Bataille des idées à gauche : les acteurs du Net sur tous les fronts

On déplore souvent la désertion médiatique des intellectuels, ces figures vers lesquelles on se tournait en quête d’une réflexion acérée sur les enjeux de notre temps. Pour les générations biberonnées au numérique, la place vacante pourrait bien être remplie par une multitude d’acteurs du web.

François Rulier  • 27 septembre 2023 abonné·es
Bataille des idées à gauche : les  acteurs du Net sur tous les fronts
Le vidéaste Usul souhaite subvertir « ce logiciel de bon sens libéral qu’on a tout à chacun quand on n’est pas politisé".
© Michel Soudais

Usul, Ostpolitik, Léa Chamboncel, Osons causer, Bolchegeek, Partager c’est sympa et tant d’autres. Les consommateurs de politique en ligne nés au troisième millénaire connaissent assurément ces noms. Les plus âgés approchent la fin de la trentaine et mènent la bataille des idées de gauche depuis des années. Pour beaucoup, c’est la force de la fachosphère qui les a menés à cet engagement chronophage et intense. Lorsqu’Usul se lance, il souhaite lutter contre « un vide béant » occupé notamment par Alain Soral. Pour d’autres, c’est l’urgence climatique qui impose cet investissement, ou encore la lutte contre les dominations.

Leurs armes ? D’abord des vidéos, puis des échanges en direct, des tweets, des entretiens avec des journalistes et des chercheurs pour faire avancer les idéaux de l’émancipation. Chaque espace en ligne investi nécessite un travail à part pour en maîtriser les codes et les outils. En direct face aux internautes, ils et elles deviennent animateurs, voire journalistes à l’occasion des revues de presse. Une multitude d’activités qui demeurent pourtant des « métiers assez solitaires », selon Ludo, de la chaîne Youtube Osons causer.

Le résultat est impressionnant : leurs audiences sont n’ont rien à envier à celles des médias audiovisuels. Les vidéos postées sur YouTube peuvent rassembler plusieurs centaines de milliers de spectateurs. Au point que l’on peut s’interroger sur la stature acquise. Comment qualifier leur travail ? Ils et elles peinent à le faire. Vulgarisateurs scientifiques et politiques ? les interroge-t-on. Voilà qui ne les convainc guère. En réalité, il s’agit « d’un patchwork de métiers différents », décrit Ostpolitik, d’autant plus différents que les pratiques divergent. Partager c’est sympa accompagne les militants sur le terrain et se qualifie de « vidéaste activiste », Bolchegeek réalise de « l’essai vidéo » tandis que Léa Chamboncel est « journaliste engagée ».

Aubaine, précaution et indépendance

Leur parole est suivie, attendue et écoutée. Un rôle qui leur convient peu, cependant. Être considéré comme une figure d’autorité ? « Ça m’angoisse que les gens fassent ça », répond Ostpolitik, qui se méfie justement des « postures surplombantes ». L’objectif est plus pragmatique : « Donner des armes aux convaincus », lesquels restent le public principal. Pour Ludo, il s’agit de proposer un regard « étayé sur les faits, qui s’appuie sur les sciences sociales, la science la plus à jour » ; pour Léa Chamboncel, d’être une « caisse de résonance des mouvements militants ». « Si ce qu’on fait dans les vidéos peut aider les gens sur le terrain, c’est très bien », abonde Bolchegeek. Plus tranché, Usul souhaite « subvertir ce logiciel de bon sens libéral qu’on a tout à chacun quand on n’est pas politisé ».

Si ce qu’on fait dans les vidéos peut aider les gens sur le terrain, c’est très bien.

