Les batailles de l’arbre bourgeonnent en France
Partout dans le pays, des collectifs se créent pour défendre platanes ou marronniers en milieu urbain, toujours menacés par des projets d’aménagement du territoire déconnectés des enjeux climatiques.
dans l’hebdo N° 1777 Acheter ce numéro
Dimanche 24 septembre, au petit jour, la police et les pompiers ont évacué Thomas Brail du platane, face au ministère de la Transition écologique, dans lequel il était perché depuis dix jours. Le visage émacié et les traits tirés, l’arboriste grimpeur a annoncé renoncer à sa grève de la soif, mais poursuit la grève de la faim qu’il a commencée le 1er septembre, pour protester contre le projet d’autoroute A69 entre Castres et Toulouse, qui nécessitera l’abattage de centaines d’arbres. Treize autres personnes mènent également une grève de la faim. Une radicalité forestière peu commune en France, mais qui fait partie de l’histoire des luttes écologistes à travers le monde.
En 1969, des activistes ont grimpé dans les cyprès et les chênes d’Austin, au Texas, pour empêcher leur abattage et par conséquent le chantier de l’extension du stade qui aurait pollué la rivière locale. En Inde, des villageoises de la région du Garhwal ont décidé d’enlacer les arbres pour s’opposer à l’exploitation de leurs forêts dans les années 1970, créant le mouvement Chipko. En France, des peintres de Barbizon et des écrivains – Théodore Rousseau et George Sand en tête – ont mené une fronde au XIXe siècle contre l’abattage d’arbres centenaires de la forêt de Fontainebleau pour les remplacer par des pins. Leur fait d’armes a tout de la désobéissance civile aujourd’hui réprimée : la nuit, les artistes s’enfonçaient dans la forêt qu’ils peignaient la journée pour arracher les jeunes pieds de pins plantés. Plus récemment, des activistes antinucléaires opposés au centre d’enfouissement des déchets nucléaires à Bure, dans la Meuse, ont plusieurs fois occupé le bois Lejuc avec des plateformes et des cabanes perchées.
Engouement citoyen et montée en compétences
La magnificence des forêts et tout l’imaginaire qui les entoure nourrissent l’envie de les protéger. Mais, depuis quelque temps, des mouvements spontanés émergent dans des villes moyennes, des métropoles, des zones périurbaines pour défendre aussi bien un arbre centenaire au milieu de la place du village qu’un alignement de platanes au bord d’une route. David Happe (1), technicien forestier devenu expert arboricole indépendant, constate cet engouement citoyen sur le terrain, sur les réseaux sociaux et dans les quotidiens régionaux qui relayent les luttes.
Lire ses trois ouvrages aux éditions Le mot et le reste : Arbres en péril. Nos villes leur dernier sanctuaire (2021), Au chevet des arbres. Réconcilier la ville et le végétal (2022), Chercheurs d’arbres (2023).
« Il y a de plus en plus de mobilisations, mais aussi une montée en compétence de ces personnes qui s’informent beaucoup via des livres, des Mooc comme celui de l’Inrae, qui compte plus de mille utilisateurs. La prise de conscience que l’arbre est vivant se généralise, notamment auprès de la population urbaine, qui vit dans un environnement fortement massacré par l’industrialisation ou l’urbanisation (Île-de-France, Hauts-de-France, etc.), explique-t-il. Il y a dix ans, des enfants de CP dessinaient des arbres avec des ronds et des rectangles. Aujourd’hui, ils dessinent les racines, ce qu’on appelle la face cachée des arbres. »
L’un des problèmes est que l’arbre n’est toujours pas considéré comme un élément prioritaire des projets d’aménagement.
David Happe, technicien forestier
Dans les Landes, les habitant·es d’Amou ont protesté cet été contre la décision de la maire d’abattre le cèdre d’Atlas trônant au cœur du village depuis 65 ans, mais en vain. Dans le célèbre bois de Vincennes, à Paris, plus de 110 chênes centenaires étaient menacés par le projet de prolongement de la ligne 1 du métro parisien – désormais mis en pause. À Vichy, un projet de réhabilitation du parc des Sources, prévoyant d’abattre 180 arbres pour en replanter 311 d’ici à deux ans, a révolté les citoyen·nes, qui ont saisi la justice.
Protecteurs et bienfaisants
Pétitions, manifestations, recours juridiques, actions directes en s’enchaînant aux arbres, en occupant leurs branches, ou en plantant des clous dans les troncs pour dissuader les tronçonneuses : la panoplie d’actions est large. « Mais toutes sont complémentaires et font avancer cette noble cause », glisse Valérie Bernède, coprésidente de l’association Aux arbres citoyens Bordeaux Métropole. Cette structure est née à la suite d’une lutte locale qui a marqué les esprits en 2018 : la défense des 17 marronniers de la place Gambetta, menacés par le projet de rénovation urbaine. Malgré une pétition signée par un millier de personnes et bien que des activistes se soient enchaînés aux arbres, la mairie juppéiste a bel et bien fait abattre ces marronniers, devenus des symboles. « Aujourd’hui, il y a des jeunes arbres dont le tronc est recouvert de peinture blanche pour les empêcher de brûler à cause des fortes chaleurs ! », s’indigne Valérie Bernède.
