« Jamais je n’aurais imaginé que mes enfants seraient placés chez l’agresseur »
L’État est poursuivi par l’avocate Pauline Rongier, dans l’affaire de Sophie Abida dont les trois enfants ont été placés chez le père, accusé d’inceste. Cette audience d’ouverture de la procédure a suscité le soutien d’autres mères « désenfantées ». Reportage.
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« Poursuivre un médecin est intolérable quand il s’agit de protéger les enfants » Priscilla Majani, en prison pour avoir voulu protéger sa fille de l’inceste(Article mis à jour le 22 septembre 2023, à 15 h 30, pour intégrer des informations complémentaires.)
« On joue avec la santé mentale des gens, il y a des enfants qui sont en danger depuis le 13 février. » Sophie Abida s’est levée de son banc, elle s’adresse directement au magistrat. « Il n’y a aucun enfant dans cette audience, je ne suis pas juge des enfants. Je suis là pour juger de la responsabilité de l’État pour un fonctionnement défectueux de la justice », répond-il. L’audience d’ouverture marque le début de l’action en responsabilité de l’État , fixant le calendrier de la procédure. Et malgré les délais les plus serrés possible négociés par l’avocate de Sophie Abida, Pauline Rongier, les plaidoiries sur le fond n’auront pas lieu avant un an. Une épreuve de plus pour cette femme qui répond : « Jamais. Jamais, je n’aurais imaginé une seconde qu’après avoir dénoncé l’inceste, mes enfants seraient placés chez l’agresseur. »
Après l’écriture de cet article, Sophie Abida a été arrêtée à son domicile le 19 septembre dernier. Selon le communiqué de son avocate, « six gendarmes casqués ont escaladé le mur de sa propriété et défoncé la porte de son domicile ». Sophie Abida aurait « été plaquée au sol » devant sa fille. « Deux gendarmes conduisent Sophie au tribunal en vertu d’un mandat d’amener délivré par la juge d’application des peines du tribunal d’Orléans au motif qu’elle ne respecte pas ses obligations et notamment celle de remettre l’enfant au père, et même si celui-ci est mis en cause pour viol par les trois ainés de la fratrie », conclut le communiqué. Selon nos dernières informations, sa fille de 2 ans est désormais au domicile du père avec ses trois frères et sœurs. Sophie Abida, qui a été remise en liberté depuis, a entamé une grève de la faim pour alerter l’opinion publique. « Je suis traitée telle une terroriste », nous a-t-elle confié. Elle réclame que la gravité des faits qu’elle dénonce (violences et viols révélés par ses enfants) soit prise en compte par les tribunaux et qu’un juge d’instruction soit nommé.
Le juge écoute, le dossier est nouveau, et ce n’est pas aujourd’hui qu’il en prendra connaissance. En face de lui, il voit d’autres femmes, dont certaines se sont mises debout, ainsi que deux avocates qui ont revêtu leur robe, non pour plaider, mais pour apporter un soutien à Sophie Abida. L’une des femmes dit au juge : « Vous avez ici des mères dont les enfants sont placés chez les agresseurs. » L’échange est terminé. Le groupe – une quinzaine de personnes – sort de la salle d’audience, quinze minutes à peine après être entré dans le tribunal judiciaire de Paris.
La procédure est rare, quasi inédite. Attaquer l’État pour avoir échoué à protéger des enfants dans une affaire d’inceste. Sophie Abida a perdu la garde de ses enfants après des révélations de viols. Une expertise psychologique, réalisée sans qu’elle ni ses enfants n’aient été vus par l’experte, estimait qu’elle les instrumentalisait. S’appuyant sur cette expertise, malgré les dires répétés des enfants et des enregistrements corroborant leurs propos (des mouchards avaient été placés dans les doudous), la justice a transféré leur garde au père, accusé d’inceste.
Et parce qu’elle a refusé de lui confier leur dernière fille, Sophie Abida a été maintenue trois semaines en détention provisoire en avril dernier. La responsabilité de l’État est mise en cause aujourd’hui notamment pour absence de prise en compte de la parole des enfants et pour le fait que, huit mois après la dernière plainte avec constitution de partie civile (réalisée suite au classement sans suite des précédentes plaintes), le juge d’instruction n’est toujours pas désigné.
Pauline Rongier explique : « Nous engageons la responsabilité de l’État pour les fautes lourdes et le déni de justice commis par les magistrats de Chartres et d’Orléans. Ces magistrats ont confié la garde des enfants au père lorsqu’ils ont dénoncé à son encontre des viols. Ils ont refusé de prendre en compte les nombreux éléments corroborant les déclarations des enfants. Plutôt que d’enquêter correctement sur le père mis en cause pour viol, les magistrats tentent de neutraliser la mère qui les protège. Aujourd’hui, 4 enfants qui ont parlé sont mis en danger par les institutions judiciaires. »
En matière de violences intrafamiliales, une seule autre procédure comparable a été engagée. Il s’agit de l’affaire de Sarah Kadi, qui reproche à la justice d’avoir maintenu le droit de garde du père alors que depuis l’âge de 4 ans sa fille dénonçait des agressions sexuelles.
