François Gèze, l’anti-sectaire
L’ancien directeur des éditions La Découverte, qui vient de disparaître, a marqué la gauche intellectuelle et militante par la force de son engagement anticolonial et en faveur des droits humains, ainsi que par son exigence et la qualité des auteurs qu’il publiait.
dans l’hebdo N° 1774 Acheter ce numéro
Il suffit de lire les hommages innombrables qui ont suivi l’annonce de sa disparition, le 28 août, pour mesurer la place particulière que François Gèze occupait dans de très larges cercles d’une gauche intellectuelle et militante. Un même mot revient : « Tristesse ». Un sentiment que nous partageons à Politis, notamment ceux qui ont bénéficié de la bienveillance et de la vigilance de l’éditeur. François Gèze, qui vient subitement de s’éteindre à 75 ans, était unanimement apprécié pour la fermeté de ses convictions, la cohérence de ses engagements et une forme d’omniprésence discrète qui en faisait une personnalité singulière. Influent, il se tenait pourtant à l’écart des débats publics. Il fréquentait peu les réseaux sociaux. Ses interventions n’en avaient que plus de densité.
Son regard portait toujours au-delà des frontières, réelles ou symboliques.
Ce fils d’officier aimait la rigueur et une certaine sobriété qui ne laissait pas toujours apparaître la passion qui l’animait pourtant intensément face aux injustices du monde. Connu surtout du public pour avoir été le directeur de La Découverte, de 1982 à 2014, dans la fidélité aux orientations des éditions Maspero, il avait été un militant de l’anticolonialisme et des droits humains avant de devenir éditeur. Il l’était devenu « tout à fait par hasard », aimait-il à répéter. Un hasard qui devait quand même beaucoup à la confiance que lui avait accordée François Maspero, auprès de qui il travaillait pour une mission qu’il croyait temporaire. François Gèze a aussitôt réussi une synthèse entre ses deux activités, sans rien céder ni à la passion de l’engagement ni à la rigueur scientifique du métier d’éditeur.
Il fut un temps où le code d’accès de l’entrée du siège de Politis était « 1936 », année du Front populaire, quand celui des éditions La Découverte, non loin de la place d’Italie à Paris, était « 1954 », début de l’insurrection algérienne, si importante pour François Gèze, leur directeur. Deux dates repères qui traduisaient bien les espoirs, sinon les obsessions, de chacune des deux maisons.
Prendre la succession de François Maspero n’a pas dû être une mince affaire. Lorsque ce grand éditeur, maintes fois victime de censure et de saisie durant l’ignoble guerre coloniale, décida d’arrêter, il estima que seul François Gèze pouvait lui succéder. Ce dernier transforma, avec brio, les éditions Maspero en une entreprise prospère, La Découverte devenant grâce à ses convictions et à son travail acharné une maison importante du paysage éditorial français. Toujours bien à gauche, engagée sans relâche en faveur de l’émancipation et contre l’oppression des peuples à travers le monde.
Difficile d’énumérer les innombrables auteurs que publia François Gèze, attentif aux évolutions des réflexions en faveur de l’émancipation : Frantz Fanon bien sûr, peut-être en premier, ou Pierre Vidal-Naquet. Mais aussi Judith Butler, Marie-Monique Robin, Enzo Traverso, Achille Mbembe, Sylvie Thénault, François Cusset, Anne Coppel, Benjamin Stora et Mohammed Harbi, chacune et chacun incarnant des engagements importants à ses yeux.
Tout comme François Gèze sut poursuivre l’œuvre immense de François Maspero, La Découverte saura sans aucun doute prolonger la sienne. Tout en étant un peu orpheline.
