Ce qu’hospitalité veut dire
Nous sommes parvenus à un moment où l’inconditionnalité de l’accueil des migrant·es et exilé·es est réputée impossible. Lorsqu’elle disparaît, alors surviennent la sélection, les migrations choisies, les répressions mortifères.
dans l’hebdo N° 1780 Acheter ce numéro
On se refile sans états d’âme la phrase savamment tronquée de Michel Rocard soulignant que la France ne « peut accueillir toute la misère du monde ». Les commentateurs rongent jusqu’à l’os les mots « toute la misère du monde », en laissant à la lisière du raisonnement le verbe accueillir. Accueillir, c’est préparer une arrivée, confectionner un repas, faire un lit, mettre des fleurs fraîches dans un vase, bref, c’est se mettre en état d’hospitalité, pour être à la hauteur de l’arrivant·e.
Mais qu’en est-il de ceux et celles qui vous tombent dessus sans crier gare : une tente Quechua qui a poussé pendant la nuit dans votre rue ; une femme racisée, aux dix bracelets, endormie sur une grille d’égout ; un collectif d’émigré·es lors d’une manifestation ; des étudiant·es étranger·ères sans le sou ? Autant de rencontres impromptues invitant à revisiter ce qu’hospitalité veut dire. Entre un accueil chaleureux réservé à des personnes proches et un accueil du bout des lèvres à des personnes perçues comme étrangères, le sens et le but de l’hospitalité sont mis à mal.
En distinguant une hospitalité juridique à l’égard d’un étranger, tout en restant « maître chez soi », et une hospitalité inconditionnelle, Jacques Derrida (1) nous proposait de penser la tension entre inconditionnalité et historicité des conditions d’accueil des migrant·es et exilé·es. Or nous sommes parvenus à un moment où l’inconditionnalité est réputée impossible, puisque la première chose que l’on demande à un étranger, c’est de décliner son identité, afin de savoir d’où il vient et pourquoi, d’en dresser un portrait l’assimilant d’entrée de jeu à un autre que soi-même. Lorsque l’inconditionnalité disparaît des rhétoriques et de la pensée, alors on peut s’adonner à la sélection, à des migrations choisies, à des répressions mortifères.
Hospitalité. Vol. 1, séminaire (1995-1996), Jacques Derrida, Seuil, 2021.
Comme en témoigne l’histoire des migrations, les maîtres de forges et les capitaines d’industrie ont fait venir des vagues d’émigré·es pour assurer les besoins en main-d’œuvre ouvrière. Le patronat allait les chercher ; maintenant, ils sont là, arrivés au péril de leur vie ou déjà morts avant d’atteindre nos rivages. On ne les accueille pas, on les recueille vivants chancelants ou morts avérés. Cette main-d’œuvre exténuée, hébétée, ponctionnée est récupérée par les marchands de braccianti et de sommeil pour les mettre sur le marché du travail tout en prélevant un pourcentage au passage.
L’hospitalité inconditionnelle est devenue, depuis les lois Pasqua et Toubon, un délit passible de procès à répétition.
Ces migrants viennent combler le manque de main-d’œuvre dans des métiers en tension, instrumentalisés par des patrons qui ont refusé pendant des décennies salaires et horaires décents à leurs précédents employé·es. On les transforme en supplétifs pour continuer à faire tourner l’économie dont la frange la plus fangeuse est désertée par les salarié·es français·es.
Face à cette hospitalité conditionnée, reste que l’hospitalité inconditionnelle, elle, est devenue, depuis les lois Pasqua et Toubon, un délit passible de procès à répétition et de prison dont Cédric Herrou, par exemple, a fait l’objet – même si, depuis 2018, le Conseil constitutionnel a consacré comme principe de fraternité la liberté d’aider autrui dans un but humanitaire, annulant la condamnation pour « délit de solidarité » à l’endroit de Cédric Herrou.
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