« Poursuivre un médecin est intolérable quand il s’agit de protéger les enfants »
Françoise Fericelli, pédopsychiatre cofondatrice du collectif Médecins Stop Violences, déplore que l’Ordre des médecins sanctionne les praticiens qui signalent des violences intrafamiliales.
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Vous avez été sanctionnée (1) par l’Ordre des médecins, après des signalements au procureur car vous soupçonniez des violences physiques, psychologiques et sexuelles sur les enfants que vous suiviez. Qu’est-ce qui vous a conduit à former le collectif Médecins stop violences ?
L’affaire est en cours d’instruction sur le fond par le conseil d’État. La sanction n’est donc pas définitive.
Le déclic pour créer ce collectif, ça a été la mort d’un enfant de la fratrie d’un de mes petits patients. J’étais poursuivie par le père après un signalement pour des suspicions de violences sur les enfants. Le père était déjà condamné pour violences conjugales et il n’exerçait plus l’autorité parentale par décision de justice. Et quelques jours après ma condamnation par l’Ordre à un avertissement, cet enfant de dix ans s’est suicidé. Je me suis dit que je ne pouvais plus me taire. Je connaissais Eugénie Izard (une pédopsychiatre interdite d’exercer à la suite de signalements) et nous avons décidé de créer un collectif afin de nous organiser à plusieurs pour mieux défendre les enfants et dénoncer les poursuites de médecins protecteurs. Car il y a une véritable peur dans la profession.
Peut-on quantifier le nombre de médecins poursuivis pour avoir voulu protéger des enfants ?
En mai dernier, l’Ordre des médecins a transmis ces chiffres : entre 2014 et 2022, 48 médecins ont été poursuivis après des signalements. C’est la première fois qu’il reconnaît qu’il y a des poursuites après des signalements, donc c’est positif. Mais les jurisprudences dont nous disposons dans le collectif montrent que le chiffre communiqué est sous-évalué. Par ailleurs, la vice-présidente de l’Ordre a qualifié ces affaires de « minoritaires ».
Or on ne peut pas parler de cas isolés : c’est un système. Aujourd’hui, les deux tiers des 67 membres de notre collectif ont été poursuivis, condamnés ou ont des affaires en cours. L’ensemble des affaires constitue une jurisprudence et terrorise les médecins. Même la sanction la plus faible, un avertissement, est extrêmement choquante, et les sanctions peuvent aller jusqu’à l’interdiction temporaire d’exercer la médecine. Une poursuite est déjà vécue comme un préjudice énorme pour le médecin. La procédure dure au minimum deux ans, c’est très éprouvant. Lorsqu’on sait à quel point il est difficile d’entendre la souffrance de ces enfants, d’être confronté à la violence, la moindre poursuite est intolérable quand il s’agit de protéger et soigner les enfants maltraités.
Pouvez-vous expliquer sur quoi sont fondées les plaintes qui visent les médecins ?
Dans 100 % des cas des médecins de notre collectif, c’est le parent agresseur – présumé ou confirmé – qui utilise un document médical venu en sa possession pour porter plainte auprès de l’Ordre des médecins. Les poursuites sont en majorité liées à des signalements effectués par le médecin auprès du procureur de la République ou de la Crip (cellule de recueil des informations préoccupantes) départementale. Mais elles peuvent aussi résulter de certificats, de courriers adressés à d’autres médecins.
Il y a une véritable peur dans la profession.
Par exemple, dans notre collectif, un médecin est poursuivi pour avoir établi un certificat disant que l’état de santé de l’enfant n’était pas compatible avec une visite médiatisée (droit de visite exercé par un parent dans espace de rencontre protégé, avec présence d’un tiers). Le père était pourtant déchu de son autorité parentale pour violences sur ses enfants et mis en examen pour viol sur deux ex-compagnes. Cela ne l’a pas empêché de porter plainte contre le médecin, et le conseil départemental de l’Ordre a soutenu cet homme en portant également plainte contre notre confrère. le plus grave est que ces sanctions ordinales que nous recevons nuisent aux enfants que nous suivons. Car les pères ayant ainsi obtenu gain de cause ne se priveront pas de produire nos condamnations ordinales devant la justice afin de discréditer notre signalement et/ou notre suivi de l’enfant. Tout cela au détriment de celui-ci.
N’avez-vous pas une obligation de protéger les enfants dans votre code de déontologie ? Pour quelles raisons les médecins qui font des signalements risquent-ils d’être poursuivis?
