Regarder enfin le conflit en face
Réduire en cendres Gaza est une tragédie sans nom qui se déroule avec la bonne conscience occidentale de la « légitime défense » d’Israël. Mais ce territoire n’est qu’un leurre dans le projet global colonial, où les enjeux s’appellent la Cisjordanie et Jérusalem.
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Au Liban, « le pays de la guerre des autres », le spectre de 2006 Israël-Palestine, l’abandon de la FranceDix jours après le massacre commis par le Hamas en bordure de la bande de Gaza, Israël mène une campagne qui condamne toute une population à périr sous le feu des bombes, ou par la faim, la soif ou la maladie. Comme si un terrorisme d’État, encore plus sanglant, encore plus injuste, devait répondre au terrorisme que nous avons dénoncé ici même la semaine dernière. Avant l’« offensive terrestre », des quartiers entiers de la ville de Gaza sont réduits en cendres. Un million d’habitants fuient vers le sud de l’enclave, sans échapper pour autant aux bombes. C’est une tragédie sans nom qui se déroule avec la bonne conscience occidentale de la « légitime défense ». Il faut que le sang coule pour sauver le gouvernement d’extrême droite israélien. C’est une fatalité organisée.
Il faut que le sang coule pour sauver le gouvernement d’extrême droite israélien.
Plus de six cents enfants, sans noms et sans visages, ont été assassinés parce que, nous dit-on, « Israël a le droit de se défendre ». Il n’y aurait donc rien à faire, juste attendre la fin du massacre pour avoir seulement le droit de réfléchir. Interdiction de penser ! Avec, en France, cette particularité que même les manifestations sont interdites. Mais après, quoi ? Depuis 1967 (si l’on veut bien prendre cette date comme repère dans une histoire beaucoup plus ancienne), les puissances occidentales se refusent à regarder le conflit en face, à en traiter les causes profondes, en espérant qu’il finira par s’éteindre de lui-même. Ces causes, quelles sont-elles ? Si le sang n’a pas fini de couler à Gaza et ses environs, c’est bien la Cisjordanie et Jérusalem qui sont l’enjeu territorial et spirituel du conflit.
Le rappeler n’est pas secondaire. Il s’agit de réaffirmer le caractère colonial de cette guerre si ancienne et si dévastatrice. Gaza n’est pas l’épicentre politique de ce conflit que la propagande israélienne, abondamment relayée en France, tente d’islamiser. Ce n’est pas nouveau. Souvenons-nous qu’en 2001, Ariel Sharon osait déjà affirmer : « Arafat est notre Ben Laden. » Rappelons cette évidence oubliée : le conflit ne date pas du Hamas. Si le Hamas a lancé l’assaut meurtrier que l’on sait, c’est en invoquant les provocations des colons sur l’esplanade des Mosquées, à Jérusalem, à cent kilomètres de là, et les pogroms commis par des hordes de colons dans le village d’Huwara, proche de Naplouse, dont ils ont incendié les maisons. Et pendant ces journées tragiques que vit Gaza, les colons terrorisent quotidiennement les Palestiniens de Cisjordanie, tuent impunément sous le regard protecteur de l’armée. On compte déjà près de deux cents morts depuis le début de l’année.
Mais tout doit faire oublier la Cisjordanie où les colons s’approprient les terres palestiniennes dans l’indifférence du monde. Deux semaines avant l’attaque du Hamas, Netanyahou avait présenté à la tribune de l’ONU une carte de son « nouveau Moyen-Orient », d’où avait disparu la Cisjordanie en tant que territoire palestinien. Sur son paper board, il avait théâtralement tiré un trait rouge sur l’histoire et la géographie du peuple palestinien. Il avait pour cela des alliés de poids : les Émirats arabes unis, Bahrein, le Maroc, signataires en 2020, sous le patronage de Trump, des « accords d’Abraham ». Le business et le front anti-iranien valaient bien que l’on sacrifie un peuple. Et voilà que le Hamas fait ressurgir la question palestinienne. Avec les moyens les plus horribles qui soient. Le 14 octobre, l’Arabie saoudite, qui devait rejoindre cette coalition de l’oubli, a fait savoir qu’elle suspendait ses pourparlers avec l’État hébreu. On ne peut s’empêcher de le dire : ce qui aurait dû être imposé par un plan international, c’est le Hamas qui l’a imposé.
On ne peut s’empêcher de le dire : ce qui aurait dû être imposé par un plan international, c’est le Hamas qui l’a imposé.
