voire même la récusent. En effet, l’autogestion chez Lip était avant tout un outil de lutte, un moyen de pression qui visait à contraindre l’État à s’engager contre les licenciements collectifs. Les travailleuses et travailleurs insistent sur le fait qu’ils attendent avant tout un patron, qu’ils trouveront finalement en 1974 dans la figure de Claude Neuschwander. Opposant pragmatisme et idéalisme, certains Lip diront ainsi, par exemple, que c’était de l’autodéfense et pas de l’autogestion. On a retrouvé ce même phénomène dans d’autres occupations productives d’usines autogérées, comme au sein des entreprises récupérées en Argentine dans les années 2000.
Certains Lip diront que c’était de l’autodéfense et pas de l’autogestion.
Cette grève des Lip révèle un aspect intéressant de la définition courante de l’autogestion, qui est qu’elle renvoie non seulement à une forme d’organisation, mais aussi à un projet politique à plus long terme. Il semble en effet paradoxal de dire qu’on est « temporairement » autogestionnaire, pour des raisons autres que politiques. Ce que traduit donc finalement la réticence des Lip à utiliser le terme autogestion, c’est qu’il est réducteur d’entendre par autogestion de simples procédures, en dehors de tout projet de transformation sociale.
L’autogestion est un combat qui semble avoir été abandonné. Qui la porte aujourd’hui ? Existe-t-il encore des syndicats qui la défendent ?
Bien sûr, le mot et l’idée continue d’être défendu par les courants libertaires et syndicalistes révolutionnaires comme la CNT par exemple (qui publie en 2013 De l’autogestion, théories et pratiques). Elle est aussi défendue par l’union syndicale Solidaires (qui a invité avec d’autres organisations de gauche à célébrer le cinquantenaire de la lutte ). Des associations comme l’association Autogestion ou Attac participent aussi beaucoup à la diffusion des idées autogestionnaires.
En dehors de ces sphères, le terme continue de n’apparaître que peu dans le vocabulaire politique et social, lui qui avait presque disparu depuis les années 80 (comme l’ont montré les travaux de Frank Georgi). Cela étant, les chercheurs peuvent avoir le sentiment d’un regain d’intérêt depuis la crise de 2008 pour ce concept et ce qu’il recouvre, à savoir d’une part la défiance envers la représentation politique (expériences de démocratie participative, mouvements des places et des Gilets jaunes) ; d’autre part la recherche d’une démocratisation de la prise de décision économique (forums sociaux, économie sociale et solidaire, démocratie d’entreprise) et le rejet de formes d’organisations du travail hiérarchisées et autoritaires ( entreprises « libérées »).
Dans ces reprises de thèmes autogestionnaires, il faut toujours se demander quels éléments du concept d’autogestion – tel que le terme était entendu dans les années 70 – sont conservés et lesquels sont délaissés. Souvent, on a un élément de l’autogestion, mais pas d’autres. Par exemple, les entreprises libérées ont tendance à démocratiser le management sans toucher à la gouvernance (instituée par l’assemblée générale des actionnaires), ce qui est un très gros problème du point de vue de l’idéal démocratique dont elles se revendiquent. On peut donc avoir l’impression que les éléments du concept très riche d’autogestion sont aujourd’hui éparpillés au sein de différentes propositions.
Les entreprises libérées ont tendance à démocratiser le management mais sans toucher à la gouvernance.
De façon tout aussi intéressante, certains concepts comme ceux de planification démocratique rebattent les cartes de la matrice conceptuelle qui a donné naissance au concept d’autogestion. Ce dernier s’opposait à la confiscation du pouvoir en URSS par la bureaucratie, et se voulait donc par définition une alternative démocratique à la planification – ce qu’elle n’a d’ailleurs pas vraiment été en Yougoslavie. Aujourd’hui, l’enjeu pour ses partisans est de penser une planification pleinement compatible avec notre exigence démocratique, ce qui passe pour certains auteurs par un fonctionnement décentralisé des mécanismes de planification. Tel est le projet par exemple de l’« économie participaliste » défendue par le libertaire américain Michael Albert.
L’économie sociale et solidaire a-t-elle pris le relais des demandes de nouvel ordre dans les entreprises ? L’ESS peut-elle porter un changement radical ?
