Après Mahsa Amini, une colère flamboyante

Des artistes et des personnes du monde du spectacle se sont mobilisées pour produire cinq clips mêlant musique et poésie, en soutien à la révolte des femmes iraniennes déclenchée le 16 septembre 2022.

Patrick Piro  • 13 septembre 2023 abonnés
Après Mahsa Amini, une colère flamboyante
Sonia Wieder-Atherton (à gauche) au violoncelle, et Shani Diluka (à droite) au piano dans « Muhayat » ("Tes cheveux"), l’acte IV de Mèches de feu, une série de cinq clips vidéo.
© DR

La scène est noyée dans un clair-obscur plein de gravité, pourtant aspiré vers le haut par un arc d’étroites fenêtres lumineuses, couleur bleu sans nuage. Le violoncelle de Sonia Wieder-Atherton gémit, profond et résolu. Soutenu par le piano de Shani Diluka, l’archet glisse avec effort comme les eaux d’un fleuve volontaire contre l’adversité des rives. Il se dilue dans la mélancolie pour libérer une brève élévation en persan, lourde de tendresse douloureuse, suspendue au vibrato d’Anousha Nazari. « Je caresse tes cheveux… »

« Muhayat » (Tes cheveux) est l’acte IV de Mèches de feu, une série de cinq clips vidéo. Le compositeur classique iranien (1) a ramassé en quelques phrases des poèmes de ses compatriotes Ramtin Dari et Garous Abdolmalekian, dont la comédienne Julie Gayet déploie la version française dans un solo sobre. La salle de cinéma où est projetée l’avant-première retient son souffle. L’œuvre sera diffusée sur les réseaux sociaux à partir du 16 septembre, date anniversaire de la mort de Mahsa Jina Amini. La jeune étudiante d’origine kurde est décédée à la suite de son interpellation violente par la police des mœurs, dans une rue de Téhéran, pour « port de vêtements inappropriés ». Elle aurait laissé voir des mèches de cheveux, contrevenant à l’obligation imposée aux femmes par les ayatollahs, depuis la Révolution islamique de 1979, de voiler leur tête en public. Dans les heures qui ont suivi, et pendant des mois, la colère des Iraniennes a enflammé les rues du pays.

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Dont le nom n’a pas été divulgué pour ne pas l’exposer à des représailles – il vit en Iran.

« Des années durant, comme un fleuve ralenti par d’étroites courbes, vous avanciez silencieusement, doutant des plaines sans élan, déclame Julie Gayet. Et aujourd’hui, ce fleuve longtemps sous un épais voile ressurgit plus fort qu’une rivière gorgée de remous. Il renaît, de son lit, d’abondants cheveux qui se traînent dans les rues. Les mots, restés enfouis sous les crânes, s’affranchissent des têtes et se frayent un chemin. […] Je caresse tes cheveux et laisse mes mains se noyer dans leurs vagues. » Sous-titres en persan, car il s’agit bien, dans la tête de l’équipe qui a conçu cette œuvre, que Mèches de feu se faufile jusqu’en Iran, en dépit du contrôle des autorités sur les communications.

ZOOM : Pour aller plus loin

> Mèches de feu, en cinq clips : « Sarguije » (vertige), « Zamin Milarzad » (la terre tremble), « Mah Atashist » (la lune brûle), « Muhayat » (tes cheveux), « Divarha » (les murs). À découvrir sur les réseaux sociaux à partir du 16 septembre, ainsi que sur le site de l’association Gondishapour. 

> À lire : Iran, un an après. Femme, rêve, liberté, Sorour Kasmaï (dir.), Actes Sud, 192 pages, 16 euros.

