Asile et immigration : l’attentat d’Arras fait avancer le projet de loi Darmanin
Le gouvernement se sert du cas Mogouchkov, du nom du suspect de l’assassinat du professeur Dominique Bernard, pour faire avancer son projet de loi sur l’asile et l’immigration. Au risque d’enchaîner les raccourcis et de se tromper de cible, alertent les associations de défense des migrants.
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Le gouvernement n’a pas perdu de temps. À peine Emmanuel Macron a-t-il salué, vendredi 13 octobre, le corps sans vie de Dominique Bernard, ce professeur de lettres victime d’une attaque terroriste au lycée Gambetta d’Arras, qu’Élisabeth Borne et Gérald Darmanin ont invité la droite et l’extrême droite à voter leur projet de loi immigration, dont l’examen en première lecture doit reprendre le 6 novembre au Sénat. « La ligne de fermeté est extrêmement claire », a déclaré le ministre de l’Intérieur d’un ton martial au lendemain du drame.
Ça va être sale, très sale pour les droits humains.
Les téléphones ont chauffé entre l’Élysée et Place Beauvau, selon les informations de Politis : « Le dossier est suivi directement par le château. Le président a même décalé son déplacement en Albanie pour suivre son évolution. On a besoin des voix de la droite pour faire passer la loi. C’est sûr que le texte ne va pas dans votre sens, à vous, les gauchistes », s’amuse un soutien du ministre au Parlement. Sollicité, son cabinet confirme que « tout ce qui va dans le sens de plus de fermeté et pour une adoption rapide du texte convient au ministre ». Comprendre « ça va être sale, très sale pour les droits humains », traduit un macroniste issu de « l’aile gauche » de la majorité. Le 16 octobre au matin, le ministre a demandé à ses services de suivre avec attention les dossiers concernant les jeunes hommes « venant du Caucase, entre 16 et 25 ans », le suspect de l’attentat d’Arras étant originaire d’Ingouchie, une province russe.
La question de la présence de l’auteur présumé de l’assassinat de Dominique Bernard, Mohammed Mogouchkov, et de sa famille en France, a donné lieu à une nouvelle passe d’armes entre le gouvernement, la droite et l’extrême droite. Les deux partis d’opposition dénoncent des « failles », déplorant que le suspect de l’attentat d’Arras et sa famille n’aient pas été expulsés en 2014, alors qu’ils faisaient l’objet d’une obligation de quitter le territoire français (OQTF). Le Rassemblement national (RN) est allé jusqu’à exiger la démission de Gérald Darmanin tandis que la droite réclamait « l’instauration de l’État d’urgence ».
Le tout en plein conflit entre Israël et le Hamas, après l’attaque sanglante du mouvement terroriste le 7 octobre. À gauche, La France insoumise (LFI) accuse le gouvernement d’empêcher les manifestations de soutien aux Palestiniens victimes de la réplique de l’État hébreu à Gaza. Sous pression, le ministre de l’Intérieur, qui joue son avenir au gouvernement sur fond de rivalité avec Élisabeth Borne, annonce un « durcissement » du projet de loi immigration. Quitte à enchaîner les contre-vérités et les déclarations à l’emporte-pièce. « Cela fait quinze ans que la loi française, malheureusement, empêche le ministre de l’Intérieur d’expulser les personnes qui sont arrivées avant 13 ans sur le territoire national. La loi que je porte met fin à ça », a indiqué le ministre au journal de 20 heures de TF1, le 13 octobre.
« Une fiction ancrée dans le mental des services préfectoraux »
« C’est une fiction ancrée dans le mental des services préfectoraux et de l’Intérieur », soupire Julien Fischmeister, membre du Groupe d’information et de soutien des immigrés (Gisti). La législation actuelle permet à l’Intérieur d’expulser un étranger arrivé en France avant ses 13 ans malgré les protections dont il dispose s’il représente un danger pour la sécurité nationale, à moins qu’il soit mineur, ce qui n’est pas le cas du terroriste présumé, âgé de 20 ans au moment des faits.
La fiction est reprise par Élisabeth Borne dans la presse le même jour, tout en relevant le niveau du plan Vigipirate à son plus haut niveau, « urgence attentat ». Une manœuvre qui vise autant à convaincre les Français qu’à mettre la droite « face à ses responsabilités », affirme un conseiller de l’exécutif. Désormais, Gérald Darmanin veut accélérer les expulsions, quitte à placer la France hors la loi au regard du droit international et européen. « Nous avons été condamnés par la CEDH [Cour européenne des droits de l’homme, NDLR] (…), mais j’assume. Il vaut mieux être condamné par la CEDH et protéger les Français », déclare le ministre (1).
Article mis à jour le 17 octobre 2023.
Une méthode qui ne peut que plaire à la droite au Sénat, majoritaire à la Chambre haute. Son président, Bruno Retailleau, veut réécrire la Constitution pour déroger aux traités internationaux qui protègent les réfugiés et les migrants. « On est très inquiet, déclare à Politis le sénateur socialiste Rémi Cardon. Le gouvernement joue sur l’émotion alors que l’immigration demande à la fois de la régulation et de l’humanité. »
L’étranger est ramené soit à sa condition de travailleur, soit à sa condition de délinquant.
