« On nous méprise en silence »

Sans cesse confrontés à des réformes depuis quinze ans, les enseignants craignent une nouvelle précarisation de leur métier alors que leur rôle auprès des jeunes en difficulté n’est jamais reconnu.

Hugo Boursier  • 6 septembre 2023 abonné·es
« On nous méprise en silence »
Un professeur d'atelier et son élève, au lycée Vauban de Brest, en spécialité design de produits.
© FRANCOIS LEPAGE / Hans Lucas / Hans Lucas via AFP

« Le lycée pro, c’est souvent la dernière roue du carrosse de l’Éducation nationale. » Anne a cette image pour qualifier le lycée professionnel en France, où elle travaille depuis vingt-sept ans. C’est dire, quand on connaît l’état de délabrement de ce service public. Cette rentrée, la professeure de maths et de sciences physiques dans un établissement francilien l’envisage avec appréhension. Il manque des enseignants, les classes sont surchargées et les jeunes devant elle sont issus de familles que l’inflation continue d’écraser. Impitoyablement. Mais ce sentiment se double de « colère ». Une colère vive devant ce gouvernement qui « méprise » ce qui est réalisé au quotidien par ces piliers méconnus de l’Éducation nationale. « En plus de donner un socle de culture générale à des élèves souvent en difficulté, de les former à des métiers, on bataille pour assurer un suivi social, pour leur redonner de la confiance envers des institutions qui souvent les rejettent. Ce n’est pas simple », insiste Anne. Surtout quand on voit comment cette institution traite les professeurs.

Un souci non pas d’agir pour nos lycées, mais de répondre à un besoin des entreprises.

Anne, professeure.

Dans le flou total pour cette rentrée que beaucoup annoncent comme « chaotique », celle qui a connu de nombreux établissements professionnels a essayé de décrypter l’énigmatique dossier de presse qui accompagne la réforme (l’unique document d’« explication » des objectifs de la part de l’exécutif). Elle constate que le texte « émane d’un souci non pas d’agir pour nos lycées, mais de répondre à un besoin des entreprises ». La qualité des enseignements prodigués aux jeunes n’est pas reconnue. À peine est-elle mentionnée. Tout comme l’amélioration des conditions de travail des professeurs. Anne est concernée au premier chef par la réforme : sa filière de commerce et vente est menacée de suppression. Le seul horizon du gouvernement étant l’employabilité immédiate des jeunes après le baccalauréat, Gabriel Attal et avant lui Pap Ndiaye ont assuré que 80 filières du tertiaire seront supprimées. Trop d’élèves pour pas assez de jobs. Résultat pour bon nombre de professeurs : il faudra se diriger vers une autre filière. Quitte à être projetés à l’école primaire ou au collège – un changement de métier confirmé par Pap Ndiaye, le 5 mai, au lendemain des annonces d’Emmanuel Macron sur le lycée pro.

« Travailler plus pour gagner plus »

« Cette décision augure un plan social massif des enseignants dans le tertiaire, déjà largement malmenés ces dernières années. Éjectés de leur filière, ils devront une nouvelle fois se reconvertir ou tenter d’être formés ailleurs. Avec quoi en échange ? » interroge Catherine Prinz, secrétaire académique de la CGT Éduc’action Nancy-Metz. Pour répondre à cette question, le gouvernement répète à qui veut l’entendre toutes les possibilités proposées aux professeurs pour arrondir leurs fins de mois. C’est le fameux « pacte » qu’Emmanuel Macron avait annoncé au printemps. Pour les lycées pros, il s’agit de quinze missions – ou « briques » qui forment autant de primes possibles en échange d’heures de cours ou d’atelier supplémentaires. En clair : le bon vieux précepte patronal de « travailler plus pour gagner plus », alors que le métier comporte déjà une importante charge de travail – 43 heures par semaine selon des chiffres du ministère. Bien loin des clichés sur les vacances à rallonge des personnels de l’Éducation nationale. Mais rien n’y fait. Les locataires du ministère sis rue de Grenelle passent et se ressemblent : au lieu de lutter contre « le réel épuisement des enseignants », ils préfèrent continuer à les user. Non sans imagination.

Sur le même sujet : Lycée : la voie professionnelle ne veut pas être une voie de garage

C’est ce qu’ont découvert de nombreux professeurs et organisations syndicales dans le décret publié au cœur de l’été, le 27 juillet. Derrière des intitulés sous forme de vœux pieux – « Détecter les élèves en voie de décrochage », « Appui à la prise en charge d’élèves à besoins particuliers », etc. – comme si ces missions n’étaient pas déjà remplies –, se cache une tentative d’asseoir la réforme du lycée pro. « On constate que onze des quinze missions permettent, en définitive, de déployer la réforme. Le gouvernement compte sur le déclassement salarial des professeurs pour qu’ils prennent des missions supplémentaires. Et se fassent les meilleurs agents de la réforme. C’est assez insidieux », pointe Sigrid Gérardin, cosecrétaire générale du Snuep-FSU. Exemple : la possibilité pour les profs de contribuer au « lien établissement-entreprise » en intégrant le « bureau des entreprises », une nouvelle instance ouverte au privé implantée au sein même des lycées. Le tout payé au forfait, comme un prestataire.

