La famille d’un patron fait interdire un spectacle sur la mémoire ouvrière

À Bretoncelles, petite commune de l’Orne, la programmation d’un spectacle sur les 50 ans d’une grève historique a provoqué l’ire des descendants du patron de l’époque. Après des menaces de mort, le maire l’a finalement interdit, avec l’approbation du préfet.

Pierre Jequier-Zalc  • 8 septembre 2023
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La famille d’un patron fait interdire un spectacle sur la mémoire ouvrière
Réunion d'ouvriers dans l'usine Piron de Bretoncelles, lors de la grève de 1974.
© DR

C’est un spectacle qui aurait dû rester dans l’anonymat du Perche, ce territoire niché à une centaine de kilomètres au sud-ouest de la capitale. Une œuvre vivante, amateur, pour faire sortir de l’oubli la grève de l’usine Piron, équipementier automobile, en 1974, dans la commune de Bretoncelles. Un mouvement social très important avait en effet secoué cette entreprise où les ouvriers, dans la poursuite de la lutte historique de Lip, avaient fini par licencier leurs patrons. « Cet événement a eu un retentissement national à une époque où on rêvait d’autogestion ouvrière. Piron a été un petit exemple de ce rêve-là », raconte à Politis Jean-Baptiste Evette, écrivain et un des trois réalisateurs du spectacle. En 1974, Le Monde était même venu couvrir cette lutte.

Un spectacle en trois temps

Mais voilà, cinquante ans plus tard, beaucoup ont oublié cette grande grève. Trois amis, à l’initiative de Patrick Schweizer, ancien ouvrier et syndicaliste, décident de faire revivre sa mémoire. Pendant plusieurs mois, ils se plongent dans les archives, et réalisent des entretiens avec des acteurs de l’époque, ouvriers, membres du comité de soutien, etc. De ce travail de recherche naît un spectacle, Bretoncelles, si un jour ça se passait ainsi, décomposé en trois temps.

« Il commence par une reconstitution du piquet de grève dans l’usine pour raconter les discussions qu’avaient entre eux les ouvriers », explique Jean-Baptiste Evette. Ensuite, un défilé « carnavalesque » est prévu dans la ville avec une fanfare. Enfin, tout ce beau monde termine sa route dans la salle des fêtes de Bretoncelles, occupée à l’époque par les ouvriers de l’usine Piron, pour une rencontre-débat. Le tout devait se dérouler pour les journées européennes du patrimoine, le 17 septembre.

Jusqu’ici tout allait bien. Le patron actuel avait donné son accord pour que la première partie se déroule dans l’usine. Le maire, Daniel Chevée, le sien pour prêter la salle des fêtes et autoriser le défilé. Jusqu’à cet article paru en avril dans l’hebdomadaire local Le Perche titré « À Bretoncelles, un spectacle pour faire revivre la grève des ouvriers Piron en 1974 ». Dedans, les auteurs communiquent pour la première fois sur leur spectacle.

La marionnette de la discorde

Dans cette commune de moins de 1 500 âmes, cet article déclenche les hostilités. La famille Piron, encore présente sur place, apprend la réalisation de cette création artistique et n’en supporte pas l’idée. « Nous défendons la mémoire de notre père Michel et celle de notre grand-père Ferdinand qui est mort de chagrin suite à cette grève. Voilà notre seule motivation. Qui accepterait de voir une marionnette à l’effigie de son père et de son grand-père, tous deux décédés, déambuler dans les rues de son village ? », souligne Corinne Piron, fille de Michel Piron, qui assure que la famille « n’a jamais été sollicitée ni informée pour la réalisation de ce spectacle ».

On raconte l’histoire de la grève du point de vue des ouvriers, donc forcément on parle des conditions de travail horribles, c’est normal, c’est l’histoire !

Denis Robert

Le conflit avec les réalisateurs devient ouvert. « À ce moment, on a organisé une réunion de conciliation à la mairie pour essayer de trouver un accord entre les deux parties. Mais ça n’a pas abouti, chacun est resté campé sur ses positions », raconte Daniel Chevée.

La pression monte. La famille Piron fait des pieds et des mains pour que le spectacle n’ait pas lieu. Et cela fonctionne. Le patron actuel de l’usine, qui la vend fin septembre, retire son autorisation de jouer dans ses locaux. « Il m’a dit qu’il fallait négocier avec la famille Piron, et que tant qu’on n’aurait pas d’accord avec la famille, il ne voulait pas d’histoire », glisse Denis Robert (1), le troisième auteur de la création.

1

Denis Robert est un homonyme du journaliste du même nom. Ils n’ont aucun lien de parenté.

Le maire fait de même. Il annule la partie dans la salle des fêtes – alors qu’un contrat était signé – et explique qu’il n’autorisera pas le défilé dans la ville. « Je pensais que leur spectacle parlait de l’histoire de l’usine. Là, c’est simplement une manifestation à charge sur comment licencier un patron qu’ils veulent faire », justifie-t-il.

Un mauvais souvenir patronal

Un argumentaire qui fait rire jaune Denis Robert : « C’est aberrant d’entendre ça. Je l’ai rencontré en septembre, c’était très clair qu’on parlait de la grève. Il patauge dans ses arguments. » Au téléphone, le maire reconnaît à demi-mots qu’il savait quand même que ce spectacle allait parler de la grève de 1974. « Mais pas que ! », se rattrape-t-il vite.

