« Une magistrature majoritairement de gauche, c’est un fantasme total »
Laurent Willemez, chercheur en sociologie du droit et de la justice et coauteur de « Sociologie de la magistrature » analyse pour Politis le mythe du « juge rouge » et revient sur la distance entre les citoyens et la justice.
Le mythe du juge rouge permet à la droite d’attaquer frontalement le syndicat de la magistrature et derrière lui, l’ensemble de « l’autorité judiciaire ». Laurent Willemez, chercheur en sociologie du droit de la justice et co-auteur avec Yoann Demoli (tous deux professeurs à l’université de Versailles) de Sociologie de la magistrature, paru cette année chez Armand Colin, revient pour Politis sur ce phénomène rendu possible par la méconnaissance de la justice par les citoyens.
Comment vous analysez les attaques frontales de ces derniers mois visant le Syndicat de la magistrature (SM) ?
Sociologie de la magistrature, Laurent Willemez et Yoann Demoli, Dunod, Armand Colin, 224 pages, 26 euros.
C’est un grand classique qui revient régulièrement et fait partie de ces symboles très politiques qui permettent de marquer un discours. Le SM est un syndicat qui questionne le droit et plus largement la justice sur les questions d’immigration, le rôle de la peine, les politiques carcérales, etc. Ces positions créent naturellement des tensions avec les politiques conservateurs qui développent une facilité à agiter ce chiffon rouge. J’ai relu tous les débats parlementaires autour de la justice et systématiquement depuis les années 80, les députés de droite attaquent le syndicat de la magistrature. L’attaquer est même devenu un marqueur à droite, alors qu’il est largement minoritaire en réalité. Aux élections professionnelles, ils représentent environ 30 %. À Paris, il est très minoritaire. Pour réussir à avoir une position de domination dans le milieu judiciaire – par exemple en devenant premier président de tribunal – il vaut mieux être à l’Union Syndicale des Magistrats (USM) qu’au SM. Je trouve qu’on prête beaucoup au SM par rapport à la réalité de son pouvoir.
Le mythe du juge rouge est-il « surjoué » ?
C’est une évidence. Le SM est composé de beaucoup de jeunes magistrats notamment issus des juridictions de province. Le sociologue Pierre Kahn a très bien démontré que l’émergence de cette thématique des « juges rouges » dans les années 70 est directement liée à la démocratisation, à la féminisation et l’ouverture à des milieux plus modestes de la magistrature qui a créé une ‘dénotabilisation’ du corps. Mais contrairement à la période des années 70, la justice subversive ne me paraît plus à l’ordre du jour. À l’époque, ils voulaient inverser les formes de domination par leurs décisions. Aujourd’hui, ils essayent d’intervenir sur des débats de société mais dans leur quotidien de juge du siège, ils rendent des décisions à la chaîne, comme les autres. Il n’y a pas de différence entre les jugements des magistrats du Syndicat de la magistrature et les autres. De mon point de vue, le rôle central du SM reste la défense des conditions de travail des magistrats, devenue absolument délétère. L’action réellement remarquable du SM ces derniers mois, c’est la pétition des 3 000, devenus 6 000 (1). D’ailleurs, au sein de la magistrature et même du ministère de la Justice, quand on parle du SM on parle surtout de cette pétition.
La tribune des 3000 a été publiée par Le Monde après le suicide d’une jeune magistrate et interpelle sur la souffrance au travail et la surcharge de travail.
Le SM est donc surtout connu pour sa culture du combat syndical dans le monde du travail.
Oui, principalement. Mais finalement pas vraiment, dans l’application, d’une quête de transformation de la justice. La fonction syndicale n’a jamais été perçue en interne comme produisant des jugements différenciés et ce, peu importe le domaine. Que ce soit dans la justice de la famille, les violences faites aux femmes, etc. On sait que le juge n’est pas seulement une robe, mais c’est quand même l’université d’Assas – connu pour être un bastion de l’extrême droite, N.D.L.R. – qui est l’un des plus importants lieux de formation des magistrats. On ne peut pas dire que la magistrature soit majoritairement de gauche. Il faut remettre les choses à leur place. C’est un fantasme total.
Ces attaques contre le SM renvoient aussi à la lutte très forte qui existe entre le garde des Sceaux et les magistrats.
On les accuse pourtant de prendre des décisions collectives, voire de suivre des consignes. Qu’en pensez-vous ?