Pour le dire vite, les deux principes essentiels de l’ESS, qui organisent les statuts juridiques de ses organisations (associations, coopératives, mutuelles, fondations, entreprises de l’ESS), sont l’a-capitalisme (on nuance parfois en parlant de « lucrativité limitée ») et l’égalité démocratique, formalisée par la règle “un membre = une voix“. Ces deux éléments font que les formes d’organisations de l’ESS peuvent attirer celles et ceux qui cherchent une alternative à l’ordre autoritaire des entreprises traditionnelles, et une alternative réalisable « ici et maintenant ».
En outre, lorsque vous voulez institutionnaliser une organisation fonctionnant différemment des statuts traditionnels, vous devez bien souvent vous doter d’un des statuts de l’ESS pour pouvoir fonctionner dans le système économique actuel. Ainsi beaucoup d’expériences d’autogestion existent sous statut associatif ou sous forme de coopérative de production. Ces dernières représentent par ailleurs souvent l’espoir d’une démocratie réalisée dans l’entreprise au sens où les travailleurs possèdent et gèrent leur propre entreprise.
Beaucoup d’expériences d’autogestion existent sous statut associatif ou sous forme de coopérative de production.
L’ambiguïté de l’ESS tient au fait qu’elle est un concept à la fois descriptif et normatif. C’est-à-dire qu’elle est aujourd’hui une réalité économique formée d’organisations à but social, portée par des acteurs et encadrée par des statuts juridiques, et qui emploie un salarié sur dix en France. Mais c’est aussi un projet politique, un idéal d’économie qui a pu être théorisé par un auteur comme Jean-Louis Laville, qui, inspiré par Polanyi, propose le projet d’une « économie plurielle », pensée comme une hybridation des économies marchandes, non marchandes et non monétaires.
Tout le problème est que l’ESS est le résultat de dynamiques sociales, politiques, économiques qui font que ses pratiques entrent parfois en contradiction grave avec les idéaux de ses acteurs passés ou présents. Un cas emblématique est celui des banques coopératives (Crédit Agricole, Banques populaires et Caisses d’épargne, Crédit Mutuel, etc.) qui se sont engagées dans les pires dérives de la finance libéralisée lors de la crise financière de 2008.
Mais plutôt que d’abandonner le projet de l’ESS, je pense qu’il faut au contraire le soutenir, et tâcher d’ « éroder » ainsi le capitalisme de l’intérieur comme le propose Erik Olin Wright. Pour cela, je crois important de construire l’histoire de l’ESS, de la rendre compréhensible à ses acteurs, et de participer à théoriser son idéal. Mais cela ne doit pas se faire au prix de l’abandon du travail de clarification de ses manquements actuels. Loin du ton autosatisfait ou de la langue de bois de certains acteurs ou théoriciens de l’ESS, ce n’est qu’en acceptant de se regarder dans le miroir et en luttant, notamment sur le volet juridique, pour que ses pratiques soient véritablement alternatives, que l’ESS pourra garder sa dimension transformative.
Vos travaux portent sur la démocratisation des entreprises. Dans votre thèse, vous appelez à dépasser la forme coopérative. Pourquoi ?
La forme actuelle de la coopérative de production rend assez difficile la réalisation de la norme démocratique qui est pourtant sa raison d’être, ce pour plusieurs raisons.
D’abord, sur le plan formel de l’accès au sociétariat (l’instance décisionnelle souveraine qui se réunit lors de l’assemblée générale), on reste sur un principe propre aux sociétés de droit commun (SA, SARL) selon lequel il faut candidater au sociétariat, être accepté et acheter une part sociale (souvent modeste) pour en devenir membre. On pourrait rétorquer que l’assemblée générale n’est pas le véritable lieu du débat démocratique, que ça n’est qu’une chambre d’enregistrement des décisions et que par conséquent la question de savoir qui a le droit d’y entrer ou pas n’est guère importante.
Je pense au contraire qu’il est contradictoire avec leur idéal démocratique, qui est égalitaire et inclusif, que les salariés ne deviennent pas automatiquement sociétaires de la coopérative à la signature de leur contrat et qu’il faille en plus pour cela acheter une part sociale. On peut voir ici une raison supplémentaire de se diriger vers une autonomisation du droit coopératif et de proposer la création d’une nouvelle entité juridique, la coopérative, différente à la fois de l’association et de la société. Mais des solutions plus immédiates et moins complexes juridiquement peuvent aussi exister et restent encore à explorer.