« Les organisateurs n’ont très clairement pas compris que la grève dont ils se réjouissent est un mauvais souvenir non seulement pour notre famille, mais également pour Bretoncelles », argue de son côté la famille dans une ébauche de droit de réponse que nous avons pu consulter. « Madame Piron dit qu’on salit la mémoire de leur famille. Ce n’est pas vrai », rétorque Denis Robert. « On raconte l’histoire de la grève du point de vue des ouvriers, donc forcément on parle des conditions de travail horribles, des accidents du travail récurrents, mais c’est normal, c’est l’histoire ! On n’invente rien. »

Coupure de presse de 1974 sur la grève à l'usine Piron.
« Les Piron, père et fils, ne sont sans doute pas méchants, mais ils ont des idées qui datent de cinquante ans, lit-on sur cette coupure de presse de 1974. Les ouvriers en ont ras-le-bol. »

Aujourd’hui, le maire de Bretoncelles justifie surtout sa décision par la crainte de voir ce spectacle créer des troubles à l’ordre public. Car, vite, cette histoire bascule dans les menaces et l’intimidation. Lorsque les auteurs comprennent que tout est en train de capoter, ils cherchent à joindre la famille Piron. C’est Denis Robert qui s’en charge. On est le 20 juillet au matin. Il propose, par message vocal, un rendez-vous à Corinne Piron, petite-fille et fille des patrons, père et fils, de l’époque.

Menaces de mort

Le même jour, un peu plus tard dans la journée, un homme se faisant appeler « Mickey Manouche » se rend devant le domicile de Denis Robert, qui n’est pas présent. « Il a commencé à mettre la terreur chez mes voisins, en disant qu’il allait me torturer, me casser la gueule, incendier mon domicile. Les gens étaient terrifiés. » Dans la foulée, il dépose plainte.

Interdire des spectacles qui célèbrent la mémoire ouvrière, c’est une attitude d’extrême-droite.

Denis Robert

Dans celle-ci, que Politis a pu consulter, il accuse la famille Piron d’être à l’origine de ces menaces. « Je pense que cette personne a été envoyée par eux. Depuis la parution de l’article, on me fait part de rumeurs que des gens voudraient me casser la gueule. » Aujourd’hui, Denis Robert affirme que l’individu a été retrouvé par les forces de l’ordre et qu’il serait bien lié aux Piron. Dans une lettre ouverte au maire et au préfet, les auteurs accusent explicitement la famille Piron.

« Face aux accusations diffusées, des plaintes pour diffamation ont été déposées. Notre famille n’est coupable ni de menaces, ni de pression, ni de censure. Nous condamnons d’ailleurs fermement toutes formes de violences », rétorquent les Piron.

Confronté à cette situation, le maire préfère donc annuler toute représentation sur le domaine public. « J’ai peur que ça dérape, c’est tout. Il y a quand même quelqu’un qui s’est déplacé pour effectuer des menaces de mort. S’il se passe quelque chose de grave, ça me retombera dessus. Donc sur le domaine privé, ils font ce qu’ils veulent, mais sur le domaine public c’est non. Le préfet et le sous-préfet ont approuvé ma décision », assure-t-il ajoutant : « ce n’est pas un spectacle, c’est une manifestation ! ». Reprenant ainsi les éléments de langage de la famille qui parle « d’un spectacle à charge » qui « instrumentalise un drame familial et local à des fins idéologiques et politiques discutables ».

Entraves à la liberté d’expression

Le 17 septembre, date prévue pour le spectacle, la salle des fêtes sera même fermée à double tour, par crainte d’une intrusion « sauvage » des participants du spectacle. « J’ai peur que la manifestation ait lieu sans demande. Je n’ai pas envie que Bretoncelles devienne une zone de non-droit », poursuit le maire. Contactée, la préfecture de l’Orne n’a pas donné suite à nos sollicitations.

Ces arguments indignent les auteurs de la pièce. « Ce n’est pas comme ça qu’on doit réagir en tant qu’élu, juge Jean-Baptise Evette. Nous ne sommes pas des perturbateurs. Notre spectacle est une célébration de la mémoire ouvrière. Nous sommes très choqués que des menaces puissent venir l’empêcher. C’est inadmissible ! »

Son collègue, Denis Robert, va même plus loin : « Interdire des spectacles qui célèbrent la mémoire ouvrière, c’est une attitude d’extrême-droite. Malheureusement, ça résonne beaucoup avec ce qu’il se passe aujourd’hui. Lutter contre cela, c’est aussi notre combat. » Il assure ainsi que leur spectacle aura quand même lieu, sans plus de précision sur les lieux où il se déroulera.

« Ces artistes, qui osent nous comparer à des terroristes, menacent dans la presse d’occuper le territoire public de force. À ce propos, vouloir imposer son idéologie, user de la propagande, n’est-ce pas là le début du terrorisme ? », leur répond la famille, dans une énième passe d’armes. Sans faire broncher les réalisateurs : « On ne reculera pas face aux intimidations ! »

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Société
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