« On attend quoi de nous en fait ? D’être invisibles ? »
Mercredi 6 septembre, lors d’une mobilisation, le personnel du lycée Maurice-Utrillo de Stains a dénoncé l’islamophobie du gouvernement dans sa décision d’interdire l’abaya et le qamis des établissements scolaires et a réclamé des conditions d’accueil dignes pour les élèves.
« Comparer des lycéennes à des terroristes, c’est non ! » Le message est clair sur les murs bleus qui bordent le lycée Utrillo de Stains. Accrochée aux grilles, une banderole donne le ton de la rentrée : « Utrillo en grève ». Dans cet établissement, 70 % des enseignants étaient en grève reconductible mercredi 6 septembre au lendemain de la rentrée. La mobilisation des enseignants et des personnels de la vie scolaire du lycée Utrillo à Stains est la première depuis l’interdiction par le gouvernement des abayas et des qamis. Annoncée le 27 août au journal télévisé de TF1 par le ministre de l’Éducation nationale, Gabriel Attal, cette mesure avait été officialisée par une note de service publiée le 31 août.
« On applique le principe de laïcité, c’est la loi, on se doit de l’appliquer. Mais il n’y a pas de sujet ‘abaya’ sur cet établissement, ça, c’est une évidence », explique la directrice académique adjointe aux chaînes de télévision. Elle évoque deux cas depuis la rentrée. Le matin même, une lycéenne a été convoquée pour sa tenue dans le bureau du proviseur avec le responsable du rectorat en charge des « valeurs de la République ». Après des questions sur ce qu’était la laïcité et la liberté de conscience, elle a dû retourner chez elle pour se changer. Mais à cause du nombre de caméras présentes, elle est sortie par une porte de derrière. « C’était sa rentrée en seconde, et pour son deuxième jour de lycée elle a dû sortir à la dérobée comme une voleuse », commente sa mère. Contactée par téléphone, elle se demande si « les journalistes n’ont pas d’autres problèmes à traiter franchement plutôt que de chercher des mineurs pour leur poser des questions sur leur tenue ».
Cnews, BFM, France 3… Avant la mobilisation et les prises de parole, les lycéens s’étonnent des caméras en nombre devant leur lycée. Allant de groupes en groupes, les journalistes alpaguent les élèves, insistent, tentent de convaincre pour trouver des témoignages liés à l’abaya. « Ils ont le droit de nous filmer comme ça ? », s’inquiète une jeune fille voyant une caméra pointée sur elle. « Tout à l’heure, ils ont filmé exprès sur une copine qui enlevait son voile pour entrer », explique une autre. Yacine et Maylis, deux élèves de terminales, s’étonnent. « Nous, on fait juste notre rentrée. On nous a donné un papier pour expliquer la grève des profs. » La veille, un tract leur a été distribué souhaitant la bienvenue aux élèves et intitulé « Pour un lycée ouvert à toutes et tous, non à la politique islamophobe du gouvernement. » « Sauvons nos conditions de travail et vos conditions d’apprentissage » pouvait-on également lire en majuscule.
« On veut juste que nos enfants puissent apprendre et étudier », dit Kheira, venue soutenir le rassemblement. Elle a une fille au collège et oscille entre inquiétude et colère. « Après la mort de Nahel, ils nous disaient qu’on ne savait pas éduquer nos enfants. Maintenant, on nous soupçonne d’imposer le voile à nos filles. Cette génération n’est pas comme ça. C’est même le contraire : les mères ont peur pour leur fille et leur conseillent de ne pas porter le voile. Aujourd’hui, l’État veut prendre tous les droits sur nos gosses. Qu’est-ce qu’ils veulent à la fin ? Ils n’ont pas un problème avec les robes longues, ils ont un problème avec les femmes musulmanes. Les bonnes sœurs, on va les mettre à poil ? »
C’était sa rentrée en seconde, et pour son deuxième jour de lycée elle a dû sortir à la dérobée comme une voleuse.
