« Plus une société est inégalitaire, plus son union face à des attentats est difficile »
Le sociologue Gérôme Truc, spécialiste des réactions aux attentats terroristes, constate que la posture guerrière du politique après chaque attaque empêche de penser les injustices et les faiblesses du pays.
L’effroi, l’hommage, le drapeau tricolore, le retour de l’alerte attentat, les fils info qui s’emballent, le ton grave et martial des dirigeants : c’est l’horreur d’un attentat qui ressurgit. Et avec lui, ses réactions et ses surenchères. Comment les comprendre ? Qu’est-ce qu’elles disent de notre manière de penser un tel événement ? Depuis quinze ans, le sociologue, Gérôme Truc, passe ces attitudes au peigne fin. Auteur de Sidérations, une sociologie des attentats (Puf, 2016) et de Face aux attentats (dir. avec Florence Faucher, Puf, 2020), il participe depuis 2021 à la conception du Musée-mémorial du terrorisme.
Après l’attaque terroriste à Arras, vendredi 13 octobre, la Première ministre, Élisabeth Borne a souhaité maintenir la conférence sociale de lundi. Emmanuel Macron, lui, a maintenu son agenda cette semaine, en expliquant que le pays ne pouvait pas être « mis à l’arrêt face au terrorisme ». Comment expliquez-vous cette attitude ?
Gérôme Truc : Le processus de réaction sociale et politique après un attentat est toujours le même : on en passe par les mêmes phases, on entend les mêmes mots. Avec la répétition des attaques, il est vrai toutefois qu’on observe cette fois-ci une inflexion du discours politique, avec cette idée qu’on ne doit pas se laisser dicter son agenda par les terroristes, que la meilleure façon de résister, c’est de continuer à vivre comme si de rien n’était. Mais là encore, c’est assez classique : c’était déjà le discours de Tony Blair au moment des attentats de Londres en 2005. Cela renvoie à Winston Churchill et à l’attitude des Britanniques durant le Blitz, en 1940-1941. Rester inflexible ne signifie pas cependant être indifférent : avant de maintenir son agenda, le président de la République commence par venir sur place dès après l’attentat.
Cette injonction à vivre « comme avant » s’accompagne souvent d’un durcissement d’une loi ou de la mise en place de dispositifs d’exception, comme l’état d’urgence. Comment comprenez-vous cette dérive sécuritaire ?
Une attaque terroriste, c’est d’abord un défi lancé à l’État. Les terroristes veulent le déstabiliser en le prenant à défaut dans sa fonction régalienne de protection des citoyens sur son territoire. Force est de constater que, face à ce défi, les dirigeants occidentaux répondent toujours de la même manière, depuis au moins le 11 septembre. À quelques nuances près, les mots du pouvoir exécutif aujourd’hui sont les mêmes que ceux de François Hollande et Manuel Valls en 2015, de Tony Blair en 2005, de José María Aznar en 2004 et de George W. Bush en 2001 : nous sommes attaqués pour ce que nous incarnons, nous sommes « en guerre » contre le terrorisme, et nous allons prendre les mesures qui s’imposent.
Bref, un discours de droite, que tiennent y compris les dirigeants de gauche. Mais qui ne change rien au fait que, inexorablement, de nouveaux attentats ont lieu… Tout se passe comme si nos dirigeants ne voyaient pas quelle autre réaction avoir. Pourtant, un autre discours est possible. Il suffit de se rappeler celui prononcé par la Première ministre néo-zélandaise, Jacinda Ardern, après l’attentat de Christchurch, le 15 mars 2019…
Savoir prendre du recul sur ce qui nous arrive dans ces moments-là, laisser de la place à l’ébranlement et au deuil, est une forme de sagesse.
En quoi consistait-il ?
Il mettait l’accent sur la paix, et l’importance de sa préservation dans la société attaquée, plutôt que sur la guerre. Quelque chose de beaucoup plus en phase avec les réactions des citoyens des sociétés occidentales face aux attaques terroristes, telles qu’elles se donnent à voir dans les mémoriaux en hommage aux victimes, sur lesquels je travaille depuis plusieurs années. La réponse sécuritaire est nécessaire, mais elle ne se suffit pas à elle-même.
