« Le syndicalisme doit se doter d’une vraie stratégie politique »
Dans un ouvrage collectif coordonné par le sociologue Karel Yon, plusieurs chercheurs et chercheuses questionnent la position des organisations syndicales, quelques mois après un mouvement social qui a redoré leur blason mais qui s’est soldé par un échec revendicatif.
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Le syndicalisme est politique – Questions stratégiques pour un renouveau syndical, sous la direction de Karel Yon, coll. Travail et salariat, La Dispute, 204 pages, 16 euros.
Karel Yon est sociologue, chargé de recherche CNRS au laboratoire Institutions et dynamiques historiques de l’économie et de la société (IDHES) Nanterre. Il est spécialiste des mouvements sociaux et des syndicats.
Ce 13 octobre, se déroulait la première manifestation intersyndicale depuis la défaite de la bataille des retraites. Comme on pouvait s’y attendre, l’affluence était bien moindre qu’au printemps dernier. Comment faire pour que l’intersyndicale réussisse à mobiliser en dehors d’une période de grand mouvement social ?
Il faut quand même saluer l’événement. Évidemment, si on part avec comme référence les degrés de mobilisation des manifestations contre la réforme des retraites, on ne peut qu’être déçu. Cette journée d’action a comme principale utilité de faire exister et d’entretenir l’existence de l’intersyndicale. Cela nous rappelle qu’en dehors de contextes très spécifiques, l’unité intersyndicale est un combat qui demande un travail volontariste de la part des organisations. Ce qui la fera tenir, c’est la volonté des syndicats de la préserver.
Or, de ce point de vue, en dépit du fait qu’il n’y a pas forcément une mobilisation massive aujourd’hui, le mouvement des retraites a inscrit dans les esprits la crédibilité et la légitimité des syndicats, notamment quand ils sont unis. Après, il y a un travail revendicatif et programmatique à mener pour faire en sorte que ce soit les syndicats qui dictent le tempo de la négociation sociale, et non les pouvoirs publics ou le patronat. La perspective de la conférence sociale (qui démarre ce lundi 16 octobre, N.D.L.R.) en est un bon exemple.
Justement, s’ouvre ce lundi 16 octobre cette conférence sociale, notamment sur la thématique des salaires. Les organisations syndicales en attendent beaucoup. À quel point leur unité peut-elle faire basculer un rapport de force qui, jusqu’à présent, leur est très défavorable ?
Leur unité a déjà permis la tenue de cette conférence avec comme thème principal celui des salaires. Il faut le rappeler. Le gouvernement s’obstinait à refuser de parler des salaires, en les renvoyant à un enjeu à régler seulement au niveau des entreprises. Donc réussir à obtenir une conférence sociale autour de ce thème, c’est en faire un enjeu politique. C’est un acquis important que l’on doit à l’intersyndicale.
Après, on l’a vu, les organisations ne partagent pas toutes les mêmes revendications. Donc l’existence de l’intersyndicale n’empêche pas que les différentes confédérations continuent d’avoir leur propre stratégie en matière de dialogue social. Mais le maintien de ce cadre permet a minima d’avoir un espace d’échanges.
Les mobilisations massives du début de l’année ont été un échec revendicatif. Comment réussir, désormais, à trouver des moyens d’action qui permettent de maintenir l’intersyndicale comme une vraie force d’opposition politique capable de mobiliser le monde du travail et de montrer l’importance du combat syndical ?
Le but de notre livre n’est pas de donner des leçons aux syndicalistes. L’objectif est d’ouvrir un débat sur la nécessité d’une réflexion stratégique au sein des organisations syndicales. On émet plusieurs pistes. La première est celle de réussir à dupliquer le cadre unitaire national au plus près du terrain. Durant le mouvement social contre la réforme des retraites, on a eu une intersyndicale extrêmement crédible et légitime dans l’espace public à l’échelon national. Mais cette unité est extrêmement rare dans les secteurs ou au sein des entreprises.
La pérennisation de l’intersyndicale ne doit pas être simplement constituée de réunions au sommet des centrales.