Une mère d’élève
Même discours pour deux membres du collectif « Touche pas à ma abaya », constitué récemment pour lutter contre la mesure du gouvernement. « On est venues car c’est important de se mobiliser contre cette réforme raciste. Aujourd’hui, on a des témoignages de filles qui ne savent plus comment s’habiller. On discute entre nous depuis plusieurs jours, elles réfléchissent à des tenues et malgré ça, ça ne va pas. On attend quoi de nous : d’être invisibles, de disparaître ou de rester chez nous ? »
« Se désolidariser de cette politique de fachos »
« Pour l’instant c’est le directeur de l’établissement qui est responsable de l’application de ce dispositif mais, clairement, c’est nous qui sommes à l’entrée, qui sommes à la grille, qui sommes dans les couloirs. Demain, on nous demandera peut-être de participer à un triage des élèves » explique un membre de la vie scolaire qui participe au rassemblement. « Nos élèves sont tout le temps stigmatisés et pour nous c’était important de se désolidariser de cette politique de fachos. On voulait que nos élèves le sachent, d’où les tracts. Pour autant, on n’ouvre pas le débat avec eux. Chacun reste à sa place. Ce sont des citoyens qui ont le droit d’avoir leur avis et de s’autodéterminer.» Si la mobilisation suscite une attention médiatique qualifiée d’« inédite » par les enseignants, les mobilisations du lycée Utrillo pour dénoncer la dégradation des conditions d’apprentissage et d’enseignement ne sont pas nouvelles.
« Abaya pas d’infirmière », « abaya 30 élèves par classe » peut-on lire sur les affiches tenues par les profs. « On s’est mobilisés pour réclamer tous les moyens qui nous sont retirés », explique une enseignante. Elle précise que les revendications concernant la suppression des moyens de l’Éducation nationale s’inscrivent dans un mouvement commencé l’année dernière. Malgré une audience au rectorat et plusieurs mobilisations, les enseignants du lycée Maurice-Utrillo n’avaient pas réussi à récupérer les 60 heures d’enseignement par semaine qu’ils réclamaient. « Supprimer ces heures concrètement, ça veut dire plus d’heures de ‘parcours avenir’ pour les secondes pour leur orientation, plus de dédoublement de classe, plus d’accompagnement personnalisé », poursuit-elle.
Pour la première fois depuis les années 1990, on est face à des classes de 30 élèves.
Un professeur du lycée
Un autre professeur évoque « la politique agressive du gouvernement contre l’éducation nationale ». Enseignant en filière professionnelle, il s’insurge contre « des filières dont on nous disait qu’elles ne suscitent plus d’intérêt, sont aujourd’hui surchargées. Pour la première fois depuis les années 1990, on est face à des classes de 30 élèves. Normalement, c’est 24 et c’est déjà compliqué » Au-delà de l’accompagnement pédagogique, l’augmentation des effectifs se heurte à un problème de place. « On ne peut pas pousser les murs. Ils ont resserré les tables et maintenant on ne peut plus passer dans les salles. Et pour nos élèves handicapés, où on met les AESH ? » Il manque également un poste d’infirmier ainsi qu’un technicien de laboratoire et un surveillant.
Un ras-le-bol général
D’autres professeurs et personnels d’éducation sont venus en soutien pour ce rassemblement. « Presque la totalité des personnels enseignants administratifs et scolaires de notre collège ont exercé leur droit de retrait » annonce un groupe de profs du collège Gustave-Courbet de Pierrefitte-sur-Seine lors des prises de parole. Une enseignante égrène les postes manquants. L’énumération, sans verbe, sonne comme une litanie. « Le poste d’assistante sociale, vacant. Le poste de secrétaire d’intendance, vacant. Le mi-temps infirmier, vacant. Le remplacement en ULIS (*), vacant. Etc. » Au niveau des locaux, ça n’est pas mieux. “Dans la salle de plonge de la cantine, les agents ont les pieds dans l’eau.”
Unités localisées pour l’inclusion scolaire.
Même son de cloche au collège Henri-Barbusse de Saint Denis, où les enseignants évoquent « un ras-le-bol général ». « Elle est bien drôle, l’école de la République, quand il y a des cafards dans les classes, quand les plafonds s’effondrent et que l’eau s’infiltre dans les locaux lorsqu’il pleut », exulte un enseignant.
Jeudi 7 septembre, les grévistes de Maurice-Utrillo ont voté à nouveau pour la reconduction de la grève. Pour l’instant, ils ont obtenu le poste de CPE supplémentaire qu’ils réclamaient « mais pour cette année seulement ». « On a voté en AG qu’on ferait grève jusqu’à ce qu’on puisse les accueillir dignement », explique une enseignante. Une caisse de grève a été ouverte pour soutenir la mobilisation et notamment les contrats les plus précaires.
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