La Haute-Marne se fracture sur son projet hospitalier, le RN prospère dessus
Le 23 septembre, 6 000 personnes ont défilé à Langres pour défendre l’accès aux soins. En cause, notamment, un projet de l’agence régionale de santé contesté par un collectif de soignants. Un sujet devenu majeur dans un des territoires les plus ruraux du pays.
« Votre futur hôpital est ici ! » La pancarte, accompagnée de quatre poupées grandeur nature de personnel soignant, est plantée sur un rond-point que traverse la route nationale reliant Langres, dans le sud de la Haute-Marne, et Chaumont, préfecture du département. Bienvenue à Rolampont ! C’est ici, au milieu de pas grand-chose, si ce n’est un nœud autoroutier, qu’un collectif regroupant plus de 500 soignants, regroupés sous le nom d’Égalité-Santé, veut faire construire un nouvel hôpital d’envergure. Celui-ci entraînerait la fermeture de l’actuel établissement de santé langrois et la réduction de celui de Chaumont à un petit hôpital de proximité.
Construire deux hôpitaux, même si ça n’a aucun sens médical, ça fait bien sur le CV politique.
Sophie Delong, ex-maire de Langres
De ce projet, l’agence régionale de santé (ARS), soutenue par le département, ne veut pas entendre parler. Eux ont décidé de mettre en place tout autre chose : la reconstruction des deux hôpitaux existants. Le premier, le plus ambitieux, sorte de « plateau technique » (maternité, chirurgie, etc.) à Chaumont, et le second, plus modeste, avec quelques soins de première nécessité – dont, surtout, un service d’urgences – à Langres. Coût de ce double projet : 140 millions d’euros dont 70 proviendraient du département et du GIP (le fonds d’aide constitué pour le projet d’enfouissement des déchets nucléaires à Bure).
L’investissement est colossal pour ce département qui est dirigé par Nicolas Lacroix, proche de Laurent Wauquiez, et alors que l’hôpital ne fait pas partie de ses compétences. Pour les opposants au projet, il s’agit donc d’un coup politique. « Construire deux hôpitaux, même si ça n’a aucun sens médical, ça fait bien sur le CV politique », raille Sophie Delong, ancienne maire de Langres et ex-députée LR, dont Lacroix fut l’attaché parlementaire. Elle décrit un homme profondément ambitieux que rien n’arrêtera. « Dire que Nicolas Lacroix est prêt à jouer avec la santé de ses administrés pour son ambition politique est insensé et insultant, lui répond Pierre Schaegis, directeur de cabinet du président du département. Cela fait vingt ans que la santé se délite dans le territoire sans que personne fasse rien. Lui a décidé de prendre ses responsabilités. »
Délitement et taux de fuite
Depuis plusieurs mois, la Haute-Marne est ainsi le théâtre d’une bataille dont l’accès au soin est l’enjeu principal. Élus, habitants et personnels soignants s’écharpent sur ce conflit hospitalier devenu l’enjeu politique numéro un du sud de ce département, un des plus ruraux de France. Au point que le 23 septembre dernier, 6 000 personnes ont défilé à Langres, commune de 7 700 âmes, à l’appel du collectif Égalité-Santé. Du jamais-vu. « La plus grosse manifestation, à ma connaissance, c’était après les attentats de Charlie Hebdo », souffle un habitant sur la place centrale. Plus de 3 000 personnes avaient alors manifesté.
Aux sources du conflit, il y a un constat partagé : l’accès aux soins, dans le département, est de plus en plus mauvais, transformant petit à petit la Haute-Marne, comme beaucoup d’autres territoires ruraux, en un désert médical. Les exemples de ce délitement sont nombreux : la fermeture, dès la fin des années 1990, de la chirurgie publique à Langres, laissant place à un pôle de santé mêlant structure publique et privée. Ainsi, les urgences appartiennent au public, mais le pôle chirurgical, au privé.
Ce dispositif, selon le personnel soignant, fonctionne plutôt bien. « On est tous en secteur 1. C’est-à-dire que personne ne prend de dépassement d’honoraires », assure Olivier Delong, chirurgien – privé – au sein de l’hôpital de Langres depuis plus de vingt-cinq ans, et membre actif d’Égalité-Santé. « Le patient type qu’on opère, c’est un agriculteur à la retraite usé jusqu’à la moelle avec une retraite à 900 euros. C’est hors de question de leur faire sortir la carte bancaire pour avoir accès à des soins », poursuit-il.
En 2016, la maternité de Langres est déplacée à Chaumont. Une décision inefficace. Alors que les deux hôpitaux réalisaient plus de 800 naissances à eux deux, l’unique maternité de Chaumont en réalise moins de 500 désormais. C’est ce qu’on appelle le « taux de fuite » : de nombreux habitants, quitte à aller loin, préfèrent se rendre au CHU de Dijon, plus réputé, à 80 kilomètres de Langres. D’un point de vue financier, c’est la catastrophe. La démographie est en chute, la natalité aussi, et les deux hôpitaux n’arrivent plus à faire le plein. Ni de patients ni de médecins. On parle ainsi de plusieurs dizaines (voire centaines) de millions d’euros de déficit. C’est dans ce contexte que naît le projet proposé par l’ARS, qui sera très vite vivement critiqué par les soignants et de nombreux élus locaux du territoire de Langres.