Cela renvoie à des contradictions propres au syndicalisme d’aujourd’hui : il doit avancer uni pour faire face aux réformes néolibérales mais, dans les entreprises, les organisations sont en compétition permanente. La pérennisation de l’intersyndicale ne doit pas être simplement constituée de réunions au sommet des centrales. Elle doit aussi permettre de réfléchir à des initiatives qui puissent être organisées dans les territoires pour entretenir cet esprit unitaire. Il a été question de lancer des états généraux du syndicalisme. Cela pourrait être une première réponse.
Le second enjeu qu’on soulève, c’est celui des répertoires d’action. Ce qu’on montre dans notre livre, c’est que si la grève reste un des moyens d’action les plus efficaces, le processus de sa construction est extrêmement complexe. Donc on soulève la question des structures syndicales et leurs organisations qui, parfois, sont en décalage avec le monde du travail. Il y a des énormes trous dans le tissu syndical et les salariés les moins bien représentés sont ceux qui auraient le plus à gagner d’une représentation syndicale parce qu’ils subissent les conditions de travail les plus précaires, les salaires les plus bas.
Le troisième aspect qu’on développe, et qui constitue même notre thèse principale, c’est la nécessité pour le syndicalisme de se doter d’une vraie stratégie politique, avec des revendications à porter, notamment en matière de refondation du droit syndical. On entend beaucoup de plaidoyers pour la « démocratie sociale », mais, aujourd’hui, l’espace de la démocratie sociale est réduit. En haut, comme en bas. Dans les entreprises, il y a moins de représentants syndicaux, moins de moyens pour ces derniers. Au sommet, moins de négociations et de concertation avec les pouvoirs publics. Cela s’explique par des années de réformes sur le droit et le marché du travail qui nuisent au développement syndical.
On ne peut pas, comme le font les pouvoirs publics, vanter l’importance de la démocratie sociale et mettre en place des règles qui empêchent le déploiement de l’action syndicale. Donc il y a la nécessité pour les syndicats d’interpeller les forces politiques et, en premier lieu, les forces politiques de gauche pour qu’elles répondent sur ce que serait une législation qui permettrait au syndicalisme de retrouver les moyens de son développement pour fonctionner comme un véritable contre-pouvoir.
Pourtant, la seule réponse qu’on entend un peu émerger à ce propos, c’est de revenir sur les ordonnances Macron qui ont supprimé les CHSCT pour mettre en place les CSE. Mais ça va rarement plus loin, non ?
Oui et c’est dommage. Alors c’est vrai que déjà, si on pouvait revenir sur la suppression des CHSCT et des délégués du personnel, cela remettrait de la présence syndicale sur le terrain. Mais ce n’est pas tout. Nous, ce qu’on met en avant, par exemple, c’est l’idée d’un véritable droit syndical interprofessionnel qui serait financé par une cotisation sociale. Cela permettrait d’avoir un nouveau mandat d’organisateur syndical pour se déployer dans les espaces où il n’y a pas de présence syndicale. Pour cela, il faut des forces politiques qui partagent l’idée qu’une démocratie véritable et vivante a besoin d’un syndicalisme qui soit un véritable contre-pouvoir.
Depuis le passage en force du gouvernement sur la réforme des retraites, on sent tout de même émerger, au sein de certaines organisations syndicales, des revendications plus politiques. À la CGT, par exemple, on n’hésite plus à parler de 6e République…
Oui, complètement et c’est un élément important. Avec la menace de l’extrême droite, on assiste à un resserrement de l’espace démocratique. Ces deux dynamiques sont liées. Regardez, par exemple, la répression que subissent les syndicalistes d’EDF-GDF. C’est évidemment un signal montrant que de plus en plus de choses sont possibles en matière de répression antisyndicale. Et cela légitime l’idée que l’on peut régler la protestation collective par des moyens disciplinaires.
Il faut des forces politiques qui partagent l’idée qu’une démocratie véritable a besoin d’un syndicalisme comme véritable contre-pouvoir.
Une manière pour le syndicalisme de redevenir un acteur qui pèse dans le champ politique serait de se réapproprier cette question de la démocratie. Il y a une réflexion ancienne de la CGT sur la démocratie sociale, qu’elle ne réduit pas à la négociation collective, mais qui renvoie en fait à une véritable citoyenneté salariale, au pouvoir des salariés sur leur travail. Donc, si le syndicalisme veut continuer à peser comme il l’a fait pendant le mouvement des retraites, cette question de la démocratie est centrale. D’autant que l’ensemble du champ syndical pourrait s’y retrouver.
