Contrôles au faciès : « Le Conseil d’État a raté une marche de l’histoire »
Le recours lancé par six associations sur la question des contrôles au faciès a été rejeté par la plus haute juridiction administrative française, ce 11 octobre. Si elles reconnaissent une progression notable dans la reconnaissance de la discrimination, elles estiment qu’une « belle occasion a été gâchée ».
La décision du Conseil d’État de ce 11 octobre risque de laisser un goût amer dans la bouche de six associations requérantes. Amnesty International, Human Rights Watch et d’autres (1) avaient engagé une action de groupe historique contre l’État entre 2021 et 2022, afin de faire cesser les contrôles d’identité jugés « discriminatoires ». Leur but : faire reconnaître la responsabilité de l’État français dans de telles pratiques. Responsable du service public judiciaire, l’État est jugé « défaillant » par les associations, en raison de l’absence de mesures normatives et organisationnelles.
Maison communautaire pour un développement solidaire, Open Society Foundation London, Open Society Institute, Pazapas Belleville et Réseau Égalité, antidiscrimination, justice interdisciplinaire
Ainsi, elles réclamaient des mesures concrètes suivantes : la modification du code de procédure pénale (art 78-2), la création d’un régime spécifique pour les mineurs et d’une autorité indépendante de contrôle, la mise en place d’un récépissé de contrôle, la redéfinition des rapports entre la police et la population et l’amélioration de la prise en compte des questions de discrimination dans la formation, ainsi que l’évaluation et le contrôle des agents.
Le Conseil d’État estime d’abord que la pratique des contrôles au faciès ne se résume pas à des cas isolés, en se fondant sur « de nombreux éléments et rapports », même s’il réfute leur caractère « systémique » ou « généralisé » comme le soutiennent les associations requérantes. “Il [le Conseil d’État] en déduit que ces faits constituent une méconnaissance de l’interdiction de procéder à des contrôles discriminatoires.”, peut-on lire dans sa décision.
Il estime cependant que les demandes des associations portent sur des mesures relevant de la compétence des pouvoirs publics, et non de la justice administrative. « Il n’appartient pas au juge administratif de se substituer aux pouvoirs publics pour déterminer une politique publique ou de leur enjoindre de le faire. La requête des associations Amnesty International France et autres est rejetée ».
« Un arrêt entre lumière et ombre »
Pour Maître Antoine Lyon-Caen, avocat des six associations, cette décision laisse un goût d’inachevé. « Cet arrêt est lumière et ombre. Lumière, parce que le Conseil d’État reconnaît la pratique administrative des contrôles d’identité discriminatoires et affirme qu’il s’agit d’une ‘méconnaissance caractérisée de l’interdiction des pratiques discriminatoires’. Il est dorénavant impossible de parler de cas isolés », se réjouit-il… avant de tempérer. « Ombre, parce qu’en dépit du constat d’une discrimination collective caractérisée, la plus haute juridiction administrative se considère comme impuissante à changer ce qu’elle tient pour une ‘politique publique’, rendant pourtant possible une telle discrimination raciale.” Le Conseil d’État met ainsi les pouvoirs publics devant leurs responsabilités », déclare l’avocat, avant de confirmer la poursuite de l’action.
Le Conseil d’État met les pouvoirs publics devant leurs responsabilités.
Maître Antoine Lyon-Caen
Lors de la conférence de presse, qui s’est tenue quelques heures après la décision, les associations se disaient mitigées. Si elles reconnaissent toutes un progrès et une reconnaissance extrêmement importante, elles n’ont pas caché leur déception. « Le Conseil d’État a raté une marche de l’histoire », se désole Maïté de Rue, d’Open Society Justice Initiative, tandis que le président d’Amnesty International, Jean-Claude Samouiller, affirme « qu’une belle occasion a été gâchée. »
Le combat continue
Même si « le Conseil d’État n’a pas saisi l’opportunité unique et historique d’en finir avec ces pratiques abusives et illégales au regard du droit national et international » selon les propos de Bénédicte Jeannerod de Human Rights Watch, cette décision du Conseil d’État donne une nouvelle dimension au sujet. La reconnaissance des contrôles au faciès comme problème général, qui ne se cantonne désormais plus à des cas isolés, va permettre de poursuivre la progression de la requête engagée auprès de la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) depuis 2017. Pour le reste, « tout est étudié, pour l’heure, aucune décision n’est prise par les associations quant à la suite des procédures envisagées », explique Antoine Lyon-Caen, qui n’a pas hésité à fustiger l’absence de traçabilité des contrôles d’identité. « Au moins, la rhétorique du ministère de l’intérieur va devoir drastiquement changer », ajoute-t-il.
Lors des débats de la séance du 29 septembre dernier, maître Lyon-Caen insistait sur le « fléau » que représentait une telle pratique : « Le contrôle d’identité, c’est la première rencontre des jeunes avec l’autorité publique. Si, comme nous le démontrons, cette pratique des contrôles au faciès est généralisée et vise essentiellement les jeunes Noirs et Arabes – ou supposé tels -, ça veut dire que les jeunes humiliés par ces contrôles auront une vision des rapports à l’autorité qui va les marquer profondément”, s’inquiétait-il en réponse au rapporteur public.
En 2017 en France, un jeune homme « perçu comme Noir ou Arabe » avait vingt fois plus de chances d’être contrôlé que le reste de la population, selon un rapport du Défenseur des droits. Pas de quoi décourager Bénédicte Jeannerod et Human Rights Watch, pour qui « le combat continue ».
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