A69, l’autoroute des mensonges

La résistance au projet d’infrastructure reliant Toulouse et Castres résonne désormais à l’échelon national. Sur le terrain, les opposant·es dénoncent une kyrielle d’incohérences, voire de manipulations.

Patrick Piro  • 18 octobre 2023 abonnés
A69, l’autoroute des mensonges
Dominique Rougeau refuse de céder son champ de pivoines, situé sur le tracé de l’A69.
© Patrick Piro

La société Atosca est tombée sur un os, avec Dominique Rougeau. Le concessionnaire du projet d’autoroute Toulouse-Castres A69 a choisi un tracé qui coupe en deux l’exploitation du producteur de pivoines, à Teulat (Tarn). Dominique Rougeau n’est pourtant pas du genre à se coucher devant les bulldozers, ni même opposé a priori à l’autoroute. « Pourquoi pas, si elle est d’intérêt collectif », concède-t-il. Mais voilà, il est bien placé pour contester les prétendus bienfaits de ce tronçon de 54 kilomètres pour le « développement économique » local, argument phare des promoteurs du projet.

ZOOM : La mobilisation monte en puissance

« Quand les jeunes sont entrés en action, l’opposition a gagné une nouvelle dimension », se félicite Sabine Mousson, maire de Teulat. Par son ampleur, la mobilisation du 22 avril, dans le Tarn, avait marqué les esprits. Elle s’est intensifiée quand des militant·es se sont perché·es dans des platanes bicentenaires promis à l’abattage, et interpelle au niveau national quand Thomas Brail, du Groupe national de surveillance des arbres, s’installe dix jours durant, en septembre, dans un arbre face au ministère des Transports. Puis entame une grève de la faim, et même de la soif, bientôt rejoint par d’autres militant·es. Un geste interrompu, car l’État a concédé une suspension temporaire des travaux de l’A69. Avant de réaffirmer son intention, lundi, de les mener à leur terme. De quoi décupler la motivation des opposant·es, qui appellent à une mobilisation nationale les 20 et 21 octobre.

Atosca lui propose 100 000 euros pour acquérir huit hectares de son exploitation. « Une misère, comme si la terre était une simple matière première. J’ai refusé. Depuis, on est en négociation. » Il tend un mémoire avec photos aériennes et tableaux de rentabilité. « Ça fait trente ans que j’investis sur ma parcelle, et son rendement, je le dois à ma technique de culture et à son système d’irrigation intégré. » L’exploitation produit 180 000 pivoines par an, livre 150 fleuristes en Occitanie et fait travailler 20 personnes à l’époque de la floraison. « C’est plus de deux décennies de manque à gagner d’une entreprise qu’ils vont devoir indemniser. »

L’autoroute accroîtrait « l’attractivité du territoire » et désenclaverait le bassin de Castres et de Mazamet, « où la misère suinte », selon les mots de Carole Delga, présidente PS de la région Occitanie et fervente supportrice du projet. Alors que le ministre des Transports, Clément Beaune, confirmait, fin septembre, que l’A69 se ferait bel et bien, près de 2 000 scientifiques, dont des personnalités du Giec, appellent le président de la République à mettre un terme à ce non-sens écologique, social et économique (1) : « Les recherches montrent clairement que le lien entre infrastructures autoroutières et développement n’est pas automatique, et peut être négatif, car celles-ci exacerbent la concurrence entre territoires et favorisent les grands centres urbains plus que les zones traversées ou même les villes moyennes que l’on voulait ainsi desservir. »

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L’Obs, 4 octobre 2023.

L’A69 capterait-elle 80 % du trafic entre Toulouse et Castres, comme il est allégué ? « On a fait des hypothèses aussi mirifiques pour l’A65 Langon-Pau et elle est aujourd’hui déserte. Un fiasco ! » indique Thomas Digard, assistant à maîtrise d’ouvrage « voiries » et animateur de l’association La Voie est libre, constituée pour s’opposer à l’A69. « Les chiffres ont été gonflés pour passer le cap de l’enquête d’utilité publique, certains datent de 2014, voire d’avant. »

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Le long de la N126, que doublerait l’A69, les engins de terrassement sont à l’œuvre, alors que sont encore à l’examen des recours en contestation des autorisations préfectorales, et en particulier de l’estampille « raison impérative d’intérêt public majeur » (RIIPM), qui ouvre à des dérogations environnementales. Les militant·es grincent des dents en entendant le concessionnaire vanter une autoroute « respectueuse du territoire […] et de la biodiversité ». Des arrêtés de cessibilité l’autorisent à installer son emprise sur les parcelles avant même la fin des négociations d’expropriation.

Le projet d’autoroute A69, dont la bande préamptée est matérialisée par des piquets, va détruire le réseau d’irrigation sous-terrain installé par Dominique Rougeau. (Photo : Patrick Piro.)
Les engins de terrassement sont à l’œuvre, alors que sont encore à l’examen des recours en contestation des autorisations préfectorales. Ici, à Verfeil. (Photo : Patrick Piro.)

