« Avec la Corse, l’État français n’entend que le rapport de force »
Enseignant à l’université de Corte, Sébastien Quenot analyse la situation de la société corse, au lendemain de la rupture par le FLNC de la « trêve militaire » qu’il avait décidée en 2014, avec une « nuit bleue » le dimanche 8 octobre, du nord au sud de l’île jusqu’à Ajaccio.
Maître de conférences en sciences de l’éducation à l’université de Corte, titulaire de la chaire Unesco « Devenirs en Méditerranée », Sébastien Quenot a été directeur de cabinet de Jean-Guy Talamoni, principal dirigeant du parti indépendantiste Corsica Libera, lorsqu’il était président de l’Assemblée de Corse (2015-2021). Alors allié avec les autonomistes de Femu a Corsica, parti de Gilles Simeoni, toujours président de l’exécutif de la Collectivité de Corse (depuis 2015), Corsica libera a depuis rompu son soutien à la majorité (autonomiste) des élus territoriaux insulaires.
Après cet investissement institutionnel, Sébastien Quenot a renoué avec sa vocation d’enseignant à l’université de Corte, unique faculté de Corse, créée en 1765 lors de l’éphémère République de Pasquale Paoli et interdite après l’achat aux Génois et la prise militaire de l’île en 1769 par la France, avant d’être enfin réouverte en 1981. Un symbole de la citoyenneté corse. Il observe avec attention l’évolution d’une société insulaire, rongée par la spéculation immobilière autour d’un tourisme exponentiel, en proie à des inégalités sociales et une paupérisation croissantes. De quoi nourrir frustrations, révolte et revendications, au lendemain d’une visite récente d’Emmanuel Macron sur l’île, où l’État français ne semble toujours pas entendre les volontés des Corses à gérer eux-mêmes leurs affaires propres.
S’intéressant aussi aux mouvements sociaux, Sébastien Quenot vient de publier une analyse de sciences sociales très fouillée du phénomène du supportérisme du football en Corse, relais et expression d’un certain nationalisme populaire, avide de reconnaissance sociale et politique : Sur les terrains du discours corse (éd. Albiana/Università di Corsica, 460 pages, 25 euros).
Dans la nuit du 8 au 9 octobre, il y a eu plus d’une vingtaine d’explosions, surtout contre des résidences secondaires ou d’autres en construction, sur plus de 16 communes. S’agit-il, selon vous, d’une rupture de la « trêve militaire » qu’avait décidée le FLNC à la mi-2014 ?
Sébastien Quenot : Apparemment oui, puisqu’il s’agit là de la « nuit bleue » la plus importante depuis 2012. Le FLNC avait annoncé en 2014 sa volonté de sortir de la clandestinité, jusqu’à revenir sur cette décision du fait de l’absence de perspectives. Or, ceci est intervenu à peine dix jours après le discours d’Emmanuel Macron devant l’Assemblée de Corse, dans lequel il proposait l’inscription dans la Constitution l’existence d’une communauté corse insulaire, historique et linguistique. Mais une fois encore, sans reconnaissance de l’existence du peuple corse, qui est pourtant l’enjeu majeur (revendiqué), adopté au début des années 1980 par l’Assemblée de Corse dès son institution (en 1983) puis à Paris par l’Assemblée nationale en 1989, mais à l’époque dans une loi et non dans le cadre d’une révision constitutionnelle.
Cette disposition avait alors été censurée par le Conseil constitutionnel. Ce qui est proposé aujourd’hui, c’est qu’un article d’une loi constitutionnelle reconnaissant le peuple corse, proposé par les élus de l’Assemblée de Corse, dans les six mois. Une autre difficulté est qu’Emmanuel Macron propose de déléguer le pouvoir normatif pour la Corse à ses institutions élues, mais pas le pouvoir législatif. En fait, dans sa proposition, énoncée dans son discours à Ajaccio, à la tribune de l’Assemblée de Corse, il n’y a pas, au nom de l’idéal républicain français, de reconnaissance du peuple corse, ni d’attribution du pouvoir législatif, ni de co-officialité de la langue corse, ni de statut de résident non plus en matière de foncier. Ce qui fait que les vieilles « lignes rouges » sont maintenues, qu’il a désormais intitulées « l’idéal républicain ». Mais on sait, lorsqu’on fait du droit comparé, qu’il peut tout à fait y avoir dans une république la reconnaissance de minorités culturelles, notamment lorsqu’elles le demandent. Cela a été demandé depuis de nombreuses années par les Corses, y compris de façon démocratique au cours des élections en Corse depuis près d’une décennie.
Ce désir des Corses de vivre chez eux et d’exister semble bien partagé dans une grande part de la société.
Cette « nuit bleue » vous a-t-elle surpris ?
