Au Liban, « le pays de la guerre des autres », le spectre de 2006
Alors que la menace d’un embrasement régional du conflit israélo-palestinien s’accroît, le Pays du cèdre replonge 17 ans en arrière. L’armée israélienne et le Hezbollah s’étaient livré une guerre de 33 jours provoquant la mort de 1 200 Libanais, en majorité des civils, et de 160 Israéliens. À Beyrouth, les habitants redoutent le pire.
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Dans le sous-sol d’un bar animé du quartier Geitawi, à Beyrouth, un stand-upper débutant, micro en main, teste les blagues de son prochain spectacle devant un auditoire clairsemé. Au menu, une recette qui fonctionne ces derniers temps : le quotidien ubuesque des Libanais confrontés à la pire crise économique que le pays ait jamais connue. Ce soir-là, pourtant, les blagues tombent à plat. L’actualité locale, ponctuée par les variations du dollar, la vacance présidentielle, le bouc émissaire syrien, s’est tue le 7 octobre, remplacée par un fantôme bien plus inquiétant. Juliana, 31 ans, applaudit mollement : « Il a encore du boulot… »
Depuis quelques jours, la jeune femme ne dort plus et vit au rythme des annonces sur X (ex-Twitter) et WhatsApp. Ce soir-là, des informations sur un mouvement de grande ampleur du Hezbollah à la frontière avec Israël inondent les réseaux. On parle d’une nouvelle guerre, l’ambassade américaine s’apprêterait à évacuer. Les informations sont finalement démenties une heure plus tard. « Après tout ce qui s’est passé, la crise, l’explosion du port, je suis déjà anxieuse normalement, mais là c’est au-dessus de tout. »
Depuis le premier jour de l’opération du Hamas « Déluge d’Al-Aqsa », des obus s’abattent quotidiennement de part et d’autre de la frontière libano-israélienne, visant des installations militaires ou civiles. Le Hezbollah, milice chiite libanaise parrainée par l’Iran, a fixé comme ligne rouge une opération terrestre israélienne dans la bande de Gaza. Plusieurs commandos du parti chiite ont déjà traversé la frontière avant d’être tués. Si la réponse de chaque côté reste à l’heure actuelle proportionnée, les Libanais redoutent une escalade incontrôlée qui mènerait à une nouvelle guerre.
Mon père m’a dit que, cette fois, ils ne bougeraient pas de l’appartement si la guerre revient.
Juliana
Juliana a 13 ans quand la guerre entre le Hezbollah et Israël éclate au cœur de l’été 2006. Après la mort de huit soldats israéliens et la capture de deux autres à la frontière par le Parti de Dieu, l’État hébreu lance une offensive sur le pays, l’opération « Juste Rétribution », censée annihiler les infrastructures militaires du Hezbollah. Elle se solde par un échec, mais provoque la mort de 1 200 Libanais, en majorité civils, et fait un million de déplacés en l’espace de 33 jours. Un traumatisme collectif qui intervient six ans seulement après le retrait des troupes israéliennes qui occupaient le sud du pays depuis 1985.
Traumatisme
De ces 33 jours, la jeune femme se souvient des changements d’appartement avec son frère et ses deux sœurs, au gré des bombardements, des longues journées cloîtrées et de l’inquiétude quand son père, officier des renseignements dans l’armée, partait le matin pour ne revenir que tard le soir. « Ma plus jeune sœur avait un an. Dans l’appartement que nous avions quitté quelques semaines plus tôt, dans le sud de Beyrouth, un éclat d’obus est entré dans sa chambre, juste à côté de son lit de bébé. » Dix-sept ans plus tard, son père est désormais à la retraite et l’une de ses sœurs vient d’accoucher d’un premier enfant. « Mon père m’a dit que, cette fois, ils ne bougeraient pas de l’appartement si la guerre revient. Je ne sais pas si c’est l’âge ou simplement la lassitude de voir les choses recommencer une fois de plus. »
Pour Nagham, une quadragénaire à l’épaisse chevelure bouclée, le traumatisme de 2006 pourrait se résumer au vacarme des avions Alpha Jet de l’armée israélienne volant en basse altitude. « Je ne peux plus entendre ce son. La dernière fois, c’était au cinéma il y a quelques mois. J’ai immédiatement sorti mon téléphone en pensant que la guerre avait commencé », explique-t-elle en terrasse d’un bar de la capitale. Sa famille est originaire de Nabatieh, une ville située à une cinquantaine de kilomètres de la frontière, attaquée par Israël pendant la guerre du Liban (1975-1990) puis à nouveau en 2006.
