Lycées pros : une réforme injuste pour les plus modestes

Pour l’enseignement professionnel, cette rentrée est particulièrement angoissante. Les premières mesures du grand projet d’Emmanuel Macron doivent entrer en vigueur. L’objectif : adapter les élèves aux besoins de l’économie.

Pierre Jequier-Zalc  • 6 septembre 2023 libéré
Lycées pros : une réforme injuste pour les plus modestes
Alors que cela faisait près d’un siècle que l’enseignement professionnel était rattaché au ministère de l’Éducation nationale, le voici désormais rattaché à ce dernier et… au ministère du Travail . Tout un symbole.
© MYCHELE DANIAU / AFP

« Où vont tous ces enfants dont pas un seul ne rit ?[…] Ils vont, de l’aube au soir, faire éternellement dans la même prison le même mouvement. […] Innocents dans un bagne, anges dans un enfer, ils travaillent. » Ces vers de Victor Hugo ont presque deux siècles. D’un autre temps ? On aimerait acquiescer sans même réfléchir. Pourtant, à l’aune de la réforme de l’enseignement professionnel voulue par le gouvernement, ces quelques lignes résonnent tristement. Les différences restent, fort heureusement, nombreuses. Malgré tout, sa philosophie est celle-ci : faire d’enfants de 15 ans, majoritairement issus des classes les plus populaires du pays, de la main-d’œuvre pas chère pour les métiers les plus pénibles de notre société.

Les élèves n’ont pas comme projet premier de s’insérer tout de suite dans l’emploi.

Séverine Depoilly, université de Poitiers

« Il faut fermer les formations là où il n’y a pas de débouchés et en ouvrir là où il y a des besoins. Dans les métiers qui recrutent le plus. » Voici comment Emmanuel Macron, à l’aube d’une rentrée mouvementée pour l’enseignement professionnel, explique dans Le Point la philosophie de sa réforme pour les lycées professionnels. L’idée n’est pas neuve, loin de là. Elle vise à faire correspondre l’éducation – notamment professionnelle – à la demande, par essence conjoncturelle, de l’économie.

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Très concrètement, cela se traduit par une refonte annoncée en profondeur de la carte de formation. Dès cette rentrée, dans de nombreux territoires, plusieurs dizaines, parfois centaines, de places dans des formations jugées « non insérantes » fermeront. Elles laisseront place à d’autres qui devraient mieux répondre aux besoins économiques locaux. Ainsi, ce sont notamment des formations du tertiaire (vente, commerce, etc.) qui sont supprimées dès cette rentrée 2023 au profit des secteurs du BTP, de l’industrie ou de l’informatique.

Idées reçues sur les « petits » diplômes. Les coulisses de la formation professionnelle

« Cette idée de mettre en adéquation la formation et l’emploi est extrêmement séduisante pour le gouvernement. Et cela, peu importe la couleur politique », souligne Séverine Depoilly, coautrice de Idées reçues sur les « petits » diplômes. Les coulisses de la formation professionnelle. La maîtresse de conférences en sociologie à l’université de Poitiers rappelle ainsi que ce projet, loin d’être innovant, est un grand classique des réformes du lycée professionnel. Pourtant, il apparaît comme totalement hors-sol. « Les élèves entrent en lycée pro à 15 ans, souvent par défaut. Eux n’ont pas comme projet premier de s’insérer tout de suite dans l’emploi », poursuit-elle. Pourquoi ? « Car, comme tous les élèves, ils sont acquis à l’idée du prolongement de la scolarité et ils ne veulent pas des emplois subalternes de la société. Être en lycée professionnel ne veut pas dire qu’on ne souhaite pas y inventer des possibles »

La succursale des métiers en tension

Inventer des possibles. Émanciper. Rôle essentiel de l’école publique, premier même. Encore plus important en lycée professionnel, où les élèves accueillis sont issus des classes les plus populaires du pays. « Plus de 90 % d’entre eux affichent des indices de position sociale inférieurs à la moyenne nationale », rappelle Olivier Salerno, professeur d’atelier en lycée professionnel et membre du collectif #PréparonslaRiposte. « Notre boulot, c’est de remettre sur pied des élèves qui ont été cassés par le collège pour des raisons diverses. On dit souvent que le lycée pro répare. Avec cette réforme, on assigne ces élèves aux métiers de tâcherons », assène-t-il.

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En effet, les quelques centaines de milliers d’emplois non pourvus sont souvent dans des secteurs où les conditions de travail sont les plus pénibles. Et les salaires les plus bas. Hôtellerie, restauration, bâtiment ou encore métiers du soin à la personne. « Pourtant, le critère des conditions de travail n’est jamais mobilisé par le gouvernement pour expliquer ces pénuries de main-d’œuvre », regrette Sigrid Gérardin, cosecrétaire générale du Snuep-FSU, principal syndicat des enseignants dans l’enseignement professionnel. « Emmanuel Macron veut imposer son plein-emploi. Tout mène vers ce chemin. Or l’objectif des lycées pros ne peut pas être seulement de répondre au marché du travail local. La vision macroniste de l’enseignement professionnel, c’est l’insertion à court terme, sans jamais interroger la qualité du travail ou la diversité des tâches effectuées », analyse Philippe Dauriac, secrétaire national de la CGT Éduc’action.

Emmanuel Macron veut imposer son plein-emploi. Tout mène vers ce chemin.