Malgré tout, après l’usage du 49.3 par le gouvernement, on a senti une intersyndicale frileuse à aller sur des revendications plus politiques. Pourquoi ?
Cette posture de ne pas vouloir se poser en affrontement direct avec les pouvoirs publics est le produit d’une dynamique de plusieurs décennies d’autonomisation du champ syndical. Cela a consolidé l’illusion que le syndicalisme pouvait fonctionner en vase clos dans l’espace de la démocratie sociale. Mais cela apparaît de plus en plus illusoire dans un contexte où les politiques publiques, elles, en réduisent toujours plus le champ.
Plus fondamentalement, ce mouvement de mise à distance des organisations politiques peut aussi s’expliquer par le discrédit que connaissent les partis. Les syndicats eux-mêmes ont été victimes d’un désamour qui s’est traduit par un effondrement du taux de syndicalisation à la fin des années 1970. Ils pensent que c’est aussi un moyen de se préserver de cette crise que de garder leurs distances. Ce qu’on essaye de montrer dans notre livre, c’est que, à travers cette mise à distance des partis politiques, tout à fait compréhensible, les syndicats perdent aussi de vue la finalité stratégique de leur action.
Ce qu’on remarque aussi, c’est une difficulté importante des organisations politiques – notamment de gauche – à travailler avec les syndicats. On a pu l’observer lors de tous les débats sur la stratégie à adopter à l’Assemblée nationale. Comment l’expliquer ? Et la dépasser ?
Cela s’explique notamment par la transformation des partis politiques. Quand on regarde la trajectoire des partis de gauche sur plusieurs décennies, on observe une raréfaction, à l’intérieur de ces partis, de responsables politiques avec une expérience syndicale, de militants et de responsables politiques qui sont issus des classes populaires, du salariat d’exécution. Il y a aussi une problématique idéologique. Quand on regarde aujourd’hui la manière dont LFI – et notamment Jean-Luc Mélenchon – pensent les dynamiques de la révolution citoyenne, on voit que la question du travail est finalement assez périphérique.
Cela légitime une espèce d’indifférence aux organisations syndicales. Face à ces phénomènes, le mouvement de 2023 a montré à quel point la protestation populaire et le monde du travail étaient structurés par le mouvement syndical. Or, dans ce monde du travail populaire, il y a aussi beaucoup d’abstention, et de plus en plus de votes pour l’extrême droite. Donc il y a une responsabilité des organisations partisanes et syndicales pour, ensemble, remobiliser politiquement ce monde du travail.
Votre livre a comme objectif, justement, de poser ce constat et de s’interroger sur les pistes de repolitisation syndicale. Face au risque toujours plus prégnant de l’extrême droite, une sorte de Front populaire du XXIe siècle serait-il envisageable en 2027 ?
On est dans un contexte où le risque de l’arrivée au pouvoir de l’extrême droite est de plus en plus fort. Donc ces débats vont se poser d’une manière ou d’une autre. Mais l’image du Front populaire renvoie à une histoire du mouvement ouvrier où des liens étroits existaient entre les syndicats et les partis de gauche. Je ne suis pas certain qu’une configuration similaire puisse se reproduire aujourd’hui. Malgré cela, cet enjeu va devenir primordial pour les organisations syndicales. Durant le mouvement des retraites, elles répétaient sans arrêt que c’est l’extrême droite qui allait tirer les marrons du feu.
L’enjeu est de reconnaître le rôle de l’engagement syndical comme un espace de socialisation politique.
Comment faire en sorte de sortir de ce constat pour agir ? Historiquement, les grands moments du syndicalisme français sont marqués par cette prise de responsabilité pour la défense des institutions démocratiques, pour une République sociale et égalitaire. L’enjeu, c’est donc de reconnaître le rôle de l’engagement syndical comme un espace de socialisation politique. Aujourd’hui, la plupart des personnes qui se syndiquent ne sont pas très politisées. C’est justement par l’engagement syndical qu’elles acquièrent des valeurs, des points de repère idéologiques. Cela plaide en faveur de prises de position politiques sans équivoque de la part des organisations syndicales.