Bolchegeek

Pour les partis politiques, cette notoriété est une aubaine : l’accès à des centaines de milliers d’internautes. Pour les acteurs du web, en revanche, la précaution est de mise. Certes, ils sont nombreux parmi les plus anciens à participer à des événements ponctuels, conférences, universités d’été, voire à accompagner les mouvements sociaux. « Compagnon de route, moi j’aime bien le terme », avance Bolchegeek, qui estime « qu’il y a une complémentarité des stratégies politiques, une division du travail politique ». Cependant, l’indépendance reste primordiale, même si difficile. « Les mouvements politiques ont du mal avec ce positionnement-là » nous confie Ostpolitik. Un positionnement pourtant nécessaire à leur travail, au risque de « perdre une partie de la confiance de ton public et des partis » explique Usul.

Avec les médias en ligne, une collaboration s’est nouée ces dernières années. Mediapart contacte plusieurs acteurs du web dès 2017, suivi par Le Média, Blast ou encore L’Humanité. Certains vidéastes ont même lié leur carrière professionnelle à ces médias en les rejoignant pleinement, à l’image de Cemil Şanlı (et sa chaîne YouTube éponyme), actif sur YouTube depuis 2016 et maintenant journaliste pour Le Média. Leurs compétences en font des alliés de choix d’une presse soucieuse d’intégrer Internet – quand ils et elles ne créent pas leur propre média, à l’image de Léa Chamboncel. Popol est d’abord un podcast dont l’objectif principal est de visibiliser les femmes et minorités de genre, lancé en 2020. Depuis la rentrée, il est devenu un média à part entière (dont la campagne de financement court jusque fin octobre), « qui vous propose un regard féministe sur la politique ».

Leur légitimité – longtemps déniée par les médias dominants – est également reconnue désormais, au point que la télévision et la radio les sollicitent. Néanmoins, face à la question de répondre aux invitations reçues, les réponses se font stratégiques. Il faut choisir les émissions aux dispositifs favorables, et s’y rendre lorsque l’on s’en pense capable. Usul le reconnaît : « Sur les interventions en plateau, je sais que je ne suis pas très bon, Salomé Sacqué est bien meilleure. » Pour autant, les acteurs du web n’ont pas attendu les médias bien installés pour organiser leurs propres espaces collectifs : le succès fulgurant de « Backseat », émission politique lancée par le streamer (personne réalisant des vidéos en direct) Jean Massiet en 2021 sur Twitch, en est la preuve éclatante. Pour ses débuts, l’émission se dote de deux chroniqueurs : Usul et Léa Chamboncel. Une émission capable désormais de recevoir les grands noms de la politique et même des ministres. (Voir ici la dernière émission postée sur YouTube.)

Dialogue direct avec le public

En hébergeant des stream, Twitch a d’ailleurs offert aux acteurs et actrices du web de développer une proximité avec leur communauté que les médias classiques ne peuvent qu’envier : pendant des heures, les créateurs et créatrices de contenus dialoguent directement avec leur public, partageant des moments ludiques, politiques ou des lectures, réagissant tout autant à l’actualité qu’abordant des questions de fond. Un format permettant de capter un autre public que celui des vidéos, tout en offrant un temps de discussion plus long que l’échange de messages sur X (anciennement Twitter) – un format dont le duo Dany et Raz sont devenus des spécialistes.

Pour peser dans la bataille politique, les acteurs du web ont également pu s’unir ponctuellement. Derrière le hashtag « On vaut mieux que ça », un collectif de vidéastes lutte ensemble contre la loi travail du gouvernement Hollande en 2016 en invitant les internautes à partager leurs souffrances professionnelles. Contre la réforme de retraites de 2019, plusieurs se lancent dans un stream (diffusion) reconductible permanent de jeux vidéo, que les internautes peuvent regarder sur Twitch. L’objectif ? L’appel au don pour alimenter une caisse de grève. Près de 150 000 euros sont récoltés. Un procédé repris par exemple par le collectif féministe Furax en février 2023 pour venir en aide aux victimes de violences sexistes et sexuelles, et de harcèlement en ligne.

On a formé une jeunesse à être plus radicale, on a donné une porte d’entrée à la gauche. 