Oui, c’est l’article 43 du code de déontologie. Mais dans les jugements ordinaux que j’ai consultés, cet article n’est jamais priorisé. L’Ordre préfère appliquer l’article 51, qui interdit l’immixtion du médecin dans les affaires de famille. Vous remarquerez qu’il est tout de même assez compliqué de dénoncer un inceste sans s’immiscer dans les affaires de famille. Dans ces cas, l’Ordre reproche souvent aux médecins d’avoir pris le parti d’un des parents (en général la mère) dans un conflit conjugal ou d’avoir parlé de manière défavorable du père, alors qu’il ne s’est agi pour le médecin que de vouloir protéger l’enfant dans une situation de violences intrafamiliales. Tout se passe comme si la question de l’intérêt supérieur de l’enfant n’existait pas pour l’Ordre des Médecins : il considère que le médecin a réalisé un rapport de complaisance au bénéfice de la mère.
Tout se passe comme si la question de l’intérêt supérieur de l’enfant n’existait pas pour l’Ordre des médecins.
Cette situation est-elle spécifique à la France ?
Le pouvoir dont dispose l’Ordre des médecins en France constitue une exception par rapport à nos voisins européens. En Suisse, par exemple, alors que le code de déontologie médicale est le même qu’en France, les médecins ne peuvent être condamnés sur la base de celui-ci. Et lorsqu’une plainte concerne leur activité professionnelle, ils sont jugés par les tribunaux de tous les citoyens. Le pouvoir de l’Ordre des médecins ne devrait pas s’affranchir des lois de la République, qui protègent notamment les signalements. Avec la hiérarchie des normes, le Code pénal qui protège les signalements des médecins devrait être prioritaire sur le code de déontologie appliqué par l’Ordre. La Convention internationale des droits de l’enfant, ratifiée par la France, spécifie que l’intérêt supérieur de l’enfant doit toujours primer.
Pensez-vous que l’obligation de signalement préconisée par la Ciivise (Commission indépendante sur l’inceste et les violences sexuelles faites aux enfants) permettrait de mieux protéger les enfants ?
On est bien obligé de faire le lien entre les condamnations par l’Ordre et le nombre très faible de signalements. En France, d’après la Haute Autorité de santé, seuls 5 % des signalements de maltraitance pour enfants proviennent des médecins, alors même que les médecins sont les plus à même de reconnaître des signes de violences intrafamiliales. Notre collectif soutient la préconisation de la Ciivise, c’est-à-dire qu’une obligation claire de signalement pour les médecins soit inscrite dans la loi, et qu’ils ne puissent pas être poursuivis. Dans les pays comme le Canada, où l’obligation de signalement existe depuis cinquante ans, des études ont montré que cela permettait une meilleure protection des enfants. Avant celle de la Ciivise, il y avait déjà eu dix tentatives pour inscrire dans différentes propositions de loi, au travers d’amendements, l’obligation de signalement pour les médecins. Les lois ont été votées mais, à chaque fois au cours des navettes parlementaires, ces amendements ont disparu. La Ciivise a bien souligné les problématiques qui entourent les médecins. Mais il faudra une réelle volonté politique pour changer les choses.
Justement, la dernière campagne du gouvernement sur l’inceste vise à sensibiliser les adultes et les professionnels, notamment les soignants, pour mieux détecter l’inceste. Qu’en pensez-vous ?
On ne peut que se réjouir d’une campagne gouvernementale à ce sujet. Mais je crois que les gens sont déjà sensibilisés. Les chiffres, nous les avons. La Ciivise a récolté des milliers de témoignages dans toute la France. Je constate que de plus en plus d’enfants et de mères parlent – des hommes aussi, car les hommes sont également victimes d’inceste. J’exerce depuis trente ans et à mes débuts, le phénomène existait déjà, mais on en entendait très peu parler. Le problème est que, maintenant que les victimes parlent, elles ne sont pas entendues !
Accentuer la sensibilisation par une campagne spécifique, c’est bien, mais il faudrait que le gouvernement pose des actes pour modifier l’accueil de cette parole aux niveaux judiciaire, médical et éducatif. Aujourd’hui, on sait comment prendre en charge les traumatismes liés à l’inceste, comment soigner les enfants pour qu’ils aillent mieux. Mais nous subissons une pression qui ne nous permet pas de mettre en œuvre les soins comme nous le voudrions, et nous manquons cruellement de soignants pédopsychiatres et psychologues formés. C’est dévastateur quand on sait l’effet des violences sexuelles sur la santé physique et psychique des enfants, et des adultes qu’ils deviendront.
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