Philippe Dauriac, CGT Éduc’action

Mais ce n’est pas tout. Dans cette volonté de faire de l’enseignement professionnel la succursale des métiers en tension, l’exécutif a décidé de pleinement faire entrer l’entreprise dans l’école. L’exemple le plus caricatural : alors que cela faisait près d’un siècle que l’enseignement professionnel était rattaché au ministère de l’Éducation nationale, le voici désormais rattaché à ce dernier et… au ministère du Travail ! Un temps, l’exécutif a envisagé de doubler les périodes de stage réalisées durant ces trois années. Derrière cette idée, la volonté de rapprocher le lycée professionnel du modèle de l’apprentissage, vanté à tout-va par le gouvernement, qui l’abreuve d’aides publiques, comme le rapporte un récent rapport de la Cour des comptes. Un modèle toutefois critiquable. « L’apprentissage trie et sélectionne les élèves. Tout le monde ne peut pas être apprenti », rappelle Séverine Depoilly. « L’apprentissage est extrêmement discriminant envers les filles, envers les personnes d’origine immigrée », abonde Sigrid Gérardin.

Surtout, ce modèle crée une distinction de taille. En lycée professionnel, un ado de 15 ans est un élève. En apprentissage, c’est un salarié. Un statut beaucoup moins protecteur que le premier, notamment lorsqu’on sait que 39 % des apprentis ont une rupture de leur contrat avant la fin de celui-ci. Un statut dangereux, aussi. Les plus jeunes sont en effet la catégorie de travailleurs les plus sujets aux accidents du travail. « En 2021, chez les moins de 20 ans, on a eu 25 000 accidents du travail, dont 16 mortels », rappelle Matthieu Lépine, auteur de L’Hécatombe invisible. Enquête sur les morts au travail (Seuil, 2023). « Pas plus tard que cet été, un apprenti est mort en maniant un tracteur », souligne-t-il.

L'hécatombe invisible

Ce doublement des périodes de stage a cependant été remisé (jusqu’à quand ?) après une fronde de tous les acteurs, professeurs comme entreprises. Malgré cela, le gouvernement a continué de promouvoir les stages en annonçant qu’il les rémunérerait entre 50 et 100 euros la semaine. Soit entre 1,40 et 2,80 euros de l’heure. Le tout payé non pas par les entreprises, mais par les finances publiques. « C’est un chèque en blanc signé aux entreprises sur lesquelles aucune attente ne pèse. Pour elles, c’est une main-d’œuvre quasi gratuite, malléable et corvéable à souhait. C’est aussi pour cela que ces jeunes sont une des populations les plus à risque », note Matthieu Lépine. « C’est dangereux car ce discours sur la rémunération peut avoir une certaine audience chez les enfants des milieux populaires. Dans certaines familles, quelques centaines d’euros en plus, ce n’est pas rien. Mais, du coup, l’enfant se retrouve enfermé dans un avenir restreint », souffle Séverine Depoilly.

Rogner sur l’enseignement

L’idée portée par le gouvernement est simple – simpliste diront les plus critiques. L’entreprise doit devenir un lieu de formation majeur. Presque autant que l’école. Une philosophie qu’on retrouvait déjà il y a une quinzaine d’années lorsque le bac professionnel passait de quatre à trois ans. Une réforme qui, déjà, réduisait le temps scolaire. Pourtant, à cet âge-là, les stages sont rarement un moment intense de formation. « Il faut écouter les élèves ! Tous ou presque racontent qu’ils sont cantonnés à des tâches subalternes, pénibles, sans rapport ou presque avec la formation suivie », explique la sociologue.

Pour justifier sa réforme, le gouvernement explique que son objectif premier est de lutter contre le décrochage scolaire, plus important en lycée professionnel qu’en filière générale ou technologique. Dans une diapositive de l’inspection générale de l’Éducation nationale, le décrochage est même présenté comme un coût : 230 000 euros par élève décrocheur tout au long de sa vie – chiffre par ailleurs très contestable. « Cela m’a heurté. On considère le décrochage non pas comme un problème social ou humain, mais comme un coût pour les finances publiques, s’indigne Éric Nicollet, inspecteur de l’Éducation nationale et secrétaire général du SUI-FSU (Syndicat unitaire de l’inspection pédagogique). C’est une forme de culpabilisation qui en dit long sur les raisons qui président à cette réforme. »

On considère le décrochage non pas comme un problème social ou humain, mais comme un coût.

Éric Nicollet, inspecteur de l’Éducation nationale.

L’inspecteur critique aussi le projet de long terme des gouvernants à l’égard du lycée professionnel. Un projet qui, depuis le passage du bac à trois ans, n’a cessé de rogner l’enseignement au profit de la formation en entreprise. « Réduire les heures d’enseignement a fragilisé encore plus les élèves en difficulté. Ces réformes ont créé les conditions du décrochage supplémentaire », affirme-t-il. À ce titre, le dispositif « Tous droits ouverts », prévu par la nouvelle réforme, est caricatural. Il prévoit de détecter, sur la base de signaux faibles, les potentiels décrocheurs pour leur proposer d’« accéder à des structures d’accompagnement, d’insertion et de formation », selon les termes de présentation du dispositif. Autrement dit, de les intégrer, déjà, au monde professionnel.

« C’est une mesure stupide. Comment voulez-vous que les élèves les plus fragiles à l’école réussissent mieux parce qu’ils seraient au travail ? En clair, cette réforme organise leur déscolarisation », s’indigne Sigrid Gérardin. Car à cet âge-là, dans ces secteurs-là, lorsque les élèves viennent des milieux les plus populaires de la société, le travail n’est souvent que celui « qui produit la richesse en créant la misère », loin de celui rêvé par Victor Hugo, « qui fait le peuple libre et qui rend l’homme heureux ».

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