Pour Anousha Nazari, cette chevelure caressée, c’est celle de toutes les femmes iraniennes. « Chaque acte de résistance est une déclaration de courage de leur part. Et la voix est l’un des moyens les plus puissants pour en amplifier la portée. » La jeune mezzo-soprano iranienne fait le choix de quitter son pays pour la France en 2016 afin d’étudier le chant lyrique et de le pratiquer en soliste, ce qui est interdit aux femmes en Iran. « Je chante pour toutes celles qui ne peuvent pas le faire là-bas. » Le poète Ramtin Dari, lui aussi exilé (2), a vu sa vie bouleversée depuis un an. Des mois durant, il rumine, discute, réfléchit. « J’étais en Iran deux ans avant le soulèvement : ça couvait, on le sentait. Mais je n’imaginais pas un tel embrasement, et avec quelle maturité collective ! »

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Il utilise ce nom d’emprunt pour protéger ses proches restés au pays.

L’idée germe de réaliser une captation musicale dédiée à ces femmes en lutte. Il contacte son amie Caroline Guillaumin, qui tweete abondamment depuis la mort de Mahsa Jina Amini.« Mourir pour une mèche de cheveux ! C’est comme si l’on m’avait enlevé un droit. » Bien introduite dans le monde de la communication et de la production artistique, elle met toute son énergie au service du projet, avec l’association Gondishapour, qui œuvre au rayonnement de la culture iranienne.« Pour le poète Habib Sharifi (3), la culture est cette résistance qui demeure quand tout nous a été arraché », justifie son fondateur Sina Abedi.

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Décédé en France en 2021, ayant fui l’Iran des ayatollahs après 1979.

Devoir de solidarité

« L’idée a déclenché un formidable engouement, s’enthousiasme Ramtin Dari. Partout on nous disait ‘oui’ sans hésiter, artistes, techniciens, producteurs, mécènes. Nous avons été happés, au point d’envisager un véritable projet artistique, avec toute la qualité et le professionnalisme requis. » Le bénévolat est de mise, y compris au sein de l’équipe technique réunie par Sarah Guillaumin-Haddad.« Il n’y a pas eu besoin de grands mots. Ça m’a scotchée ! » La cheffe opératrice n’a aucun lien avec l’Iran. « La motivation qui me lie à ces femmes en lutte, c’est cette colère que je reconnais devant des situations similaires, comme en Afghanistan par exemple. »

Accueil gracieux par l’UGC Ciné Cité Paris 19 pour l’avant-première le 8 septembre, et auparavant, le 22 mai, par la Cité de la musique-­Philharmonie de Paris pour le tournage des clips. « En quelques heures seulement ! Instrumentistes, chanteuses, comédiennes, elles n’avaient jamais travaillé ensemble auparavant. Mais ce fut un moment de grâce et d’émotion, tout le monde s’est donné à fond », salue Caroline Guillaumin.

Des artistes engagées, qui ont bousculé des agendas chargés, mues par un devoir de solidarité. Le 8 mars dernier, Journée internationale de lutte pour les droits des femmes, Anousha Nazari s’était produite pour un clip, seule sur la scène du Théâtre des Champs-Élysées à Paris, devant une salle laissée vide, rehaussant une prestation qui lui vaudrait une sanction en Iran, pour interpréter « Toi, mon désir », une chanson d’amour du folklore de son pays, en réponse au slogan « Femme, vie, liberté » de la révolte iranienne. « J’ai mis ma voix au service de cette cause pour dépasser la colère et la tristesse qui m’ont envahie à la mort de Mahsa. La poésie a toujours été un instrument de lutte contre l’obscurantisme, en Iran. Et l’art peut ébranler les murs. Pour nous, femmes artistes, ne pas prendre position et rester dans le silence serait une complicité tacite avec ce que ces femmes iraniennes subissent. »

La poésie a toujours été un instrument de lutte contre l’obscurantisme, en Iran.