C’est du grand n’importe quoi. Il faut se rendre compte de ce qu’est le quotidien d’un juge. Déjà, ils n’ont pas le temps. Ils sont souvent seuls face à leur dossier, beaucoup de jeunes ont de grandes difficultés pour rédiger leurs décisions et vont chercher dans les syndicats des réponses, des conseils. Mais de là à dire qu’il y a des consignes, c’est de l’hystérie complète. Mais ces attaques contre le SM renvoient aussi à la lutte très forte qui existe entre le garde des Sceaux et les magistrats en général. Il faut comprendre qu’a été nommé au poste de ministre de la Justice (Éric Dupont-Moretti, N.D.L.R.) un avocat historiquement très anti magistrats. C’est d’ailleurs un peu fou quand on y réfléchit. Pendant les premières années de son mandat, il ne voulait ni écouter ni rencontrer aucun syndicat de magistrats. Ça s’est atténué car ce n’était plus possible mais la communication était coupée. C’est dire l’antagonisme !
Cette rupture questionne la place plus large du syndicalisme dans la magistrature ?
Elle a dépassé la question syndicale. Lors de la dernière rentrée solennelle de la Cour de cassation, François Molins, à l’époque procureur général de cette dernière, une des plus hautes autorités morales de la magistrature, a été extrêmement critique envers le garde des Sceaux. Mais cette figure du garde de Sceaux a créé un mouvement de rapprochement entre les deux grands syndicats de magistrats : l’USM et le SM. Et ce, malgré le fait que l’USM apparaisse comme un syndicat très corporatiste et très modéré, voire conservateur. Alors que le SM se positionne comme universaliste et questionne plus globalement la place et le rôle de la justice dans la société, sans se limiter aux seuls magistrats. Pourtant, aujourd’hui, sur la question du corps et le rapport au garde des Sceaux, il n’y a plus vraiment de différence entre les deux.
Quelle est la place du magistrat dans la société ?
Le magistrat, c’est deux choses distinctes : le siège et le parquet. Les magistrats du parquet s’expriment au nom de l’État et appliquent la politique pénale décidée par l’État. En revanche, les magistrats du siège sont indépendants. Ils ne parlent pas au nom de l’État mais prennent des décisions au nom du peuple français. C’est aussi l’une des raisons pour lesquelles on l’appelle « l’autorité judiciaire » et pas le pouvoir, car le siège est indépendant de l’État. Les magistrats ne sont pas des fonctionnaires. Cela dit, sociologiquement, la justice est tout de même une justice d’État et en réalité, les magistrats sont aussi l’État.
Pourquoi les magistrats sont si mal compris et si mal connus du grand public ?
C’est un phénomène très impressionnant. Même dans notre laboratoire de recherches, quand on a fait des séminaires sur la justice, on constate – y compris chez des universitaires –, une méconnaissance totale de la magistrature. Certes, ils ne sont pas nombreux (9 000). Par ailleurs, si on n’a pas rencontré de problèmes et qu’on ne s’est pas confronté à la justice, on ne la connaît pas. Mais le milieu de la justice est très fermé. Il y a toute une codification, une mise en scène, une ritualisation qui produit de la mise à distance. Ça crée un tel écart que ce milieu reste mal connu, qu’il fait peur parce qu’on ne le comprend pas. À mon sens, c’est la distance propre à l’État. La violence symbolique de l’État qui s’impose à travers ses rites d’institutions et crée de la distance entre le savant et le profane. Certains magistrats ont totalement conscience de ces mécaniques et essayent, par exemple, de ne pas mettre leur robe quand ils le peuvent afin de limiter cette mise à distance. Ils essayent aussi d’être plus pédagogues.
La distance entre justice et citoyens autorise tous les fantasmes.
Cette distance qui crée donc de la défiance et de la peur, participe à ce phénomène de suspicion ?
Oui. D’autant que les juges ont le pouvoir de nous enfermer ou de nous condamner à payer des sommes importantes. Ce sont des décisions en droit mais qu’on ne comprend pas toujours. Le droit est une matière très difficile d’accès. Cette distance autorise ainsi tous les fantasmes et les instrumentalisations quand on veut trouver des ennemis faciles.
C’est inextricable pour les juges, car répondre aux attaques en tant que corps, c’est donner plus de matière aux fantasmes…
Tout à fait. Il faudrait une beaucoup plus grande pédagogie du droit. La Cour de cassation essaye, en simplifiant ses jugements, en tentant d’avoir une langue « naturelle » qui ne soit plus si juridique afin de permettre une meilleure compréhension. Mais les espaces de pédagogie du droit disparaissent progressivement et les gens se retrouvent démunis face aux décisions qu’ils ne comprennent pas. Dans le droit du travail, il y a encore les organisations syndicales qui permettent cette pédagogie. Mais en droit de la famille, il n’y en a plus beaucoup et les avocats coûtent cher. L’état de l’accessibilité au droit aujourd’hui ne nous permet pas de mieux comprendre la justice. Ça ne va pas s’améliorer avec l’accélération des processus judiciaire. L’exigence de rapidité a pour conséquence une réduction du temps pour faire cette pédagogie nécessaire. Résultat : le citoyen s’en éloigne d’autant plus.
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