Afin d’éviter un autre désastre, les citoyens dépités ont créé cette nouvelle association pour conseiller et soutenir d’autres collectifs de riverains en lutte dans la métropole, notamment sur le plan juridique, mais aussi faire de la pédagogie dans les lycées, lors de leur « point info-arbres » mensuel, et bientôt en distribuant leur Guide citoyen de défense des arbres. « Plus les arbres deviennent rares en ville, plus les mobilisations citoyennes se multiplient. Les gens réalisent qu’abattre des arbres fait disparaître leur paysage quotidien et dégrade leur cadre de vie puisque les arbres protègent de la chaleur, du bruit de la ville, abritent insectes et oiseaux. Au final, c’est toujours l’artificiel contre le vivant, et l’arbre se retrouve au milieu », complète-t-elle. Ultime aberration : dans le quartier Euratlantique à Bordeaux, une microforêt faite de métal et d’aluminium a été créée par un artiste pour servir d’ombrière et lutter contre le changement climatique, là où le mercure a encore atteint 38 °C début septembre.
Les gens réalisent qu’abattre des arbres fait disparaître leur paysage quotidien et dégrade leur cadre de vie.
Valérie Bernède, Aux arbres citoyens
« L’un des problèmes est que l’arbre n’est toujours pas considéré comme un élément prioritaire des projets d’aménagement, mais comme un élément satellite. Cela traduit une méconnaissance totale du fonctionnement des écosystèmes et une vision purement économique encore bien ancrée. Il faut éviter les discours purement quantitatifs de communication du type “Nous allons planter 500 000 arbres” et les projets absurdes de microforêts, qui n’ont rien d’une forêt. L’objectif premier est de faire durer l’existant en ville autant que possible. Aujourd’hui, j’estime l’espérance de vie moyenne d’un arbre en ville à 60 ans, alors qu’un érable, un frêne ou un chêne vit au minimum 150 ans », alerte David Happe.
Parmi ses préconisations, tout d’abord réduire les tailles lorsqu’elles ne sont pas nécessaires, puis améliorer l’environnement racinaire – notamment en luttant contre l’imperméabilisation des sols –, limiter tous les stress pour permettre aux arbres d’être plus résilients face à la sécheresse et leur éviter la déshydratation ou les maladies.
Pourtant, les études scientifiques établissant les bienfaits des arbres en ville pour la santé ne cessent de paraître. L’une d’elles, publiée dans la revue scientifique The Lancet, a montré qu’un tiers des 6 700 décès prématurés attribués à la chaleur en 2015 dans les 93 villes européennes observées auraient pu être évités en augmentant la couverture arborée de 30 %. « Mais l’arbre est encore trop souvent vu comme du mobilier urbain et il ne résiste pas à des projets d’urbanisme ou de route, déplore Marie Véroda, coprésidente et coordinatrice du pôle juridique du Groupe national de surveillance des arbres (GNSA). Et quand on se trouve face à des projets d’État ou des multinationales, il faut une vraie stratégie pour résister. »
Le GNSA, créé en 2019 par Thomas Brail lorsqu’il défendait les neuf platanes bicentenaires de sa ville de Mazamet, compte désormais plus de 700 adhérents, une cinquantaine d’antennes locales et reçoit entre huit et dix alertes par jour. « Nous sommes souvent alertés trop tard, quand les engins de chantier sont déjà sur place, regrette Marie Véroda. Il faut vraiment que les gens soient des sentinelles en permanence, scrutent les changements dans leur environnement quotidien et n’hésitent pas à se renseigner auprès de leur mairie. »
Mourir pour des arbres
Dans le contexte politique français, avec un pouvoir qui ne cesse de renforcer la répression à l’encontre des activistes écologistes, la bataille de l’arbre pourrait devenir une nouvelle cible. Un précédent dramatique a eu lieu cette année, aux États-Unis. En janvier, Manuel Esteban Paez Terán a été tué par des tirs de la police alors qu’il luttait contre l’installation de « Cop City », un centre d’entraînement policier au cœur de la forêt South River, à Atlanta. Celle-ci se situe à la lisière d’un quartier pauvre, majoritairement afro-américain. « Comment peut-on en arriver à mourir pour des arbres ? » se demande l’écrivain Richard Powers dans un article du New York Times en février. Il est l’auteur du vibrant roman L’Arbre-Monde (2), dans lequel neuf personnes aux profils différents finissent par converger vers la Californie pour défendre corps et âme Mimas, un séquoia géant menacé d’être abattu.
Traduit de l’américain par Serge Chauvin, « 10/18 », 2019.
Il conclut ainsi sa tribune : « Ceux qui respirent l’air d’Atlanta et profitent de ses espaces publics doivent pouvoir décider si le sud-est de leur ville doit rester un poumon vert ou devenir un centre d’entraînement rutilant […]. Comme pour l’Amérique dans son ensemble, le seul chemin se trouve dans cette forêt touffue que nous appelons la démocratie. La démocratie est toujours vivante. Il faut en profiter ! »