Climatosceptiques et toxiques
Plus l’urgence climatique est visible et les catastrophes dramatiques, plus les voix remettant en question les causes humaines du dérèglement retrouvent du souffle. En France, les climatosceptiques n’ont pas désarmé : ils ont renouvelé leur arsenal, et leur objectif reste le même : répandre le trouble par tous les moyens. Décryptage.
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« La question de la confiance dans la science est peut-être déjà dépassée » « L’objectif des climatosceptiques est de semer le doute »Comment réagir face à la sidération ? C’est la véritable question en filigrane de ce qu’on résume souvent par l’expression « urgence climatique ». Et ces deux derniers étés ont donné de multiples occasions de tester notre capacité individuelle et collective à y faire face. L’été 2023 a pulvérisé les records déjà affolants de 2022 : l’observatoire européen Copernicus, dont les données remontent jusqu’à 1940, affirme qu’il est le plus chaud que le monde a connu. Dans l’Hexagone, c’est également le plus chaud depuis 1900, selon Météo France.
Mais des relents de climatoscepticisme continuent de se répandre : sur CNews au printemps dernier, lorsque Pascal Praud recevait encore Christian Gerondeau, ancien haut fonctionnaire et climatosceptique notoire venu présenter son nouvel ouvrage ; à la une du hors-série de Valeurs actuelles dédié au climat, qui donne la parole à ceux qui se font appeler les « climato-réalistes » ; ou, plus récemment encore, à l’Académie Georges-Mandel, censée nourrir intellectuellement le parti Les Républicains, avec le controversé Yves Roucaute, auteur du livre L’Obscurantisme vert. Des figures de proue dans la droite ligne du climatoscepticisme traditionnel, niant sans embarras la réalité du changement climatique et l’importance de la responsabilité des activités humaines dans celui-ci. Des mécanismes parfaitement décrits par Naomi Oreskes et Erik Conway dans leur livre de référence Les Marchands de doute (Le Pommier, 2012), et par le journaliste du Monde Stéphane Foucart dans L’Avenir du climat : enquête sur les climato-sceptiques (Folio, 2015).
Nous avons tous du mal à intégrer les impacts du changement climatique et cela ouvre une brèche cognitive.
Albin Wagener, sociolinguiste
« Les formes de climatoscepticisme ont évolué depuis les années 2000 et la phase Claude Allègre. Aujourd’hui, il est plus compliqué de le nier totalement, alors ils relativisent son importance ou les écarts de température, ils reproduisent de la donnée pour faire du bruit et parasiter le débat public. Ils dénigrent aussi fortement toutes les institutions publiques qui produisent de la preuve concernant le changement climatique, et en premier lieu le Giec. Ces discours sont produits ou relayés par des plateformes qui ont une énorme influence, souvent issues des milieux conservateurs, notamment des think tanks conservateurs américains financés par des groupes pétroliers, détaille Albin Wagener, sociolinguiste, spécialisé en analyse de discours et en écolinguistique, directeur de recherches à l’Institut catholique d’arts et métiers de Lille. Tout cela joue sur la sidération : nous avons tous du mal à intégrer les impacts du changement climatique et cela ouvre une brèche cognitive dans laquelle s’engouffrent les climatosceptiques en proposant une alternative rassurante. »
#caniculemoncul
Les réseaux sociaux ont offert une nouvelle caisse de résonance aux semeurs de doute, même si certaines méthodes persistent, comme celle consistant à alimenter la confusion entre météo et climat. Cet été, une vague d’accusations ciblant les météorologues et climatologues a déferlé, notamment sur X (ex-Twitter). Certains ont opté pour des hashtags très poétiques comme #secheressemoncul, et #caniculemoncul, accompagnés de photos de leur récupérateur d’eau débordant ou de leurs vacances sous la pluie. D’autres vont jusqu’à accuser de désinformation les chaînes de télévision, qui coloreraient les cartes météo en rouge pour passer un message alarmiste.