Usul

Tout cet investissement, pour quels résultats ? Pour Ostpolitik, l’extrême droite aurait reculé sur internet, mais ce n’est « pas tant la guerre culturelle que la pression légale » qui l’a permis. Usul partage ce constat mais ajoute : « On a formé une jeunesse à être plus radicale, on a donné une porte d’entrée à la gauche. » Un constat auquel souscrit Partager c’est sympa, souvent interpellé sur le terrain par des militants entre 25 et 35 ans. Léa Chamboncel est moins optimiste : sur les plateformes, « la réalité, c’est que c’est toujours le discours dominant qui est poussé » par les algorithmes. Pour Bolchegeek, en revanche, la lutte paye doucement : « Je ne dis pas qu’on a repris la main, on écope la cale, on est toujours en minorité, mais ça va mieux. » Surtout, il voit monter sur internet une nouvelle génération « très sensible aux idées de la gauche radicale ».

Une nouvelle génération qui maîtrise les formats des réseaux sociaux les plus récents, touchant des cibles plus jeunes avec autant de succès et d’imagination que leurs prédécesseurs : la relève est assurée.


Les parutions de la semaine

Quatre-vingt-neuf mots, suivi de Prague, poème qui disparaît Milan Kundera, présentation de Pierre Nora

Quatre-vingt-neuf mots, suivi de Prague, poème qui disparaît, Milan Kundera, présentation de Pierre Nora, Gallimard, « Le Débat », 108 pages, 12 euros.

Milan Kundera est décédé en juillet dernier. La collection « Le Débat » reprend ici deux articles parus dans la revue homonyme, en 1980 et en 1985, de ce grand écrivain exilé en France, quand la grisaille totalitaire perdurait à Prague. Tel un abécédaire, le premier explore le vocabulaire de l’exil, la vie et l’écriture dans une autre langue, non sans ajouter quelques critiques acerbes sur les « trahisons de la traduction ». Le second article est une illustration et une défense, parfois nostalgique, de la culture praguoise, toujours menacée par le rouleau compresseur soviétique. Ces deux interventions donnent à voir le creuset de la formation littéraire et du jugement si subtil de l’auteur de La Plaisanterie.

L’Étreinte de la patrie. Décolonisation, sortie de guerre et violence à Taïwan, 1947 Victor Louzon

L’Étreinte de la patrie. Décolonisation, sortie de guerre et violence à Taïwan, 1947, Victor Louzon, éd. EHESS, 384 pages, 24,80 euros.

C’est un « incident » peu connu, mais passionnant pour mieux appréhender l’histoire chinoise, plus particulièrement celle de Taïwan, refuge du Kuomintang nationaliste de Tchang Kaï-chek en 1949. Après une longue colonisation japonaise (l’île fut cédée par l’empire Qing en 1895) et la fin de la Seconde Guerre mondiale, l’île est de nouveau dans « l’étreinte de la patrie », selon une formule officielle. Mais une bavure policière, le 28 février 1947, provoque des émeutes populaires massives, réprimées au prix de milliers de morts. Dans un récit captivant, l’auteur, historien, décrypte cinquante ans de relations sino-japonaises, mais aussi les batailles mémorielles entre prochinois et indépendantistes taïwanais…

Par-delà l’oubli, Aurélien Cressely, Gallimard, 168 pages, 18,50 euros.

Par-delà l’oubli Aurélien Cressely

Certes, ce livre est présenté comme un « roman ». Un « premier » roman même. Or, si certaines scènes ou personnages sont romancés, ce beau récit, ciselé et sensible, retrace la vie de René Blum, frère cadet de Léon, arrêté fin 1941 à 63 ans lors de la vaste « rafle des notables » juifs, puis déplacé – et affamé – dans les camps d’internement de Compiègne ou Drancy, avant d’être assassiné à Auschwitz en septembre 1942. Mais l’auteur alterne, d’un chapitre l’autre, avec des épisodes de sa vie d’avant : celle du critique littéraire et de théâtre fréquentant écrivains et artistes, puis du directeur des ballets de Monte-Carlo, parmi les plus prestigieux de l’époque. Un portrait inspiré de ce personnage historique méconnu.

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