Un hôpital avec uniquement des urgences, ça n’a aucun intérêt.
Didier Loiseau, ex-maire de Langres
Selon ses détracteurs, les 45 000 habitants du bassin de vie sont les grands perdants. Ils devront faire quarante minutes de voiture jusqu’à Chaumont pour avoir accès à certains soins, notamment chirurgicaux. « On nous dit que ce projet est bien car Langres conserve un hôpital. Mais ce sera une coquille vide ! s’insurge Didier Loiseau, ex-maire de Langres, qui écrit un livre, Dessine-moi un désert, sur ce conflit. Un hôpital avec uniquement des urgences, ça n’a aucun intérêt. Aucun personnel médical ne voudra venir. Je vous mets ma main à couper qu’elles fermeront très rapidement faute de personnel ! Ce projet est dangereux pour le territoire. » Le département, lui, assume ce projet : « Chaumont, c’est la ville centrale, c’est là où il doit y avoir le plateau technique, c’est une évidence. Tout en préservant un hôpital de proximité à Langres, bien sûr. »
Attractivité médicale
Regroupés en collectif, les soignants langrois imaginent donc un autre projet, fondé sur une étude indépendante réalisée par l’université Lyon-III en 2007. Celle-ci tranchait pour la création d’un hôpital important, avec plateau technique, à Rolampont, un village à 12 kilomètres de Langres, 23 de Chaumont. Mais outre la question de la distance, celle de l’attractivité médicale est primordiale dans un département où faire venir de nouveaux médecins représente une tâche particulièrement ardue. « L’offre de soins dans le département est largement déclinante. J’ai 68 ans, et je continue à exercer car il n’y a personne, aujourd’hui, pour me remplacer. Il est hors de question que je laisse mes patients sans rien », confie Didier Soumaire, médecin généraliste depuis 1989 dans le territoire langrois, qui assure avoir 2 400 patients dans sa « file active ». D’ici à cinq ans, dix médecins généralistes du territoire seront amenés à prendre leur retraite. Sans que leur remplacement soit garanti à ce stade.
Égalité-Santé mène donc une intense bataille contre le projet de l’ARS, qui a pourtant le soutien de tous les principaux élus du département (président du département, maires de Langres et de Chaumont), mais aussi du ministre de la Santé. Même la section insoumise Haute-Marne critique ouvertement Égalité-Santé. « Un hôpital à Rolampont, c’est non ! », s’exclame Michèle Leclerc, candidate Nupes aux législatives sur la circonscription Langres-Chaumont.
Égalité-Santé veut faire une grande clinique privée à Rolampont. C’est inacceptable.
Parmi les arguments avancés, une opposition à la privatisation de l’hôpital. « Égalité-Santé veut faire une grande clinique privée à Rolampont. C’est inacceptable. » Un argument repris par Anne Cardinal, maire de Langres, dans un tract diffusé à sa population. À Langres, plusieurs de nos interlocuteurs voient dans ce discours une interprétation idéologique, bien éloignée des besoins des habitants : « Cette accusation est totalement fallacieuse. Notre projet ne change rien sur la répartition public-privé telle qu’elle existe aujourd’hui », s’indignent Didier Loiseau et Olivier Delong. Surtout que, dans le projet de l’ARS, de nombreux soins continueront d’être assurés par le privé, comme c’est le cas aujourd’hui. A contrario, les maires ruraux du territoire de Langres ont, eux, largement voté en faveur du projet d’Égalité-Santé. Sur les 112 présents lors d’une réunion de présentation, 108 ont voté en sa faveur.
Le RN se frotte les mains
Face à cela, le Rassemblement national se frotte les mains. Au cours de la manifestation du 23 septembre, on pouvait voir, dans les premiers rangs du cortège, Christophe Bentz, député RN de la circonscription. Au plus grand dam de nombreux soignants. « Ça nous met clairement dans l’embarras. Comment faire taire des politiques en campagne ? » soufflent les différents représentants d’Égalité-Santé que nous avons rencontrés. Ils assurent, aussi, qu’aucun membre du RN ne fait partie de leur collectif. « Le sujet politique est considéré comme hors sujet. Ce combat est pour nous définitivement un conflit entre les acteurs de terrain et l’administration », assure Olivier Delong.
Malgré tout, en l’absence de toute force politique de progrès affichée dans le cortège – plusieurs syndicalistes y étaient, sans affichage –, c’est bien le RN qui récolte les fruits de l’inquiétude légitime de toute une population concernant son accès aux soins qu’elle voit se déliter au fil des ans. Sans rien faire, si ce n’est sauter sur les occasions opportunes pour bien se faire voir, il apparaît, aux yeux de beaucoup, comme le seul à se préoccuper des inquiétudes de la population. Comme Richard et Élodie, qui mangent un sandwich devant une boulangerie dans le centre-ville Langrois : « Quand on voit que c’est le seul qui était là pour nous défendre, on voit bien qu’il se préoccupe de nos vies. »