« Ces messages sont vraiment arrivés en masse cet été, adressés aux climatologues, météorologues professionnels ou amateurs, confirme Romain Weber, météorologue à Lyon Météo. La plupart des messages nous accusent de mentir, d’être complices des gouvernements pour imposer des taxes sur la sécheresse et faire peur. Leurs arguments sont rarement étayés et utiles, mais certains ont quand même harcelé et menacé de mort des confrères. » Ainsi, le climatologue Christophe Cassou a décidé de fermer un temps son compte Twitter tant les attaques étaient virulentes, et Robert Vautard, nouveau coprésident du groupe de travail 1 du Giec, incite fortement à le suivre désormais sur LinkedIn.
Serge Zaka, agroclimatologue hyperactif sur X, ne désarme pas face à ceux qui ne cessent de l’attaquer. « Il y a plusieurs nuances de climatosceptiques aujourd’hui, mais tous refusent de placer l’humain au centre des problèmes, et tous ont peur du changement. Après, il faut savoir distinguer ce qui relève de l’opinion personnelle, car tout le monde a le droit de douter, de ce qui constitue une manipulation des faits scientifiques – notamment en recourant au cherry-picking consistant, par exemple, à ne sélectionner qu’une infime partie des données météorologiques pourtant disponibles sur une longue période », dénonce-t-il.
Outre les comptes traditionnels liés aux énergies fossiles, et les climatosceptiques plus politiques qui sont dans une logique de combat des mesures de leurs opposants, de nouveaux profils sont apparus sur les réseaux sociaux depuis l’été 2022, au niveau mondial et en France. Une étude menée dans le cadre du projet de recherche Climatoscope a analysé 400 millions de tweets sur le changement climatique depuis 2016 (1).
« Les nouveaux fronts du dénialisme et du climato-scepticisme. Deux années d’échanges Twitter passées aux macroscopes », David Chavalarias et al., CNRS et Institut des systèmes complexes de Paris Île-de-France, février 2023, iscpif.fr/climatoscope.
« Nous avons observé une population purement anti-climat, que nous appelons les climatodénialistes, mais aussi des comptes avec une approche antisystème et complotiste. La sphère numérique constituée au moment de la pandémie de covid-19 autour du thème antidictature sanitaire, défense des libertés, etc., a trouvé opportun de réutiliser le thème du climat pour créer un nouveau front de lutte contre ‘les élites qui veulent nous contrôler’, dont certains leaders d’opinion sont parfois proches de l’extrême droite – les Patriotes de Florian Philippot ou encore l’UPR de François Asselineau. De plus, tous ont en commun d’avoir été très sensibles à la propagande du Kremlin au lendemain de l’invasion russe de l’Ukraine », détaille David Chavalarias, mathématicien, coauteur de l’étude.
Nous avons observé une population purement anti-climat mais aussi des comptes avec une approche antisystème et complotiste.
David Chavalarias, mathématicien
Un effet d’opportunisme politique pour créer de la confusion et disséminer des graines de contestation sociale à partir d’une rhétorique dite des « 5D » : discrédit, déformation, distraction, dissuasion et division. Sans oublier dénigrement. « Les tweets sont basés sur des narratifs trompeurs qui visent à détourner l’attention, à dénigrer les chercheurs du Giec et experts du climat avec des attaques ad hominem. En France, les tweets climatosceptiques sont 3,5 fois plus toxiques, au sens de contenant des insultes, que les tweets de la sphère des pro-climat », complète-t-il. Une tendance qui ne risque pas de s’arranger depuis que Twitter a été racheté par Elon Musk, qui a éliminé la modération et changé le système des algorithmes.
Technosolutionnisme et pensée magique
Cette défiance envers les scientifiques, les institutions, les politiques parvient-elle à percer la bulle X pour gagner le grand public ? La Fondation Jean-Jaurès s’est penchée sur les données de l’ObsCOP 2022 d’EDF, qui montraient que 37 % des Français se classaient parmi les climatosceptiques, afin d’en analyser les ressorts politiques et sociaux.
