Comment Israël a joué les apprentis sorciers avec le Hamas
Les attaques du Hamas contre Israël appellent une condamnation sans ambiguïté qui n’empêche pas de se poser sur une question cruciale : pourquoi et comment ce mouvement islamiste nationaliste en est-il venu à dominer le paysage politique palestinien ?
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Article mis à jour le 10 octobre 2023.
Cela, les procureurs médiatiques qui pratiquent depuis le 7 octobre la sommation à condamner avant d’avoir le moindre droit à la parole, y compris à une ambassadrice palestinienne, devraient essayer de le comprendre. Est-ce trop demander à des journalistes et des politiques englués dans une lecture unilatérale de ce conflit depuis tant d’années ? Usons donc ici de notre droit, et même de notre devoir de justice, une fois réitérée la condamnation claire du raid lancé par le Hamas. Car d’autres images nous proviennent déjà de Gaza, de familles entières décimées par les bombes israéliennes, et de petits corps d’enfants recouverts de linceuls. De quel crime ceux-là sont-ils coupables ? On dira qu’ils sont des victimes indirectes du Hamas. C’est vite dit.
Il faudrait s’interroger plus en profondeur sur ce Hamas, cible à juste titre de toutes les détestations. D’où vient-il ? Pourquoi et comment cette « filiale » des Frères musulmans jordaniens et égyptiens en est-elle venue à dominer le paysage politique palestinien ? Un souvenir m’est revenu d’un reportage. Ce devait être à Ramallah en 1989, à la Muqata, devenu ensuite le siège de l’Autorité palestinienne, mais qui était alors celui de l’administration civile israélienne des territoires. Un haut responsable israélien s’était vanté de favoriser la montée en puissance du Hamas, alors groupusculaire, pour casser les reins du Fatah de Yasser Arafat. Un an plus tard, je retrouvais sous la signature du spécialiste des questions militaires du quotidien israélien Haaretz, Zeev Schiff, un témoignage similaire (1).
On retrouve ces révélations dans Intifada, de Ze’ev Schiff et Ehud Ya’ari (Stock, 1990).
On ne peut s’empêcher de rapprocher ces lointains souvenirs du propos beaucoup plus récent de Bezalel Smotrich, actuel ministre des Finances du gouvernement Netanyahou, déclarant que « le Hamas est notre chance ». La « chance » d’Israël ou celle des colons, dont il est un leader ? On ne sait. Dans son édition du 9 octobre, Haaretz, décidément toujours remarquable, a exhumé une sortie de Netanyahou de mars 2019, devant le groupe Likoud de la Knesset : « Quiconque veut empêcher l’établissement d’un État palestinien doit renforcer le soutien au Hamas et lui transférer de l’argent. C’est une partie de notre stratégie ».
De nombreux dirigeants israéliens ont joué ce jeu terrible pour discréditer le Fatah de Yasser Arafat.
Les familles des victimes du massacre de samedi pourront un jour peut-être tirer les leçons politiques de ce raisonnement cynique qui ne date pas d’hier. C’est peu dire qu’Israël a joué les apprentis sorciers. Comme l’a fait Bachar Al-Assad en Syrie en instrumentalisant les groupes jihadistes pour discréditer la révolution. Comme l’a fait Vladimir Poutine en Tchétchénie. De nombreux dirigeants israéliens ont joué ce jeu terrible pour discréditer le Fatah de Yasser Arafat au moment où celui-ci avait fait le pari de la paix. Il faut s’interroger, alors que Benyamin Netanyahou promet à son opinion publique d’éradiquer le Hamas. Pour l’heure, c’est le Fatah, partisan des accords d’Oslo et du partage de la grande Palestine mandataire, qui est « éradiqué », ou réduit à l’état de dépendance sécuritaire, avec son chef sénile, Mahmoud Abbas.
Pour « éradiquer » le Hamas, il n’y aurait qu’une solution : ouvrir une perspective de paix conduisant rapidement à un État palestinien. La seule solution qui détournerait les Palestiniens du Hamas. Nous en sommes évidemment très loin. Aucune solution militaire n’y parviendra car le Hamas ne vient pas de nulle part. Il n’est pas seulement un groupe « terroriste ». C’est un mouvement politique qui vient du désespoir de toute une population. La condamnation des crimes de guerre commis par le Hamas aurait plus de force s’il existait une alternative politique à la violence. Il n’en existe plus aucune depuis l’échec de Camp David, en juillet 2000. La promotion du Hamas depuis trois décennies nous dit beaucoup de la sincérité des dirigeants israéliens de cette période. Elle résulte de manigances vaguement complotistes et, plus encore, du sabotage des accords d’Oslo de 1993. Des accords qui souffraient déjà d’un péché originel puisque aucune perspective d’État palestinien n’y figurait. Le Hamas a prospéré à mesure que la population palestinienne constatait que la colonisation continuait de galoper en Cisjordanie.