Ses trois cousins ont chacun perdu leur appartement dans des bombardements sur Dahieh, la banlieue chiite au sud de la capitale. « C’était tellement incroyable qu’on leur disait que ce n’était pas une guerre contre le Hezbollah, mais contre eux, se souvient-elle. Heureusement, personne n’a été blessé. » Quelques jours après notre rencontre, l’un des amis de Nagham, le journaliste de l’agence Reuters Issam Abdallah, est mort près de la frontière à la suite d’un tir de missile israélien. Six autres journalistes ont été blessés dans l’attaque.
C’est l’heure de pointe au Chef, un restaurant populaire et historique du quartier chrétien Gemmayzeh. « Alors, c’est pour quand d’après vous ? Si ce n’est pas maintenant, ce sera dans cinq ans ou peut-être dix, mais la guerre reviendra, c’est sûr, croit savoir le patron, Charbel Bassil. Ici, l’avenir ne nous appartient pas, il y a l’Iran, Israël, l’Arabie saoudite. Le Liban n’est qu’une pièce sur un échiquier. »
« Ça attendra la prochaine guerre »
Le pays entrera-t-il dans une spirale infernale, hors de son contrôle, comme en 2006 ? La question brûle les lèvres de chacun, mais personne n’a de réponse. Encore moins le gouvernement démissionnaire, incapable de juguler la crise économique que traverse le pays depuis 2019. « Plus que jamais, notre pays doit se contenter de regarder impuissant son destin basculer. Le Liban reste plus que jamais le pays de la guerre des autres », constate amèrement Amal, une professeure originaire du sud du pays.
Dans ce contexte explosif, chacun prend ses dispositions. Juliana a préparé une liste d’urgence au cas où elle devrait quitter précipitamment la ville ; Nagham, celle des amis chez qui elle pourrait se réfugier. Nicolas, quant à lui, a prévu son itinéraire pour rejoindre le nord du pays : « Il faut éviter les ponts et les gros axes routiers. C’est la première chose qu’ils feront sauter », explique celui qui a déjà fait son plein d’essence « au cas où ». Depuis la baie vitrée de son appartement cossu du quartier Achrafieh, il scrute la ville en cette fin d’après-midi. L’appartement a été soufflé par l’explosion du 4 août 2020 et lui avec. Il s’en est sorti miraculeusement indemne. Si les vitres ont été reposées, le faux plafond et une porte restent à restaurer : « Ça attendra la prochaine guerre », plaisante-t-il.
Maintenant, dans cinq ans ou peut-être dix, la guerre reviendra. Ici, l’avenir ne nous appartient pas.
Charbel Bassil
En 2006, il était en France pour terminer ses études d’ingénieur : « C’est un sentiment difficile d’être loin de son pays quand il y a la guerre chez soi. Pourtant, mes parents étaient à l’abri dans la région de Byblos, au nord du pays. C’est difficile à croire quand on ne connaît pas la guerre, mais là-bas l’ambiance était festive. » En cas de guerre, la carte du danger est simple à tracer : plus on s’éloigne de la frontière au sud, plus les risques diminuent. « Les quartiers chrétiens resteront sans doute à l’abri, comme en 2006, mais ça n’empêche pas les gens d’avoir peur. Tout le monde soutient la cause palestinienne et redoute en même temps que le Hezbollah n’entre en guerre. Ce qui s’est passé là-bas est si énorme et inattendu qu’il est impossible de prédire ce qui va arriver. »
Tous ne partagent pas ces espoirs de paix et de neutralité. Dans les quartiers sud de la capitale, fief du Hezbollah, l’heure est à la rhétorique martiale. Vendredi 13 octobre, dans le complexe de la mosquée de l’Imam-Al-Mojtaba, des milliers d’habitants sont venus montrer leur soutien à la cause palestinienne à la suite de l’appel lancé par le Hamas, soutenu par le Hezbollah, à tous les pays du Moyen-Orient, à décréter ce jour comme celui d’une mobilisation générale.
Devant une foule acquise, les drapeaux du Hezbollah et de la Palestine côtoient ceux nettement moins nombreux du Liban. Des jeunes filles en hijab brandissent des portraits d’Hassan Nasrallah, le leader de l’organisation chiite, ou de Qassem Soleimani, général iranien, commandant de la Force Al-Qods, assassiné en 2020. À la tribune, le numéro deux du Parti de Dieu, le cheikh Naïm Qassem, a salué l’opération « Déluge d’Al-Aqsa » comme « une réussite à tous les niveaux et une étape historique unique » avant de prédire une fin « similaire à Daech » à l’État d’Israël.
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