La pseudo-théorie de l’aliénation parentale
Même si l’avocate a négocié des délais les plus courts possibles, le renvoi de l’audience est un nouveau coup dur. Dans le hall du tribunal, les personnes venues soutenir Sophie Abida, quasiment que des femmes, parlent et échangent pendant deux heures. Certaines expliquent avoir été confrontées à des défaillances de la justice et témoignent avoir, elles aussi, perdu la garde de leurs enfants après des révélations d’inceste.
Une femme explique : « Le père a multiplié les procédures à mon encontre et je suis passée en trois ans du banc des victimes à celui des accusées. J’avais la garde de ma fille tous les mercredis. Au bout d’un an, je l’ai perdue totalement, à part pendant la moitié des vacances. Finalement, j’ai abandonné les procédures. J’ai compris que ça allait me broyer et que ça se retournerait toujours plus contre moi. Je n’ai plus le souffle ni le courage mais je suis venue soutenir Sophie. »
Une autre femme témoigne : « J’ai perdu la garde de mes enfants et je considère que ce sont les juges qui sont coupables, parce qu’ils ne les ont pas crus et maintenant ils sont en danger. Je suis détruite. Au début, je pensais que j’étais toute seule, et puis j’ai compris que c’était un problème systémique car c’est tout un système qui fonctionne à l’encontre des mères. » L’air épuisé, elle ajoute : « Vous savez, moi, il y a des mots que je ne peux plus entendre : violences sexuelles, je ne peux plus, aliénation, je ne peux plus, j’en peux plus, j’en peux plus de ces mots. »
C’est tout un système qui fonctionne à l’encontre des mères.
Plus tard, une autre, qui a « récupéré des enfants malades à leurs 18 ans », raconte : « On est considérées comme des folles, des hystériques mais c’est cette justice qui nous rend malades. Ça broie nos enfants, et ça nous broie aussi. » Elles font référence à la « théorie » de l’aliénation parentale, élaborée à la fin des années 1980 par Richard Gardner, accréditant l’idée que les femmes manipulent leurs enfants dans le cadre de séparation conflictuelle, allant jusqu’à leur faire répéter de fausses allégations d’agressions sexuelles, pour les éloigner de l’autre parent.
Cette pseudo-théorie, non validée par la communauté scientifique, a fait l’objet d’alertes dans les différents rapports du Grevio (groupe d’experts sur la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique, un organe du conseil de l’Europe), une résolution du Parlement européen d’octobre 2021 et dans un rapport de l’ONU d’avril 2023. Elle est également au cœur du premier rapport de la Ciivise (Commission indépendante sur l’inceste et les violences sexuelles faites aux enfants) d’octobre 2021 consacré aux mères en lutte. La commission expliquait que près d’un tiers des témoignages reçus étaient liés à ces situations de mères coincées dans des « injonctions paradoxales » : protéger leur enfant, sous peine de commettre le délit de non-représentation d’enfant et de risquer la prison, ou respecter la loi et le remettre au père, accusé d’inceste.
« Si eux sont présumés innocents, pourquoi nous, serions présumées coupables ? »
Sur les murs marron du tribunal, sont inscrits les grands principes de la justice. L’article 9 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, qui court le long des portiques, est le premier qu’on voit quand on arrive dans le bâtiment. « Tout homme est présumé innocent jusqu’à ce qu’il ait été déclaré coupable. »
Face à ces mots, l’une des femmes laisse éclater sa colère : « Je ne comprends pas, on sait qu’un Français sur dix est victime d’inceste, et les juges ne veulent pas voir qu’il y a des agresseurs autour de nous. Si eux, qui sont accusés d’inceste, d’agresser leurs enfants, ils ont droit à la présomption d’innocence, pourquoi nous, qui voulons protéger des enfants, on est toujours présumées coupables ? » « Quand bien même on se serait trompées, on aurait cru quelque chose qui n’est finalement pas arrivé – et honnêtement c’est ce qu’on espère toutes, que nos enfants n’ont pas vécu tout ça –, qu’est-ce qui justifie qu’ils soient séparés de leur mère et confiés au père ? Moi, je ne veux même pas que cet homme aille en prison, je veux juste que mon enfant n’ait pas à subir de violences et que je puisse le retrouver pour qu’il se répare. Il est où le principe de précaution dans tout ça ? », complète une autre.