Anousha Nazari, chanteuse lyrique

Julie Gayet a elle aussi donné de son temps, depuis un an, en soutien à la révolte iranienne. Elle coréalisera son premier film de fiction, à partir du 25 septembre, autour de la vie d’Olympe de Gouges, la grande féministe de la fin du XVIIIe siècle. « Mon corps m’appartient : c’est fou de voir que le droit des femmes de choisir pour elles-mêmes reste une revendication extrêmement contemporaine, en Argentine, aux États-Unis, en Pologne, en Iran, etc. »

Julie Gayet Iran mèches de feu
Julie Gayet déploie en français, dans un solo sobre, les textes de Mèches de feu. (Photo : DR.)

À l’automne 2022, la planète s’était émue devant les dizaines de petites vidéos envoyées d’Iran par téléphone mobile. Des femmes s’y filmaient, coupant des mèches de leur chevelure en défi au régime iranien et à sa police des mœurs. Ou bien chantaient leur révolte dans des clips devenus des manifestes musicaux, telle cette adaptation par l’artiste iranienne Yashgin Kiyani du « Bella Ciao » des partisans italiens lors de la Seconde Guerre mondiale, ou bien la reprise du « Baraye » du chanteur iranien Shervin Hajipour, devenu l’hymne à la liberté des manifestant·es.

Nous sommes soumis au risque de la passivité et de l’indifférence devant la lutte de ces femmes.

Shani Diluka, pianiste

« Pouvoir choisir son destin, c’est un combat universel, professe la pianiste Shani Diluka. Aujourd’hui, nous sommes soumis au risque de la passivité et de l’indifférence devant la lutte de ces femmes, parce que les images ne nous parviennent plus, bloquées par les autorités iraniennes. » Plus de 20 000 personnes ont été arrêtées depuis un an, indique l’avocat Hirbod Dehghani-Azar. « Et il s’agit du chiffre officiel. La vérité se situe sûrement bien au-delà. La liste des exactions est infinie. » Le nombre des exécutions a bondi de 83 %, selon Amnesty International, passant de 314 pendaisons en 2021 à 576 en 2022, ce qui maintient l’Iran dans le sinistre groupe de tête des pays qui ont recours à la peine de mort dans le monde.

ZOOM : Le cahier d’Aziz

C’est un document exceptionnel. De 1979 à 1988, Aziz Zarei décrit sa vie après l’arrestation puis l’exécution de ses filles Fataneh et Fatemeh, opposantes à la dictature islamique. Chowra Makaremi, fille de Fatemeh, traduit et publie ce cahier en 2011. Il nourrira les enquêtes qui tentent de juger le régime des ayatollahs. Outre les exactions subies par les prisonnières (souvent euphémisées), c’est une hallucinante plongée dans la torture psychologique infligée aux familles, des années durant. Dans cette édition 2023, Chowra Makaremi, anthropologue reconnue, livre une préface inédite qui replace le soulèvement de l’automne 2022 dans la lignée d’une lutte des femmes entamée il y a bientôt quarante-cinq ans.

Le Cahier d’Aziz. Au cœur de la révolution iranienne, 1979-1988, Chowra Makaremi, Folio, 2023.

L’enjeu, avec Mèches de feu, « c’est de raviver la solidarité avec la révolte des Iraniennes et des Iraniens, c’est de ne pas laisser tomber dans l’oubli la mort de Mahsa ni ce qu’il s’est passé depuis dans le pays, explique Caroline Guillaumin. Nous allons tout faire pour donner la plus grande visibilité possible à ce message de solidarité, en France mais aussi en Iran, avec l’aide des artistes, des médias, des influenceurs, etc. » Anousha Nazari confie sa foi dans ces « petites choses qui peuvent contribuer au grand changement. La révolte a été tellement loin en Iran qu’elle ne peut pas échouer. Ça prendra peut-être un mois, un an, cinq ans, mais les gens n’ont plus rien à perdre ».

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Monde
Publié dans le dossier
Iran, les soulèvements des femmes
Temps de lecture : 8 minutes

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