« Contrairement aux États-Unis, la France n’a pas de grand parti politique officiellement climatosceptique. Même le RN, dans sa quête de respectabilité, fait preuve de prudence sur le sujet. Mais si le climatoscepticisme continue à progresser dans l’opinion publique, une offre politique apparaîtra inévitablement pour répondre à cette demande. À terme, le risque est que la pression soit telle qu’on passe de l’inaction à la régression, décrypte Roman Bornstein, directeur des études de la Fondation et coauteur de l’étude “Climatoscepticisme : le nouvel horizon du populisme français”. Les enquêtes d’opinion indiquent que le réveil climatosceptique se fait dans la foulée du mouvement des gilets jaunes et de la taxe sur le carburant qui en était à l’origine. Ce qui rejoint l’idée que plus l’opinion, les médias et les politiques vont se saisir du sujet climatique et passer du constat à l’action, plus les oppositions seront vives. C’est manifestement le début d’un clivage politique qui va s’installer dans la durée. »
Parmi les nouvelles nuances décelées par de nombreux écologistes, le technosolutionnisme. Là encore, une façon de se rassurer, et cette fois par la science. Pour Élodie Vercken, écologue à l’Institut Sophia Agrobiotech Inrae-Paca, engagée dans le collectif Scientifiques en rébellion, les scientifiques ont un rôle important à jouer dans la lutte contre le greenwashing et les approches « technosolutionnistes », qui n’envisagent l’adaptation que par le biais d’innovations technologiques telles que les avions « verts », l’agriculture connectée, la généralisation de la voiture électrique ou les EPR de nouvelle génération.
Cette “pensée magique” gagne du terrain et représente un réel danger.
Élodie Vercken, écologue
« Cette “pensée magique” gagne du terrain et représente un réel danger en nous éloignant des transformations sociales nécessaires à la décarbonation. Aujourd’hui, les innovations technologiques mises en avant n’ont aucunement fait leurs preuves et sont bien loin d’être à la hauteur de l’enjeu. Mais il est tellement plus confortable intellectuellement et émotionnellement de croire que cela va nous sortir de la crise sans toucher à nos modes de vie et de consommation que c’est un discours qui trouve un écho énorme auprès de la population, y compris, et surtout, chez les personnes inquiètes quant à l’avenir. Et il est plus difficile de contre-argumenter ce discours, car il repose essentiellement sur des arguments techniques et des débats d’experts. » Un discours accrédité, d’ailleurs, par ceux qui nous gouvernent, à commencer par le premier d’entre eux, Emmanuel Macron.
Convaincre ou combattre ?
Comment combattre ou convaincre ces multiples nuances de climatosceptiques ? Et faut-il vraiment s’y atteler ? Pour Albin Wagener, c’est une bataille idéologique qui se joue. « Les mots utilisés sont cruciaux. D’ailleurs, ils récusent le terme de climatosceptiques, préférant notamment climato-réalistes, et ils créent aussi des termes pour qualifier ceux qui sont du côté du Giec en les désignant comme “réchauffistes”, par exemple. Autant d’astuces lexicales pour créer un narratif, des récits, afin de toucher un public qui décide de construire son rapport au monde grâce à leurs histoires. Tout cela pointe aussi du doigt les difficultés à créer des récits fédérateurs sur l’écologie. »
Quant à Serge Zaka, c’est pour lui un combat quotidien de répondre à leurs mensonges et attaques sur X à coups d’humour, de dérision et de vulgarisation scientifique. « Mon but n’est pas de les convaincre, mais d’éviter que leurs messages ne fassent tache d’huile auprès du grand public, qui peut avoir des doutes. Quand ils sont à court d’arguments et qu’ils m’insultent, j’ai gagné, car cela les décrédibilise totalement ! » La guerre des mots du climat est bel et bien en cours.
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