La linguistique (aussi) est un sport de combat !
La langue française est un objet de prédilection des paniques morales et identitaires portées par les camps conservateurs et réactionnaires. Pourtant, les recherches en linguistique démontent les idées reçues. Le discours décliniste a poussé les linguistes à s’engager pleinement dans le débat public.
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Le français va très bien, merci, collectif Les Linguistes attérrées, Gallimard, 3,90 euros.
« Quoi ? Quoicoubeh ! » La dernière panique morale autour de la langue française aura fait long feu. On peut parier sans risque que d’autres viendront bientôt donner du grain à moudre au moulin du « déclinisme linguistique » en vogue, autant parmi les politiques que dans un certain milieu littéraire.
La droite et l’extrême droite françaises ne contrediront pas ce constat, alors qu’elles alimentent régulièrement ces polémiques à coups de propositions de loi. Depuis plusieurs années, des projets similaires passent et se ressemblent à l’Assemblée nationale, portés tantôt par Les Républicains, tantôt par le Rassemblement national, voire associant les deux. L’écriture inclusive, voilà l’ennemie ! Il s’agirait de préserver la nation en interdisant son usage dans les services publics, par les personnes travaillant pour l’État et même dans l’édition et la recherche universitaire ! Le RN compte d’ailleurs utiliser sa niche parlementaire du 12 octobre prochain pour défendre une énième proposition « portant interdiction de l’écriture dite “inclusive” ».
Pourtant, la linguistique, discipline scientifique consacrée à l’étude des langues, dresse un tout autre constat de l’usage contemporain du français : celui d’une langue vivante, parlée par toujours plus de locuteurs sur différents continents, aux usages multiples et en constante évolution. Les recherches les plus récentes s’intéressent également aux effets de domination et de discrimination portés par la langue : le « bien-parler » reste le parler des élites.
Contre les idées reçues et déclinistes
C’est pourquoi, depuis plusieurs années, les linguistes cherchent à diffuser les résultats de leurs travaux au-delà de l’université. Ils et elles ont publié de nombreux livres afin de lutter contre les idées reçues et déclinistes. Cependant, leurs ventes sont restées faibles et l’écho médiatique éphémère, en dehors de quelques figures qui ont percé sur internet ou à la radio, comme la chercheuse Laélia Véron et le vidéaste Romain Filstroff, linguiste de formation, avec sa chaîne Linguisticae sur Youtube.
Que faire devant ce constat de faiblesse ? Comment faire avancer la science et l’émancipation ? Plusieurs linguistes ont décidé de créer le collectif des Linguistes atterré·es (outre une association) et de publier un opus dans la collection « Tracts » chez Gallimard : soit un format court et accessible.
L’opération est une réussite. Paru en mai dernier, Le français va très bien, merci est parvenu à imposer la linguistique dans le débat public et les médias cet été. Fort d’un beau succès de librairie, avec plus de 50 000 exemplaires vendus, le collectif a été invité plusieurs fois sur France Inter, mais aussi à l’émission « Quotidien » sur TMC ou sur le site web Brut. Cet engagement des linguistes n’a pas été sans susciter de vives oppositions. Avant même la publication de leur « Tract », Le Figaro et Marianne ont publié des articles hostiles aux positions du collectif. La veille même de la sortie du livre, une tribune paraissait dans Le Figaro réunissant les plumes qui dénoncent depuis des années le supposé « déclin » de la langue française – dans une certaine indifférence néanmoins.
La langue a toujours évolué, malgré toutes les angoisses conservatrices.
Car deux visions s’opposent : pour les déclinistes, l’amour du français apparaît d’abord et avant tout esthétique. Il s’agit de « sauver » la langue française, si belle et menacée dans sa pureté ; à l’État de la protéger. À l’inverse, les linguistes s’appuient sur les travaux scientifiques, analysant la langue sans jugement moral ou esthétique, constatant les évolutions sans prendre parti, démystifiant la langue pour la rendre accessible à toutes et tous. Deux visions de la langue pour deux visions politiques : une langue autoritaire qui doit s’imposer pour unifier la nation, contre une langue vivante et démocratique. Un combat dont l’issue est connue d’avance : des cris d’orfraie contre l’italianisation de la langue au XVIe siècle au déclinisme contemporain, la langue a toujours évolué, malgré toutes les angoisses conservatrices.
Les parutions de la semaine
Voisins de passage. Une microhistoire des migrations, Fabrice Langrognet, La Découverte, coll. « Histoire Monde », 368 pages, 24 euros.
On sait, notamment depuis les travaux de Carlo Ginzburg,combien la microhistoire parvient à documenter la connaissance historique, ou l’histoire elle-même. Fabrice Langrognet, chercheur à l’université d’Oxford et à Paris-I (CNRS), explore ici à partir de sources inédites les parcours des habitants d’une « cité d’habitation » de la Plaine-Saint-Denis entre 1848 et les années 1930, où se croisent une multitude de migrants des classes populaires d’origine provinciale, étrangère ou coloniale. Où, « par le petit bout de la lorgnette », il distingue les effets des bouleversements en cours à l’échelle locale, nationale et mondiale. Et où« les allégeances nationales, ethniques, raciales, de genre et de classe se recomposent sans cesse »… Un grand livre.
Contre la précarité. L’anticapitalisme du XXIe siècle, Albena Azmanova, préface de Jacques Généreux, traduit de l’anglais par Baptiste Mylondo (en collaboration avec Jacques Généreux), Seuil, coll. « Économie humaine », 300 pages, 23 euros
Nous faisons face désormais à « un capitalisme de précarité ». Professeure de science politique et sociale à l’université du Kent, Albena Azmanova réactualise la tradition de la théorie critique en rappelant que le capitalisme est toujours sorti renforcé des protestations contre les inégalités « en réclamant seulement une meilleure inclusion dans le système sans en contester la logique ». Or l’autrice vient justement affirmer que c’est bien cette logique qu’il s’agit de contester sans relâche, en dessinant une stratégie pour mobiliser la « multitude précaire » pour un projet politique solide qui, à coups de réformes progressives, doit éradiquer la « course folle au profit ».
Laïcité, Stéphanie Hennette Vauchez, éd. Anamosa, 112 pages, 9 euros.
Voici un ouvrage court et incisif qui remet les pendules à l’heure sur la laïcité. Dans la forme qu’elle prend en 1905, la laïcité repose sur la neutralité de l’État, sa séparation d’avec les cultes et la garantie de la liberté religieuse pour tous et toutes. Depuis les années 1980, la « nouvelle laïcité » est hypertrophiée : elle impose la neutralité aux individus, gomme la séparation entre l’État et les cultes et s’attaque à la liberté de culte de l’islam. Stéphanie Hennette Vauchez défend alors un droit capable de s’adapter aux pratiques religieuses, car l’égalité républicaine ne peut ignorer la diversité sans se renier elle-même.