Il est où le principe de précaution dans tout ça ?
Pour, elles, venir soutenir Sophie Abida relevait de « l’évidence ». L’appel au rassemblement pour l’audience qui devait avoir lieu lundi 11 septembre a circulé sur les réseaux sociaux. Ces mobilisations de femmes ne sont pas nouvelles. « Les premiers collectifs de mères se sont constitués dans les années 1990 dans un contexte de dévoilement des violences sexuelles et de l’inceste. Mères en lutte contre les viols incestueux a été fondée à Villeurbanne en 1999, notamment par le sociologue Léo Thiers-Vidal, pour aider les mères qui tentaient de secourir leurs enfants victimes d’agressions sexuelles dans un contexte de séparation », explique Gwenola Sueur, sociologue qui a mené avec Pierre-Guillaume Prigent une recherche sur les usages sociaux de « l’aliénation parentale ».
Après qu’une mère lyonnaise a été incarcérée quinze jours pour non-représentation d’enfant, l’association Mères en lutte avait ainsi été créée pour lutter contre les dénis de justice. Et les discours portés par cette association résonnent avec ceux portés par les mères ayant actuellement perdu la garde de leurs enfants. « Nos tout jeunes enfants ne sont plus les victimes des agresseurs qu’ils désignent, ils deviennent les victimes de leurs mères […] et par un phénomène qu’il aurait été difficile d’imaginer les mères deviennent coupables ; ce sont elles que l’on condamne, pour non-représentation d’enfant », pouvait-on lire en 2003, dans un texte qui n’a pas perdu de son actualité.
Une figure du combat des mères « désenfantées »
Aujourd’hui, ce sont des associations comme Protéger l’enfant qui luttent pour réformer le délit de non-représentation d’enfant, ou des collectifs comme le Collectif enfantiste, dont l’une des membres était présente au tribunal. L’époque est également marquée par la circulation de témoignages sur les réseaux sociaux. Plusieurs comptes de mères « désenfantées » avaient ainsi publié l’appel au rassemblement pour l’audience de Sophie Abida, le 11 septembre. Son compte Instagram « Justice pour mes 4 enfants » est suivi par plus de 30 000 personnes.
Et elle explique recevoir chaque semaine des messages de femmes ne sachant plus comment protéger leurs enfants, et menacées d’en perdre la garde. « Aujourd’hui, les mères se retrouvent entre elles sur les réseaux sociaux, où elles trouvent du soutien, explique Pierre-Guillaume Prigent, mais on constate aussi que c’est une problématique investie par la sphère complotiste, qui sait identifier les choses qui choquent pour instiller des théories dangereuses. Il faut être prudent avec ça. Les réseaux sociaux sont une porte d’entrée pour les discours complotistes. »
Loin des théories du complot, Pierre-Guillaume Prigent décrit les mécanismes sociologiques en œuvre : « Il peut en effet y avoir une perpétuation des violences intrafamiliales via les institutions judiciaires après la séparation, qui considèrent trop souvent que l’intérêt de l’enfant c’est de maintenir le lien avec son père, même s’il est violent et sans que la violence ne soit interrogée. Ce que l’on a constaté dans notre étude sur les usages sociaux de l’aliénation parentale, c’est que quand les services sociaux et les institutions judiciaires ne sont pas formés, il y a un blâme très fort des mères qui peut aller très loin, qui renforce les droits du père malgré la violence et qui peut conduire au transfert de résidence. »
Il faut surtout un vrai travail de fond sur les représentations misogynes.
Gwenola Sueur
Pour Gwenola Sueur, qui évoque les rapports de la Ciivise, du Grevio et de l’ONU, « il y a quand même une prise de conscience collective autour des conséquences de l’usage de ‘l’aliénation parentale‘. Mais l’interdiction pure et simple de l’usage de la notion s’avère complexe dans la mesure où ce concept peut muter. Dans certains jugements en France, on voit déjà des termes dérivés comme ‘mère fusionnelle’ ou ‘stratégie de la mère pour exclure le père’. Il faut surtout un vrai travail de fond sur les représentations misogynes. »
Aujourd’hui, Sophie Abida est devenue l’une des figures du combat des mères « désenfantées ». Son affaire a été médiatisée, notamment après ses trois semaines passées en prison en avril dernier. « Si la justice ne nous entend pas et qu’il faut faire des actions collectives pour attirer l’opinion publique sur les dysfonctionnements des tribunaux concernant les enfants, on le fera », entend-on parmi le comité de soutien. Celle qui dit « survivre et non vivre » affirme : « Tant que je n’aurai pas récupéré mes enfants, la justice entendra parler de moi. Et je veux que les institutions qui ont placé mes enfants chez leur agresseur soient jugées et que ça ne puisse plus se reproduire. »
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