Cela a été en effet une surprise, compte tenu des moyens technologiques disponibles aujourd’hui, y compris dans les services de l’État. Il ne faut donc pas sous-estimer la capacité des Corses à se mobiliser : cela avait déjà été une surprise pour l’État de voir les émeutes l’an dernier après l’assassinat d’Yvan Colonna dans sa prison d’Arles. Paradoxalement, si l’on compte sur le rouleau compresseur de l’État ou de la globalisation, pour faire disparaître cette petite minorité de Méditerranée, il semble que cela ne suffira pas ! Ce désir des Corses de vivre chez eux et d’exister, qui se manifeste parfois tranquillement, parfois de façon plus brutale, semble bien partagé dans une grande part de la société corse, et ne semble pas près de s’éteindre. Les dernières élections depuis plusieurs années, où le camp nationaliste a remporté plus de 71 % des voix, en attestent bien ! Même si personne ne veut revivre les décennies passées de conflit armé. Le vote des Corses a montré leur volonté de sortir de ce conflit, mais malheureusement l’absence de perspectives concrètes peuvent nous ramener à des situations conflictuelles.
Ces derniers mois, il y avait eu plusieurs attentats d’un autre groupe, Gioventù clandestina corsa [Jeunesse clandestine corse], qui était peut-être des attentes et le signe d’une impatience d’une partie plus jeune de la population…
C’est sans doute le signe d’une grande insatisfaction d’une bonne partie des jeunes quant à l’absence de changements réels, en termes d’accès au logement, de sujets importants comme les questions linguistiques et culturelles, et d’abord économiques. En outre, la question de l’inflation aussi s’ajoute à tout cela. Elle est, en effet, encore plus sensible en Corse, où nous avons le plus fort taux de pauvreté de France, comme l’a redit encore une fois une étude de l’INSEE la semaine dernière. C’est un donc l’expression de fortes inégalités et d’un sentiment de déclassement, de décrochage, qui est certainement très difficile à vivre pour les jeunes de Corse. Mais aussi pour les moins jeunes, car nous avons beaucoup de retraités qui se paupérisent. Jusqu’à présent, une certaine solidarité intergénérationnelle existait mais c’est moins le cas aujourd’hui, c’est même beaucoup plus difficile.
Vous avez eu l’espoir, comme une grande partie du mouvement nationaliste, d’investir les institutions pour obtenir la satisfaction de nombre de vieilles revendications des nationalistes et des autonomistes avec qui vous étiez alliés, quand les nationalistes ont remporté en 2015, puis en 2017, les élections régionales, avec Gilles Simeoni, leader des autonomistes à la tête de l’exécutif, et Jean-Guy Talamoni président de l’Assemblée de Corse. Que s’est-il passé ?
Un mois après notre arrivée aux responsabilités en 2015, Manuel Valls, alors Premier ministre, a fixé les fameuses « lignes rouges », bloquant toute avancée potentielle. Mais même avant notre victoire électorale de 2015, l’Assemblée de Corse dirigée par Paul Giacobbi (radical de gauche), avait voté pour le statut de résident, pour la co-officialité de la langue corse ; l’Assemblée de Corse avait même voté dès 2000 pour obtenir le pouvoir législatif, ou dès 1983 l’enseignement obligatoire du corse, de la maternelle à l’université ! C’est donc un temps très long pour que ce soit mis en place et nous en sommes encore très loin aujourd’hui. Mais Paris est resté fermé à toute avancée à toutes ces revendications de la population corse, en dépit de l’expression de ceux qu’elle a élus démocratiquement.
Après cet espoir déçu d’avancées grâce à votre entrée dans les institutions, cette reprise aujourd’hui de la lutte armée traduit-elle quelque part cette déception des nationalistes ?
Nous avons voulu investir les institutions, convaincus que nous pourrions y faire avancer les choses. Or, ce fut une grande déception pour nous, notamment du fait de l’impression que c’est toujours la rue, en tout cas quelque chose de non-institutionnel, qui a permis de faire avancer les choses en Corse. C’est peut-être ce qu’il y a de pire en fait, que de laisser croire cela – à tort ou à raison. Néanmoins, les faits le démontrent : un premier statut est adopté en 1982, avec la création de l’Assemblée de Corse – alors qu’il y a une centaine de prisonniers politiques corses en prison –, puis un deuxième statut adopté en 1988-1991 lorsqu’il y a une trêve du FLNC et une amnistie concédée.
Enfin, un troisième statut, intitulé « processus de Matignon », après l’assassinat du préfet Érignac en 1998 à laquelle suit une période ultra-répressive avec le préfet Bonnet. Puis, le préfet Bonnet finissant en prison, s’ouvre ce processus « de Matignon ». Et Lionel Jospin, en septembre déclare qu’il n’y aura aucune négociation « tant qu’il y aura des attentats ». Il y a alors deux attentats en plein jour et quelques heures plus tard, il ouvre ce processus ! De même, l’an dernier, après l’assassinat d’Yvan Colonna, des émeutes éclatent et Darmanin s’empresse de venir sur l’île pour déclarer : « Il y aura un jour un processus historique » ! L’histoire, du moins les faits, montre que l’État français ne s’ouvre à la discussion que lorsqu’il y a un rapport de force.
Les gens ont l’impression qu’il ne se passe rien et que c’est la loi du plus fort qui l’emporte.
Rapport de force… musclé !