C’est ici une autre imposture, très en vogue ces jours-ci sur les plateaux de télévision. Non, les accords d’Abraham ne sont pas des accords de paix. Il serait étrange d’ailleurs que l’on prétende faire la paix avec des pays qui ne vous ont jamais fait la guerre. Il faut rappeler que de « bons » accords d’Abraham auraient été possibles en 2002, quand Riyad avait proposé à Israël une normalisation, identique à celle-ci, mais qui comprenait le retrait d’Israël des territoires palestiniens occupés. Autrement dit, l’application de la résolution 242 de l’ONU, restée lettre morte depuis 1967. Israël et l’Amérique de George W. Bush ne s’étaient même pas donné la peine de répondre. Mais revenons à Gaza, pour rappeler que l’enclave de deux millions et demi d’habitants n’a jamais été un objectif colonial d’Israël. C’est paradoxalement son drame. En Cisjordanie, que 740 000 colons occupent déjà, et qu’Israël veut annexer, il faut soumettre les habitants, mais préserver les lieux que l’on veut habiter. On ne bombarde pas Jérusalem ou le caveau des Patriarches.
À l’inverse, à Gaza, on anéantit sans limites. La « décolonisation » de Gaza par Ariel Sharon en 2005 est l’un des tours de passe-passe les mieux réussis de la propagande israélienne. Elle fait des ravages aujourd’hui encore dans l’opinion israélienne. Sept à huit mille Israéliens avaient installé là des résidences, situées en bord de mer (à l’exception de l’ancien kibboutz de Netzarim) qu’ils rejoignaient par intermittence. Les protéger coûtait cher. Le désengagement, savamment mis en scène, a servi à montrer la « bonne volonté » d’Israël, mais sur un terrain qui ne l’intéressait pas, tandis que la colonisation pouvait s’intensifier en Cisjordanie. Le très cynique conseiller de Sharon, Dov Weissglas, avait à l’époque avoué la supercherie qui se préparait en déclarant que le plan de désengagement « fournissait la quantité de formol nécessaire pour qu’il n’y ait plus de processus politique avec les Palestiniens » (Haaretz, 10 août 2004). Tout était dit. Gaza était comme un leurre dans un projet colonial global. À Gaza, la seule stratégie d’Israël a toujours été d’endiguement. Accessoirement, Sharon avait fait une démonstration en trompe-l’œil. Puisque la « décolonisation » n’avait pas arrêté les roquettes, n’était-ce pas la preuve qu’il ne servirait à rien de décoloniser la Cisjordanie ?
Deux ans après l’évacuation, l’endiguement s’est organisé sous la forme d’un terrible blocus, qui allait, en fait, renforcer le pouvoir du Hamas. Sharon avait inventé la colonie sans colons. Et le même Dov Weissglas avait encore vendu la mèche : « Il s’agit, avait-il dit, de mettre les habitants de Gaza à la diète, pas de les faire mourir de faim. » Seize ans plus tard, cette compassion de la puissance coloniale pour l’animal captif n’est même plus d’actualité. Pour le gouvernement israélien, il faut écraser cette population, qui est un fardeau, ou la renvoyer à l’Égypte dont elle dépendait en 1967. Il ne faut pas la laisser être palestinienne. Elle l’est cependant, passionnément, parce que Gaza est peuplé de réfugiés, ou de leurs descendants qui font le lien avec le grand exode forcé de 1948. Les Gazaouis portent en eux cette histoire tragique. Les massacrer fait partie de l’anéantissement de la mémoire.
Que veut dire la litanie de la solution « à deux États », répétée machinalement par Macron et Biden, quand on laisse faire la colonisation ?
Comme on le voit, ce conflit se nourrit depuis au moins six décennies d’un registre inépuisable d’hypocrisie. Comment ne pas comprendre que l’écrasement du faible par le fort, sous le regard narquois des grandes puissances, que ce droit international sans cesse piétiné, ces résolutions ignorées ou empêchées, ces plans de paix sabotés, ne peuvent que produire de la folie, des révoltes erratiques, de l’antisémitisme, des fractures jusque dans nos sociétés et, parfois, un recul de la conscience palestinienne dans la religion ? Que veut dire la litanie de la solution « à deux États », répétée machinalement par Macron et Biden, quand on laisse faire la colonisation ? Après le massacre, les grandes puissances pourront-elles comprendre que la cause palestinienne ne se laissera pas oublier ?
Il est probable qu’une crise politique salutaire s’ouvrira en Israël. Il faudrait que les prisons s’ouvrent pour qu’une nouvelle génération de dirigeants palestiniens émerge. Elles font partie de la stratégie d’Israël, qui y détient des interlocuteurs pour la paix dont Netanyahou ne veut pas entendre parler. On pense évidemment à Marwan Barghouti. L’espoir viendra peut-être d’une jeunesse qui a honte de ses dirigeants. Il y a quelques jours, une jeune femme de 19 ans, rescapée du kibboutz Beeri où une centaine d’Israéliens ont péri sous les coups du Hamas, a lancé sur X (anciennement Twitter) un appel bouleversant à ses compatriotes : « Ne me parlez pas de soldats, ne me parlez pas de sécurité, parlez-moi de solution politique. » Dans cette voix étranglée par l’émotion, c’est la raison qui s’exprime.
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