Savoir prendre du recul sur ce qui nous arrive dans ces moments-là, laisser de la place à l’ébranlement et au deuil, est une forme de sagesse. Les invocations de la « résilience » que l’on entend aujourd’hui renvoient au contraire à cette idée qu’être fort face au terrorisme, ce serait savoir encaisser sans rien dire, revenir aussi vite que possible à la vie d’avant, comme si rien ne s’était passé.
Quand l’État semble être mis en échec, est-il encore possible de convoquer l’union nationale ?
C’est précisément ce que vise à produire le discours sur la « guerre », avec la référence sous-jacente à une « union sacrée », comme au moment de la Première Guerre mondiale. Mais ce qui pouvait marcher en 2015 fonctionne de plus en plus mal à mesure que se répètent les attaques. Déjà, en juillet 2016, après l’attentat de Nice, c’était plus délicat… C’est aussi là que l’on voit les limites d’un discours seulement sécuritaire, qui ne cherche pas à soutenir la cohésion sociale par d’autres ressorts que celui de l’union dans l’adversité.
À chaque attentat, il y a l’idée que la société est sur le point d’imploser, que le conflit généralisé n’est plus si loin. Comment comprendre cette réaction ?
Oui, et en même temps, quoi qu’en disent les voix de Cassandre, la société française tient et la guerre civile n’a pas lieu. C’est là que nous avons vraiment besoin de l’éclairage des sciences sociales pour comprendre ce qui se passe. Dans ces circonstances-là, plus que jamais, nous dépendons ce que nous percevons de l’événement au travers des médias, de ce qu’on nous en dit et de ce qu’on nous en montre. Des évolutions propres au champ médiatique – apparition des chaînes d’information en continu, des réseaux sociaux… – font que ces discours sur une guerre civile imminente, une société au bord du gouffre, sont plus audibles que jamais, et plus encore après un attentat.
Nous entrons en ce moment dans ce que le sociologue américain Randall Collins appelle la « zone d’hystérie », où la vie sociale s’emballe, les opinions se polarisent, des crimes en représailles peuvent être commis. Là par exemple, des militants d’extrême droite ont vandalisé les locaux du PC à Rennes, à cause du soutien que celui-ci a apporté à la famille de l’assaillant d’Arras, lorsqu’elle était menacée d’expulsion en 2014… Cela n’a toutefois qu’un temps, et ne dit pas grand-chose des évolutions de fond de la société française, si ce n’est que la répétition de ce genre de période d’hystérie post-attentats laisse des traces.
Comment chercher l’union dans un pays aussi fracturé ?
Le problème de fond, c’est que pour qu’une société reste unie dans l’adversité, il lui faut un minimum de cohésion préalable. Ça aussi, c’est quelque chose de bien établi par la sociologie depuis des années. Or, les inégalités socio-économiques ne cessent de se creuser dans notre pays depuis vingt ans, ce qui affaiblit mécaniquement notre « vivre ensemble ». On parle beaucoup d’une France qui serait morcelée par les identités religieuses et culturelles, mais ce qui reste déterminant avant toutes choses, ce sont ces inégalités grandissantes.
Les inégalités socio-économiques ne cessent de se creuser, ce qui affaiblit mécaniquement notre « vivre ensemble ».
Les études réalisées par le Crédoc dans le cadre du programme 13-Novembre montrent clairement que, même pour un attentat comme celui du 13 novembre 2015, qui occupe une place particulière dans l’histoire de notre pays, le rapport à l’attaque et à son souvenir dépend des niveaux de diplôme et de revenu. Depuis 2015, la France a aussi connu la crise des Gilets jaunes, la pandémie qui a exacerbé les inégalités, de nouvelles émeutes urbaines… Tout cela aussi pèse dans l’état de notre pays et la façon dont nous encaissons une nouvelle attaque terroriste. Plus une société est inégalitaire, plus son union face à des attentats est difficile.
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