Certes, oui. En tout cas, un rapport qui ne passe pas par les résultats électoraux. Puisque lorsqu’il y a eu des élections, avec des résultats clairs, Paris n’a pas bougé. Or, cela a été souvent l’antienne de l’État français que de dire : « Vous, les nationalistes vous êtes minoritaires et vous êtes violents ! » Mais depuis que les nationalistes sont majoritaires (et depuis les élections territoriales de 2021, ils le sont à plus de 70 %), il ne s’est rien passé ! Depuis 2015 même, rien. Ce qui est inquiétant pour la suite. Car l’insatisfaction de la rue est très forte. Et les pouvoirs, aussi bien de Paris que de l’exécutif de la Collectivité de Corse à Ajaccio, sont très critiqués aujourd’hui, car les gens ont l’impression qu’il ne se passe rien et que c’est la loi du plus fort qui l’emporte.
Ce fort mécontentement n’augure donc rien de bon. Même si parfois, il y a aussi une certaine lassitude qui s’exprime, avec des gens qui baissent les bras… Avec diverses réactions. Il peut y avoir un certain « chacun pour soi », avec des gens qui peuvent devenir voyous ; d’autres vont participer aux pouvoirs locaux, en étant parfois désabusés, mais qui se disent, avec bonne volonté certainement, qu’ils vont essayer de faire ce qu’ils peuvent. Je caricature certainement, mais c’est là une tendance assez répandue dont j’essaye de décrire les différentes options qui sont empruntées. Le fait est qu’il y a eu un espoir énorme en 2015, qui offrait un pouvoir d’agir sans égal à la Collectivité de Corse et à ses élus, puisque même les personnes qui n’avaient pas alors voté nationaliste se sont dit : « On va leur donner leur chance ». Or, là, actuellement, cet espoir n’existe plus du tout, il a disparu. Ce qui produit une forte fragmentation de la société corse, qui n’est vraiment pas de bon augure.
Pourtant, les Corses se sont depuis très longtemps montrés attachés à la République…
Absolument. Mon collègue à la fac de Corte (et ancien patron) Jean-Guy Talamoni organise d’ailleurs ces jours-ci un colloque sur la question du républicanisme, où il a invité Vincent Peillon, ancien ministre de l’Éducation nationale de François Hollande et grand spécialiste de l’école républicaine à la française. Cela dit, on dit souvent que les Corses sont sauvages ; or ils croient – peut-être trop parfois – beaucoup dans la politique. Mais, par ailleurs, on voit actuellement un nouvel investissement dans les associations, avec une nouvelle génération qui se dit que la politique ne va sans doute pas porter de solutions et qui choisit de s’investir dans les structures associatives. Avec un terreau très vif aujourd’hui sur le territoire en ce domaine. De tous bords politiques d’ailleurs. Avec des associations qui montent des festivals, des initiatives diverses, d’entraide solidaire également. Le cas de la Corse interroge ainsi quelque part la question du pouvoir d’agir.
C’est quelque part ce que vous questionnez aussi dans votre dernier ouvrage, au départ sur le phénomène des supporters des clubs de football, avec des implications politiques. Ce pouvoir d’agir, individuel et collectif, travaille-t-il autant la société corse dans son ensemble ?
Je le pense en effet. Ce que j’ai essayé d’interroger, c’est bien cette question du pouvoir d’agir, de comment agir. Le supportérisme ici, ce sont aussi des jeunes qui se disent : par une banderole, dans une tribune d’un stade de foot, on va faire réagir Paris ! Plutôt qu’en occupant je ne sais quel local d’une institution de l’État ! Et savoir comment on peut dépasser les formes de ressentiment d’incapacité. Ce sont in fine des questions centrales qui interrogent ce qu’est d’être citoyen au XXIe siècle : dois-je poster un tweet sur Twitter ? Dois-je m’investir dans une association, ou dois-je rester à m’occuper de mes enfants en famille ? Je crois que les gens réfléchissent à tout cela, ils ne sont pas tous des abrutis !
Et c’est vrai que le supportérisme a concentré en Corse beaucoup de ces questions, car le football est une industrie mondiale, que cela rassemble toutes les générations, les hommes, les femmes, les enfants. Ce phénomène rassemble toutes les représentations, à la fois émis par les Corses sur eux-mêmes, des Corses sur les autres, et comment les Corses pouvaient être perçus par les autres. Car on entend toujours des discours sur les Corses qui les dépeignent comme des « sauvages », en tout cas des gens très différents, insulaires, à part. Ce sont d’ailleurs des discours très anciens, qui remontent même à Sénèque, où les Corses seraient des voleurs, violents, étranges.
Ces discours très anciens, sinon antiques, ont ensuite été remis à l’ordre du jour par le romantisme au XIXe siècle, avec moult clichés, moult stigmates accolés aux Corses. Et inversement, les Corses peuvent aussi en jouer parfois, en disant parfois : « On va leur faire peur, comme cela, ils ne viendront pas construire ! » Et ce côté très illusoire, je crois, reparaît aussi dans le supportérisme. Non sans illusion dans son pouvoir d’agir – dont je ne suis pas d’ailleurs certain qu’il ait une vraie capacité à agir in fine. Mais c’est sans doute une autre question, plus vaste.
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