« Il y a des drames humains en cours chez des agriculteurs », signale Dominique Rougeau. Stupéfaction à Puylaurens et Villeneuve-lès-Lavaur, fin septembre : la population apprend que deux usines à bitume vont y être ouvertes. Un collectif d’opposition se crée dans la foulée. Atosca, qui a besoin de 5 millions de mètres cubes de matériaux pour stabiliser ses terrassements, a prévu de les prélever dans les sols le long du parcours, empêchée par la résistance locale d’ouvrir des carrières. Mais l’impact écologique de l’opération n’a pas été considéré. À Saint-Germain-des-Prés, où son exploitation d’ail rose jouxte la bande autoroutière, Régis Hérail redoute que le creusement perturbe le bassin-versant qui alimente l’étang familial où il puise pour irriguer. « Son niveau est déjà exceptionnellement bas, avec cette sécheresse. Les pouvoirs publics feraient mieux de se préoccuper de la question de l’eau plutôt que d’accélérer le transport routier ! »

Il y a des drames humains en cours chez des agriculteurs.

Dominique Rougeau

« Compensation écologique »

Construire une autoroute « écologique », ironise Thomas Digard, « ça signifie, dans le langage Atosca, installer des passes à faune, des aires de covoiturage et un système de contrôle qui supprime les arrêts au péage ». Une dérogation avait-elle été oubliée pour abattre les arbres d’alignement qui ornent les routes ? Elle est bricolée d’urgence en deux jours. Au nom de la « compensation écologique », principe supposé neutraliser les atteintes à la nature, le concessionnaire était tenu de replanter au quintuple les 224 arbres d’alignement abattus. « On en est à peine à plus d’un pour un », poursuit Thomas Digard.

Il faudra aussi compenser les bosquets et les haies « banals ». « Mais Atosca est dans l’incapacité de nous fournir le nombre d’arbres rasés, témoigne Sylvie Baune, qui siège au comité de suivi des mesures compensatoires pour l’Union protection nature et environnement Tarn. Par ailleurs, il n’est pas prévu d’arroser ceux qui seront replantés. Comment imaginer qu’ils survivent, avec les sécheresses récurrentes ? C’est du bidon. » Chez Bruno Cabrol, éleveur à Saïx, il n’y a plus un filet d’eau dans le ruisseau Bernazobre depuis fin septembre. « Je n’ai jamais vu ça en quarante ans ! »

Sabine Mousson, maire de Teulat, vient de recevoir un courrier recommandé d’Atosca, concessionnaire de l’autoroute A69, lui enjoignant de faire cesse les entraves au projet. (Photo : Patrick Piro.)
Bruno Cabrol identifie des plantes de zones humides, sur un terrain qui n’a pas été déterminé comme tel par l’enquête environnementale sur l’autoroute A69. (Photo : Patrick Piro.)
S’ajoutant aux sécheresse, le terrassement de l’autoroute A69 va accroître les pertes de remplissage de l’étang d’irrigation de Régis Hérail, qui en indique le niveau haut en régime normal. (Photo : Patrick Piro.)

Il a été approché par Atosca, qui recherche des terrains susceptibles d’offrir des services de compensation écologique. « Cette parcelle, où je ne pratique aucune agriculture pour laisser la flore et la faune se diversifier, ils se l’approprieraient bien pour se vanter d’avoir “amélioré” la biodiversité ! » Il ramasse un pied de carex. « Typique des zones humides. Leur enquête n’a même pas repéré ce biotope. Il aurait pourtant suffi de nous interroger, on connaît nos terres. Ils font de l’écologie de dossier. L’enquête d’impact environnemental comporte 15 000 pages ! C’est pratique pour décourager qu’on s’intéresse à leurs manipulations. »

Les collectifs citoyens ont fait un travail d’expertise extraordinaire.

Sabine Mousson, maire de Teulat

Toutes les allégations d’Atosca sont devenues sujettes à caution, décortiquées par les opposant·es. « Les collectifs citoyens ont fait un travail d’expertise extraordinaire, notamment en proposant l’alternative d’aménagements de la N126 », salue Sabine Mousson, maire de Teulat, en première ligne des élu·es contestataires. « Je suis allée d’effarement en effarement. Nous avons découvert que deux tronçons routiers construits sur fonds publics, à Puylaurens et Soual, avaient été rétrocédés gratuitement à Atosca ! Une petite contrepartie a depuis été établie, mais sur le fond cette autoroute est antisociale. » À ­raison de 17 euros de péage pour un aller-retour Castres-Toulouse, « vise-t-elle à réduire la “misère suintante” ? raille Thomas Digard. Nous avons interpellé Carole Delga, début octobre : elle se dit prête à “travailler” la question du tarif Atosca. Avec les deniers publics, donc ? »

Sur le même sujet : Contre l’A69, des citoyens ont un itinéraire bis

Même l’argument du « gain de temps » a fini par se retourner contre le concessionnaire. Une étude de 2016 prétendait que l’A69 réduirait de 35 minutes le trajet entre les deux villes. « Ça serait tout au plus 15 minutes, conviennent désormais les pro-A69, constate Thomas Digard. Et le trajet sur la N126, coupée à plusieurs reprises par l’autoroute, se verrait rallongé d’une dizaine de minutes, en partie parce qu’il faudrait créer douze ronds-points. Bref, les riches gagnent du temps, les pauvres en perdent ! » À Teulat, Antoine de Lévis-Mirepoix regrettera la disparition du bosquet qu’il a planté. « Mais c’est l’atteinte à l’intérêt collectif qui me navre le plus. Ce projet est non seulement en contradiction avec les enjeux de l’époque, mais aussi d’une mise en œuvre extrêmement brutale, dans les silences, les omissions, les trucages et les mensonges. On y cherche en vain l’honnêteté et la transparence dues à la population. »

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