Ensuite, une longue enquête empirique que j’ai menée au sein d’une Scop (société coopérative et participative ou société coopérative de production, N.D.L.R) m’a fait conclure que les instances de contre-pouvoirs sont encore insuffisantes dans les statuts. En effet, souvent motivés par la recherche d’un meilleur équilibre entre leur vie privée et leur vie professionnelle, les salariés ne souhaitent pas toujours des formes très participatives de démocratie dans leur coopérative, formes qui impliqueraient de consacrer plusieurs heures par semaines à la délibération collective en plus de semaines de travail déjà intenses. Cela étant, lorsque des formes plus représentatives d’exercice du pouvoir sont choisies, c’est comme souvent dans nos démocraties étatiques à la condition de pouvoir « surveiller » le pouvoir. Or cela reste actuellement très difficile dans les Scop !
Que faire ? La révision coopérative devrait d’abord être renforcée. Le Conseil de surveillance semble ensuite être un organe insuffisant : il n’est obligatoire qu’à partir de vingt associés et sa surveillance est limitée aux questions financières, alors que les coopérateurs souhaitent disposer d’un pouvoir de contestation sur des décisions non-strictement économiques, comme la décision d’embaucher ou le choix de nouveaux partenariats. Pour beaucoup de Scop, il reste donc encore à trouver des normes démocratiques qui évitent un double écueil : celui de la participation constante et épuisante et celui de l’expression tous les quatre ou six ans seulement via la représentation.
Quelles formes faudrait-il adopter pour réaliser une démocratisation des entreprises ? Est-ce encore de l’autogestion ?
Il me semble qu’on revient de plus en plus aujourd’hui sur l’idée que la démocratisation des entreprises implique seulement de mettre les travailleurs au pouvoir. Le principe idéal que je crois bon de poursuivre est que les individus devraient être en mesure d’avoir voix au chapitre sur les décisions qui les affectent directement. Il s’agirait, par exemple, des clients dans la politique industrielle d’un laboratoire pharmaceutique, des travailleurs dans les décisions concernant l’organisation du travail, des communautés lorsqu’une décision peut avoir pour effet de dégrader l’environnement local ou global. Le concept de « partie prenante » est récemment venu redonner une visibilité publique et une acceptabilité libérale à ce principe fondamental qu’on trouve en vérité au fondement de beaucoup de projets de démocratie économique, comme l’autogestion.
Il faut conserver de la tradition autogestionnaire sa défiance vis-à-vis des effets de la hiérarchie.
Mais la question des formes concrètes que cela doit prendre reste en suspens, ce qui est sûr est qu’il faut que cette intégration des parties prenantes soit contraignante et ne repose pas sur la bonne volonté. Une solution est d’intégrer ces dernières au sociétariat, c’est ainsi qu’a été créée en 2001 une nouvelle forme de coopérative : la Scic (société coopérative d’intérêt collectif). Ces coopératives sont dites multisociétariales parce que leur sociétariat est formé de plusieurs catégories de personnes (travailleurs, consommateurs, usagers, collectivité publique). Il y a ainsi au minimum trois collèges de sociétaires (détenant chacun minimum 10 % des droits de vote) et aucun d’entre eux ne peut être majoritaire. Ce qui est embêtant avec ce modèle, c’est que les salariés peuvent se retrouver en minorité, en ne détenant que 10 % des droits de vote. Il reste donc encore à améliorer le modèle en s’inspirant de ce qu’on sait de cette forme plus ancienne qu’est la Scop, et à en expérimenter d’autres en s’inspirant sans doute aussi de ce qui se fait à l’étranger.
Les formes de démocratisation de l’entreprise que je viens d’évoquer ont pour point commun de ne démocratiser que la gouvernance des entreprises, et pas leur management quotidien, contrairement à l’autogestion. Or il faut à mon sens conserver de la tradition autogestionnaire sa défiance vis-à-vis des effets de la hiérarchie tant sur le plan de la gouvernance – comme on l’a vu – que du management quotidien : le cadre ne doit pas être davantage respecté que le travailleur qu’il coordonne, ils doivent pouvoir se considérer comme des égaux.
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