Pour « éradiquer » le Hamas, il n’y a qu’une solution : ouvrir une perspective de paix conduisant rapidement à un État palestinien.
La montée en puissance du Hamas a eu un autre effet. Il a servi, dans le discours officiel israélien, et plus généralement occidental, à transformer un conflit colonial en guerre de religions. Car – faut-il le rappeler ?-, le conflit ne date pas de 1987. Ce n’est pas le Hamas qui l’a inventé. Or, une guerre de religion n’a pas d’issue, alors que la solution à un conflit colonial, c’est la décolonisation. Il faut redire ici que le Hamas, aussi islamiste soit-il, n’est pas Daech ou Al-Qaïda, mais un mouvement nationaliste palestinien. Avec lui, le conflit reste un conflit territorial dont l’enjeu n’est pas Gaza, qui vit l’enfer d’un blocus inhumain depuis 2007, mais la Cisjordanie et Jérusalem-Est.
C’est plus que jamais vrai alors que le gouvernement d’extrême droite projette d’annexer purement et simplement la Cisjordanie où vivent déjà 700 000 colons (il y en avait 115 000 au moment des accords d’Oslo !). Voilà bien pourquoi Netanyahou et ses amis Ben-Gvir et Smotrich veulent réduire les pouvoirs de la Cour suprême, laquelle risque de se mettre en travers de leur appétit annexionniste. On parle de la faillite du renseignement israélien, mais c’est la faillite politique d’un gouvernement qui est entièrement investi en Cisjordanie dans la défense des colons, pour mener à bien son projet colonial, et qui considérait désormais Gaza comme quantité négligeable, que l’on pouvait tuer à petits feux. Le feu aujourd’hui s’intensifie.
Les conséquences des événements tragiques du 7 octobre sont aujourd’hui difficiles à mesurer. Le gouvernement israélien est fragilisé. Sur un plan militaire, la question des otages, inédite avec une telle ampleur, place Netanyahou devant un dilemme. Bombarder aveuglément Gaza, ce serait sacrifier les otages. Mener une offensive terrestre serait très hasardeux. Gageons que ce sera tout de même le choix de ce gouvernement, avec le bain de sang qui s’ensuivra. Le 9 octobre, Netanyahou a donné le ton : « Ce sont des animaux », a-t-il dit en désignant ceux que les bombes, les coupures de gaz, d’eau et d’électricité vont anéantir. Le Hamas ? Non, bien sûr, tous les Gazaouis. Mais comment la société israélienne vivra-t-elle cet épisode quand elle sortira de la sidération des premiers jours ? Comment vont réagir les colons extrémistes, ceux qui se livrent à des ratonnades en Cisjordanie ou à Jérusalem dans l’indifférence internationale ? Comment vont réagir les Palestiniens de Cisjordanie, et ceux qui représentent quelque 20 % de la population israélienne ?
Ce qui est sûr, et qui constitue la victoire politique du Hamas, c’est que ce conflit que tout le monde voulait oublier, et que l’Arabie saoudite s’apprêtait à sacrifier définitivement pour normaliser ses relations avec l’État hébreu, s’impose de nouveau à tous. Il s’impose certes dans sa dimension géopolitique, puisqu’il est assez évident que l’Iran a été à la manœuvre. Mais il faut espérer que cette lecture « planétaire » dont beaucoup de médias se repaissent ne fera pas une nouvelle fois oublier la question palestinienne dans sa dimension territoriale, culturelle et humaine. L’horreur du 7 octobre nous dit qu’il n’y aura décidément pas d’extinction de ce conflit sans une solution respectueuse des droits de Palestiniens.
Tel qu’il est, l’actuel gouvernement israélien est évidemment incapable de ce courage. Moins encore que tous ses prédécesseurs depuis l’assassinat de Rabin en 1993, qui ont torpillé la paix en se choisissant le pire des ennemis. Ce devrait être le rôle de l’Europe d’ouvrir une perspective sincère. En ces jours de cauchemar, il n’est pas interdit de rêver.
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