« Pactés » et « non-pactés »

Des professeurs craignent aussi l’impact que le pacte aura sur l’organisation des équipes. Pour son côté vertical, puisque c’est la direction générale de l’enseignement scolaire (Dgesco) qui fixe les moyens alloués à chaque académie selon des critères encore opaques. Mais aussi parce que cela fait peser sur le chef d’établissement une lourde responsabilité : à qui confier telle ou telle mission s’il y a plusieurs professeurs volontaires ? Que faire des professeurs qui remplissent déjà certaines des missions du pacte, mais qui ne pourront être rémunérés, faute de moyens disponibles ? Comment répartir les missions entre les titulaires et les contractuels, toujours plus nombreux dans les établissements ?

Le gouvernement compte sur le déclassement salarial des professeurs.

Sigrid Gérardin, Snuep-FSU

Quand Anne lit les différentes missions, elle ne compte plus celles qu’elle fait déjà. Les afficher comme étant de « nouvelles activités » lui fait dire que le ministère est bien loin des réalités de terrain. Surtout, elle craint une forme de concurrence au sein des lycées. « À partir du moment où tous les enseignants n’ont pas droit au pacte, alors que nous effectuons tous une partie des missions proposées, cela peut créer de la méfiance », redoute Anne. Il y aura les « pactés » – selon l’expression consacrée – et les « non-pactés ». Une guerre du pacte dans un contexte où la part sociale du métier de professeur en lycée pro est de moins en moins valorisée. « On récupère des mômes cabossés et on réussit à les mobiliser en articulant une formation générale et des savoirs professionnels. Si la réforme va au bout, elle sabotera ce travail exceptionnel au quotidien », regrette Sigrid Gérardin, avant de rappeler que cette voie concerne plus de 600 000 jeunes.

« L’entreprise au cœur du système »

En plus du manque chronique de moyens, les professeurs des établissements professionnels voient le sens de leur métier s’effriter année après année. « On considère qu’un prof, peu importe ce qu’il enseigne ou le type d’école où il travaille, peut aller n’importe où. On ne veille plus à l’émancipation des jeunes, mais à leur course coûte que coûte vers un emploi. Et nous, nous devenons interchangeables. Nos savoir-faire, on les oublie. C’est le marché du travail qui compte », regrette amèrement Tristan, professeur à Noisy-le-Sec et syndiqué à la CGT. Dans ce contexte, les enseignements généraux se réduisent au gré des réformes. Moins de matières générales, plus de stages. Avec ce raisonnement limpide : si les jeunes ne trouvent pas de boulot, c’est que l’enseignement ne correspond plus aux besoins économiques. « Cette politique place l’entreprise au cœur du système. Les professeurs deviennent une variable d’ajustement. On les prive de leurs compétences », dénonce Philippe Dauriac, secrétaire national de la CGT Éduc’action.

Cette réforme est portée par des gens qui jamais ne mettraient leurs enfants en lycée professionnel.

Philippe Dauriac, CGT Éduc’action

Du bac pro en trois ans au lieu de quatre, décidé en 2009, jusqu’à la réduction de 30 % des heures disciplinaires mise en place en 2018, cette méthode de « culpabilisation » des enseignants est consciencieusement appliquée. Quitte à causer de graves risques psychosociaux dans la profession. Le CHSCT de l’Éducation nationale avait alerté l’administration en ce sens dès la rentrée de 2019, en demandant à Jean-Michel Blanquer l’abandon de sa réforme et l’organisation de « véritables concertations » avec les organisations syndicales. L’ancien ministre n’avait pas écouté – « une marque de fabrique, chez lui », glisse Élodie, prof en région parisienne. Elle constate même un « avant / après Blanquer » tant l’homme aura marqué la Rue de Grenelle, en passant de Dgesco (soit numéro 2 dans l’organigramme) à ministre, après une parenthèse comme directeur de l’Essec. De son mandat, on ne retient pas le sens de l’écoute. C’est le constat que dresse Catherine Prinz, de la CGT : « On a en haut ceux qui savent, et en bas tous les autres, qui doivent se taire et appliquer sans broncher. » Non sans hypocrisie car, comme le rappelle son collègue syndicaliste Philippe Dauriac : « Cette réforme est portée par des gens qui jamais ne mettraient leurs enfants en lycée professionnel. »

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