Olivier Doubre
Il était enfant de Mai 68, qui l’avait surpris alors qu’il était en maths spé à Toulouse. Dans un entretien à la revue Mouvements en 2019, il confiait « avoir gardé un souvenir ému du climat de fraternité et de générosité partagé par beaucoup ». « Pour moi, disait-il, Mai 68 est quelque chose de lumineux. » C’est donc dans « l’éblouissement de Mai » qu’est né son engagement. Il avait rapidement orienté ses études vers ce qui pouvait alimenter son militantisme. Le révolutionnaire romantique était diplômé de l’École des mines et ingénieur en économie du développement. Sa thèse, préparée à l’EHESS avec Ignacy Sachs – décédé le 2 août dernier –, l’un de ceux qui ont introduit l’écologie scientifique et politique en France, portait sur la pollution des raffineries de cuivre au Pérou. Il se rend au Pérou et au Chili en 1971 et 1972, avec son ami Bruno Parmentier, futur directeur commercial de Lip. Mais en septembre 1973, alors qu’il est attendu à Santiago du Chili pour faire sa coopération militaire comme ingénieur, survient le coup d’État de Pinochet. Il reste à Paris, où il collabore un temps à Libération. Brève incursion dans le monde du journalisme. Mais sa vie se fera ailleurs.
François Gèze a eu deux ports d’attache dont il ne s’est jamais éloigné : le Centre d’études et d’initiatives de solidarité internationale (Cedetim), créé par Gustave Massiah en 1967 dans la mouvance du PSU, et La Découverte. Il aimait rappeler que l’édition n’était pour lui qu’un moyen de diffuser des idées et de nourrir des combats. Il voulait par-dessus tout que les livres donnent à l’engagement la charpente argumentative qui puisse convaincre au-delà des cercles militants. Dès les années 1970, son regard s’est tourné vers les pays qui étaient dans les affres d’une difficile décolonisation ou dans des luttes anti-impérialistes, en Afrique et en Amérique latine. Le Chili, l’Argentine, le Pérou ont été ses premières destinations de cœur. Et peut-être par-dessus tout l’Algérie, où, là aussi, l’éditeur et le militant se sont prêté main-forte pour dénoncer, pendant la guerre civile des années 1990, les liens obscurs entre les services algériens et les jihadistes. Ces dernières années encore, il apportait sur le site Algeria-Watch un soutien précieux aux démocrates engagés dans le Hirak, soulèvement pacifiste durement réprimé. Gèze avait compris que la décolonisation était un processus long et douloureux. L’actualité africaine de ces derniers jours ne lui donne pas tort.
François Gèze nous a invités à ne pas désespérer de la politique.
A-t-il fait de la politique ? Oui, il n’a sans doute fait que cela. Mais « de la politique politicienne, jamais ! » s’est-il exclamé un jour en réponse à une question de Laure Adler sur France Culture. Il a surtout été un éclaireur et un éveilleur de consciences. Son regard portait toujours au-delà des frontières, réelles ou symboliques. Il avait des mots sévères pour ceux qui, « dans le ressac de Mai 68 », s’étaient enfermés dans des visions sectaires. Dans la revue Mouvements encore, il analysait son attachement à une autre gauche et trouvait des raisons d’espérer : « Notre génération, les post-68, était souvent réductrice : pour beaucoup, le marxisme expliquait tout. On a vu que c’était une impasse, et on voit désormais se déployer de nouvelles formes de compréhension intellectuelle plus holistes, qui pensent le monde globalement et sont beaucoup plus saines à mes yeux que celles des années 1970, quand la dimension écologique, environnementale, était pratiquement absente ou du moins très minoritaire. De même que les réflexions critiques sur la science et les techniques ou sur les questions santé-travail, tellement centrales aujourd’hui pour comprendre la façon dont les gens vivent. Des pans entiers échappaient aux représentations dominantes. C’est beaucoup moins le cas aujourd’hui. »
Perpétuellement à la recherche de ce qu’il appelait de « nouveaux outils intellectuels » pour comprendre le monde, François Gèze nous a invités à ne pas désespérer de la politique.