« Défricheuses » et sœurs d’arme
Une exposition originale retrace l’épopée des vidéastes féministes des années 1970-1980 en les situant dans une perspective intersectionnelle et en regard avec des artistes contemporaines.
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Défricheuses. Féminismes, caméra au poing et archive en bandoulière / jusqu’au 20 décembre / Cité internationale des arts, Paris.
Proposée par la Cité internationale des arts, à Paris, l’exposition « Défricheuses. Féminismes, caméra au poing et archive en bandoulière » – dont le commissariat a été assuré en binôme par Nicole Fernández Ferrer et Nataša Petrešin-Bachelez – s’attache en premier lieu à évoquer les combats menés en France sur le front féministe durant les années 1970-1980 avec une arme technologique alors toute nouvelle : la vidéo.
Au cœur de ce foisonnant mouvement émancipateur se trouve le collectif des Insoumuses, impulsé au mitan des années 1970 par Delphine Seyrig, Carole Roussopoulos et Ioana Wieder – auxquelles s’adjoint parfois par la suite Nadja Ringart. Inséparablement activistes et vidéastes, les Insoumuses font corps avec leurs sujets, participent aux manifestations qu’elles filment et mettent leur médium au service des personnes devant leurs caméras. N’ayant pas d’yeux que pour la cause des femmes, elles s’engagent aussi dans d’autres luttes revendicatrices, notamment aux côtés de la communauté queer. Dans un cadre plus large encore, elles prennent position sur la torture, l’antipsychiatrie ou les conditions de détention des prisonniers et prisonnières politiques.
Créé en 1982 à l’initiative des trois Insoumuses originelles, le Centre audiovisuel Simone-de-Beauvoir conserve tout le corpus filmique du collectif ainsi que des vidéos d’autres réalisatrices ou collectifs. C’est à partir de ce précieux fonds d’archives que l’exposition s’est construite. Parmi les nombreuses vidéos présentées ici figurent Inês (1974), de Delphine Seyrig (son tout premier film), portrait vibrant de l’opposante politique brésilienne Inês Etienne Romeu, torturée en prison, Accouche ! (1977), de Ioana Wieder, critique virulente des violences gynécologiques à travers les témoignages de femmes victimes et de soignantes, ou encore Maso et Miso vont en bateau (1976), démontage corrosif d’une émission animée par Bernard Pivot, réalisé collectivement par les Insoumuses.
Des liens en filigrane, d’une salle à l’autre
Une telle profusion de vidéos contribue évidemment à l’appréhension de cette période par le mouvement féministe français mais marque également une limite, car elle suppose d’avoir le temps nécessaire pour tout absorber (et il en faut beaucoup). Dans la première salle, la plus didactique, s’ajoutent divers documents (photos, lettres, affiches…) relatant les débuts des Insoumuses et du Centre audiovisuel Simone-de-Beauvoir.
L’intérêt de l’exposition ne tient toutefois pas seulement, tant s’en faut, à son aspect historiographique, aussi riche soit-il. Découpée en plusieurs salles et chapitres formant une boucle (manière de signifier que le passé innerve le présent et que le combat continue…), celle-ci tisse des liens en filigrane d’une salle – et d’une temporalité – à l’autre. Installation suspendue faite d’un entrelacs de cordages et de brides de chevaux, Random Intersections (2017), œuvre de l’artiste portugaise Leonor Antunes visible à l’orée du parcours, prend à cet égard une dimension programmatique.
Tout du long, diverses formes d’action ou d’expression féministe se font plus ou moins écho. Dans la partie intitulée « Luttes transnationales », une place notable est consacrée à la Coordination des femmes noires, un groupe de femmes immigrées en France, originaires d’Afrique de l’Ouest et des Caraïbes, mobilisées contre le racisme et le (post)colonialisme à la fin des années 1970.
Mises en regard avec les documents d’archive, des œuvres d’artistes contemporaines – dont certaines ont résidé ou résident actuellement à la Cité internationale des arts – apportent un relief très stimulant à l’ensemble. Outre celle de Leonor Antunes déjà mentionnée, citons par exemple les deux peintures (datées de 2023) de l’artiste afghane Rada Akbar – exilée en France depuis 2021 – évoquant de manière distanciée la condition des femmes afghanes, les superbes dessins-collages (datés de 1973) de l’artiste franco-turque Nil Yalter et The Weaver (2022) de l’artiste marocaine Bouchra Khalili, une imposante et miroitante tapisserie composée de bandes magnétiques, en résonance directe avec les vidéos des Insoumuses.