Rémi Cardon, sénateur
L’article 3 sur la régularisation des travailleurs sur les métiers en tension, notamment, cristallise les oppositions. « Retailleau est comme fou, il veut absolument le faire sauter », chuchote une source parlementaire. « C’est la course à l’échalote », observe Julien Fischmeister. Suppression de l’Aide médicale d’État (AME), dégradation du droit au séjour pour les soins, extension de la double peine à toutes les infractions : le projet de loi opère un « tournant » en permettant à l’Intérieur d’expulser un étranger en situation irrégulière sur la base d’un délit et non plus seulement d’un crime punissable de cinq ans ou plus, comme c’est le cas actuellement. « Cette mesure va faire entrer des milliers d’étrangers supplémentaires dans la nasse en sacralisant le lien entre délinquance et immigration », observe l’expert. « L’étranger est ramené soit à sa condition de travailleur, soit à sa condition de délinquant. C’est un discours très binaire », regrette Rémi Cardon.
Accélération du calendrier
Fidèle à sa ligne de conduite, Gérald Darmanin n’a pas non plus eu un mot de soutien pour les associations de défense des migrants, lâchées en pâture par la droite et l’extrême droite sur les plateaux de télévision et les réseaux sociaux. La Cimade, particulièrement visée, se voit reprocher d’avoir soutenu l’arrêt de l’expulsion de la famille Mogouchkov, en 2014. Depuis l’attentat d’Arras, l’association est inondée de messages de haine « par mail et sur les réseaux sociaux » (lire ci-dessous), déplore sa secrétaire générale, Fanélie Carrey-Conte, qui réagit au drame, pour la première fois, auprès de Politis. « Il y a une inversion terrible des responsabilités. Nous avons mobilisé pour une famille il y a dix ans et nous refuserons toujours de considérer que la trajectoire d’une famille serait déterminée par l’origine et le milieu social », affirme-t-elle.
La Cimade est victime d’une campagne de haine à droite et à l’extrême droite après l’attentat d’Arras. L’association, fondée en 1939 pour soutenir les migrants, les réfugiés et les étrangers en situation irrégulière, se voit reprocher d’avoir porté secours à la famille Mogouchkov, menacée d’expulsion en 2014. À l’époque, la jeune fratrie, localisée en Bretagne, est aussi épaulée par le Réseau éducation sans frontières (RESF), le Mrap et la section locale du PCF. Le cyberharcèlement a débuté dès l’annonce de la mort de Dominique Bernard avec un tweet d’un journaliste du Figaro révélant le passé de la famille. Le post a fait plus de 6 millions de vues sur la plateforme d’Elon Musk. « Nous recevons de nombreux messages de haine très choquants », relate la secrétaire générale de l’association, Fanélie Carrey-Conte. L’association a verrouillé son compte X (ex-Twitter) et éteint les téléphones avant de défendre son point de vue dans les médias.
En attendant, Gérald Darmanin a envoyé ce lundi une circulaire aux préfets pour leur faire « réexaminer » tous les dossiers des personnes suivies pour radicalisation. Il y en a plus de 5 000 en France actuellement, selon l’Intérieur. Le ministre exige aussi que tous les étrangers en situation irrégulière et considérés comme dangereux soient expulsés de manière systématique. Rien à voir avec les fichés S, cependant, seules les personnes inscrites au fichier des signalements pour la prévention de la radicalisation à caractère terroriste (FSPRT) sont concernées. « Sur cas particulier, le ministre a rehaussé le dispositif », nous confirme son cabinet. Le ministre érige cette mission en « priorité absolue ».
Nous refuserons toujours de considérer que la trajectoire d’une famille serait déterminée par l’origine et le milieu social.
Fanélie Carrey-Conte, La Cimade
Rien de nouveau, là encore, l’accent est mis sur la traque des étrangers délinquants depuis 2017 à l’aide d’un arsenal de circulaires. « Le procédé est répété à l’identique, à chaque événement tragique, le gouvernement leur retire leurs titres au motif de troubles à l’ordre public », s’agace le Gisti. « Ce projet de loi ne permettra pas d’améliorer la situation des personnes migrantes et de la société dans son ensemble, il faut se réveiller face aux glissements sécuritaires et potentiellement liberticides », abonde Fanélie Carrey-Conte pour la Cimade.
« Le rythme politique est tronqué, ce qui est propice aux raccourcis. Une grande partie des attaques terroristes en France est menée par des Français. Stigmatiser les étrangers et piétiner les droits individuels ne conduira pas à lutter contre le cycle de la violence », affirme la secrétaire générale de la Cimade. Un discours aux antipodes de celui du gouvernement. Aux dernières nouvelles, Emmanuel Macron a donné son accord pour « accélérer le calendrier législatif » sur le projet de loi immigration.