« Que notre joie demeure » : les ultrariches à découvert
Dans un roman très politique, Kevin Lambert raconte comment la classe sociale des plus privilégiés tente tout pour protéger ses intérêts.
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Que notre joie demeure / Kevin Lambert / Le Nouvel Attila / 368 pages, 19,50 euros.
Le texte s’ouvre par une fête d’anniversaire anodine. Mais tout y est : cette célèbre animatrice télévisée qui ne fait attention qu’à son image, ces invités qui se pressent autour de la femme d’affaires la plus en vue du moment, cet homme politique qui enchaîne les banalités. Et l’ennui. « Tout le monde a fait des études supérieures, on a tous et toutes vu les quatre coins du monde, la liste d’invités select est composée d’artistes, d’hommes et de femmes politiques, de dirigeants d’entreprise importants qui donnent des doubles pages d’entrevues aux journaux les plus sérieux de la planète, et on se retrouve ensemble à parler de cheveux, du beau temps ou du dernier spectacle du Cirque du Soleil… »
Avec Que notre joie demeure, le troisième roman de Kevin Lambert, l’auteur se moque de cette classe très privilégiée aux airs aristocratiques. Un tableau subtil qui ne tombe pas dans la caricature. En effet, l’écrivain québécois s’est beaucoup appuyé sur ses lectures sur la sociologie des ultrariches. Il dresse ainsi une galerie de portraits de personnages qui semblent uniquement nourris par leurs ambitions professionnelles et la défense de leurs intérêts économiques.
La protagoniste, Céline Wachowski, 67 ans, n’a pas l’air de se plaire dans ce milieu codifié et élitiste. Pourtant, elle reste. Architecte multimillionnaire et partie de rien, elle a réalisé de nombreux gratte-ciel à New York et à Tokyo, des appartements luxueux à Montréal, les demeures de Madonna ou de Françoise Bettencourt. Elle anime même une émission sur Netflix ! On dit de Céline qu’elle est l’une des femmes les plus influentes du monde. Un jour, elle est contactée par une multinationale pour imaginer son futur siège au Québec. Webuy, une entreprise qui ressemble étrangement à Apple, veut s’installer à Montréal pour la beauté de la ville, mais aussi « en raison des allègements fiscaux et des investissements généreux promis par tous les paliers du gouvernement ». Dans ce texte, toute décision est forcément cynique.
Emprise
Quant aux relations humaines, elles sont uniquement régies par l’argent. « Des hommes absorbés par leur iPhone envoient des messages à des garçons dont ils se serviront pour se vider les couilles, de patients garçons qui vivent de l’argent de ces messieurs et dont on ne reconnaît pas le travail, l’œuvre essentielle qui consiste à soulager le patronat. » Lambert met en lumière l’emprise des riches sur ceux qui ne le sont pas.
Céline ne cesse de compatir envers les classes populaires, mais ne fait rien de plus. Car ce qui compte pour tous les personnages, c’est avant tout le storytelling qu’on incarne. L’auteur transforme l’humanisme en excellent argument commercial. Pour le siège de la multinationale, l’architecte conçoit un complexe gigantesque dans un territoire périphérique situé sur des terres autochtones non cédées. Elle le sait. Conséquence presque immédiate : la gentrification du quartier, « une augmentation du prix des loyers et de la valeur du parc immobilier, puis une augmentation des taxes foncières rendant l’accès à la propriété quasiment impossible pour les classes populaire et moyenne, ouvrant le marché aux spéculateurs internationaux ». Véritable démonstration de l’appétit du libéralisme.
Ce qui compte pour tous les personnages, c’est avant tout le storytelling qu’on incarne.
Kevin Lambert reconstitue avec finesse le pouvoir destructeur de la classe dominante. Dans un style cinématographique et très rythmé, il construit ses phrases avec la même précision que l’architecture imaginée par son personnage principal. Le lecteur plonge alors dans les pensées de Céline, soudain au cœur d’une polémique. Les médias se mettent à la critiquer. Les actionnaires de l’agence qu’elle a elle-même créée décident son exclusion.
La classe sociale de Céline se retourne contre elle. Les ultrariches tentent tout pour protéger leur petit monde, quitte à sacrifier l’une des leurs. Le titre prend alors tout son sens. « Tout est fragile et passager, [nous] sommes éphémères en ce monde, [il] suffit d’une faillite, d’une maladie, d’une catastrophe pour ébranler nos maigres existences. » Si le texte commence par une fête, il se finit par une autre. Comme si, pour ces gens, il ne s’était rien passé.