Comment Pétain dépouillait des juifs français
L’extrême droite s’efforce d’imposer une vision mensongère du régime de Vichy. L’historien Jean Laloum lui apporte un démenti cinglant en analysant la persécution des juifs en Algérie française pétainiste.
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Dépouiller en toute légalité. L’aryanisation économique des biens juifs en Algérie par le régime de Vichy (1941-1942), Jean Laloum, Maison des sciences de l’homme, 440 pages, 26 euros.
Lutter « contre l’oubli, les déformations de l’histoire et l’altération de la mémoire » est l’un des objectifs du décret du 2 octobre 1997 visant à faciliter l’accès aux archives publiques de 1940-1945 pour les chercheurs. Hier, l’histoire de la Seconde Guerre mondiale affrontait le négationnisme, désormais puni par la loi. Aujourd’hui, la défense du gouvernement de Vichy par certains polémistes d’extrême droite a pris le relais de cette œuvre de déformation historique : Pétain aurait donc « sauvé » des juifs français, entend-on sur les plateaux. Que les historiens prouvent le contraire ! fanfaronnent les falsificateurs.
Les recherches universitaires n’ont pourtant pas attendu ces rodomontades pour décrire l’institutionnalisation de l’antisémitisme par l’État français, et des travaux continuent d’être publiés sur cette période. Dans Dépouiller en toute légalité. L’aryanisation économique des biens juifs en Algérie par le régime de Vichy (1941-1942), l’historien Jean Laloum présente ainsi le processus de spoliation des biens appartenant aux juifs d’Algérie durant la guerre. Quand le régime de Vichy administrait la colonie française – sans aucune occupation des troupes nazies sur place.
L’auteur rappelle d’abord que la France avait octroyé la citoyenneté française aux juifs d’Algérie en 1870 par le décret Crémieux. Dès le 7 octobre 1940 – soit trois jours seulement après la promulgation en métropole du nouveau « statut des juifs », durci de la main même de Pétain –, Vichy abroge ce décret et rejette les 110 000 juifs d’Algérie hors de la communauté nationale. Afin de lutter contre « toute influence juive », le gouvernement impose aux juifs un statut propre les excluant de nombreuses professions publiques, juridiques, universitaires ou imposant des numerus clausus. Ne restent que les fonctions d’exécution. Il n’oublie pas non plus d’abroger, dès août 1940, les décrets-lois Marchandeau sanctionnant les délits d’injure et de diffamation raciale par voie de presse.
Surtout, le « statut des juifs » comprend des dispositions visant l’« aryanisation économique », autrement dit l’expropriation des biens juifs. De décembre 1941 à octobre 1942, 2 900 « administrateurs provisoires » sont nommés en Algérie, parmi des « volontaires » qui espèrent bien profiter de la situation pour accaparer ces biens. Les craintes de l’administration locale sur la désorganisation de la production et la paupérisation de la population indigène n’arrêtent pas les responsables de cette « aryanisation économique ». Cette politique est menée par le service des questions juives, créé en août 1941 pour l’Algérie.
La présentation des dirigeants du service de l’aryanisation, antisémites, favorables à la collaboration et baignant dans les milieux d’extrême droite, ne laisse aucun doute sur leurs intentions, à l’image de Georges Brunon, ancien de l’Action française nommé à la direction départementale des services de l’aryanisation économique à Oran. Après le débarquement des Alliés en Afrique du Nord en novembre 1942 et la libération de l’Algérie, les juifs devront attendre mars 1943 pour voir l’abrogation des textes et autres ordonnances du gouvernement Vichy. Et plusieurs années avant de récupérer leurs biens.
Un démenti rigoureux aux élucubrations de l’extrême droite
Au-delà du processus légal, l’ouvrage de Jean Laloum expose le contexte politique et social de l’Algérie coloniale : les populations européennes sont ainsi un bastion de l’antisémitisme depuis la fin du XIXe siècle, qui ressurgit avec force dans les années 1930. Elles acceptent sans difficulté les lois de Vichy. En revanche, les relations entre juifs et musulmans demeurent complexes : séculaires, elles n’effacent pas la rancœur des « indigènes » envers les juifs devenus « citoyens français » depuis 1870, alors que les juifs leur étaient inférieurs avant la colonisation et que la citoyenneté française est refusée aux musulmans. Néanmoins, les deux communautés cohabitent de longue date et des marques de solidarité existent également.
Il faut saluer cette étude historique remarquable.
Il faut saluer cette étude historique remarquable, présentant de nombreux parcours individuels et familiaux, richement dotée en photographies des victimes de Vichy. Jean Laloum offre à ses lecteurs une étude de cas sourcée et dense. Bref, un travail d’historien. Et une réponse, pour ne pas dire un démenti, documenté et rigoureux aux élucubrations de l’extrême droite contemporaine sur l’hypothétique « protection » des juifs par le régime antisémite de Vichy.
Les autres parutions de la semaine
La Ronde des bêtes, François Jarrige, La Découverte, 464 pages, 25 euros.
Dans ce nouvel ouvrage, l’historien François Jarrige continue de mettre à bas les mythes de la « modernité » et du « progrès » en s’intéressant à la place des animaux pendant l’industrialisation. Loin de remplacer des techniques dénoncées comme « archaïques » par des sources d’énergie novatrices, l’industrialisation progresse par accumulation des sources d’énergie. Le « moteur animal » en est un maillon essentiel avant d’être discrédité par les modernisateurs de tout poil. Mais l’animal est également un prolétaire invisible et silencieux, parfois un compagnon des humains dont il partage le labeur. Une étude magistrale d’une « technologie fluide » et inspirante.
Complotisme et quête identitaire. Ils conspirent, donc nous sommes, Kenzo Nera, Presses universitaires de France, 174 pages, 15 euros.
Kenzo Nera est un vulgarisateur talentueux. Son ouvrage propose non seulement une synthèse de la recherche en psychologie sociale sur le complotisme, mais également une présentation de la fabrication du savoir dans cette discipline. Le chercheur s’intéresse ainsi au lien entre adhésion au complotisme et identité sociale. Croire à un complot permet de se valoriser par l’appartenance à un groupe mis en avant – les complotistes, en opposition avec les groupes extérieurs. Dénoncer l’irrationalité serait alors une impasse, car le sentiment d’appartenance en sort renforcé.
Un monde complètement surréel, Noam Chomsky, éd. Lux, coll. « Instinct de liberté », 72 pages, 8 euros.
Noam Chomsky, « radical » états-unien, partage ici, dans de courts textes ou entretiens, son savoir de linguiste sur les « mécanismes et méthodes de l’endoctrinement ». Si ceux des régimes totalitaires sont connus de longue date – et plutôt « faciles à saisir » rappelle-t-il –,« le système de lavage de cerveau sous régime de liberté » exige davantage une analyse politique du langage rigoureuse, puisque nous y sommes « soumis » sans cesse. Ce recueil se propose de nous aider à décrypter le « vocabulaire des puissants » et ses enjeux. Dans une invitation à la résistance, en commençant par le langage.