Le mythe du juge rouge

L’idée d’un magistrat ultra-politisé qui ne suivrait que son orientation personnelle revient régulièrement dans le débat et vise particulièrement les membres du Syndicat de la magistrature, classé à gauche.

Nadia Sweeny  • 4 octobre 2023 abonné·es
Le mythe du juge rouge
Une membre du syndicat de la Magistrature participe, le 29 septembre 2006 devant le palais de Justice de Bobigny, lors d'une manifestation pour protester contre les propos du ministre de l'Intérieur de l'époque, Nicolas Sarkozy.
© STEPHANE DE SAKUTIN / AFP

« On les appelle les juges rouges ». Cette phrase en couverture de Paris Match le 25 octobre 1975 visait un groupe de jeunes juges syndiqués, affectés au tribunal de Béthune dans le Pas-de-Calais, et qui bousculaient, par leurs décisions, les habitus d’un corps élitiste et conservateur. Patrice de Charette, juge d’instruction et délégué régional du jeune Syndicat de la magistrature (SM) – créé en juin 1968 – fait écrouer un patron pour la mort d’un ouvrier sur un chantier. Scandale général qui met les accidents du travail à la une de l’actualité. Dans la foulée, trois autres magistrats condamnent un PDG à un an de prison ferme pour entrave au droit syndical. Cinq cents patrons manifestent devant le tribunal de Béthune en criant à l’acharnement.

« Les patrons ne supportent plus l’institution judiciaire quand elle cesse de fonctionner à leur profit », témoignait alors le juge de Charette. Les magistrats « avaient condamné le patron pour faire la démonstration que la cour d’appel de Douai allait surréagir, se souvient Maurice Zavaro, ancien magistrat à Béthune, membre du SM. Ils ont eu raison : de manière exceptionnelle, elle s’est réunie un samedi soir pour libérer le patron. Cela prouvait que la justice n’était pas la même pour tous », admet-il, tout en critiquant une méthode qui « prenait un individu en otage ». Jean Foyer, garde des Sceaux de 1962 à 1967, s’égosille dans la presse contre le Syndicat de la magistrature, « organisation subversive ­gauchiste ». L’image des « juges rouges » est née et, avec elle, un fantasme puissant de partialité des magistrats de gauche.

Sur le même sujet : « Une magistrature majoritairement de gauche, c’est un fantasme total »

Cinquante ans plus tard, Patrice de Charette ne regrette rien. « On cherchait à rééquilibrer la balance et, naturellement, ça enquiquine les puissants. Nous portions une attention plus forte aux petites gens. Nous ne voulions pas que les sinistrés de la société deviennent aussi les sinistrés de la justice. » Aujourd’hui retraité, il continue de dénoncer une justice de classe toujours à l’œuvre. « On applique des peines démesurées à la petite délinquance et des décisions très précautionneuses pour les grands. Par exemple, je ne vois pas de détournements de fonds publics jugés en comparution immédiate à 23 heures. »

Patrice de Charette

En 1975, le juge Patrice de Charette a fait écrouer un patron pour la mort d’un ouvrier sur un chantier. « Nous portions une attention plus forte aux petites gens. Nous ne voulions pas que les sinistrés de la société deviennent aussi les sinistrés de la justice. » (Photo AFP).

Cette justice de classe était déjà la cible de Paul Magnaud à la fin du XIXe siècle. Celui que Georges Clemenceau surnomma le « bon juge » et que ses supérieurs hiérarchiques accusaient d’être en « état d’insurrection morale ». Il avait relaxé, le 4 mars 1898, Louise Ménard, une voleuse de pain, arguant qu’il était « regrettable que, dans une société bien organisée, une mère de famille puisse manquer de pain autrement que par sa faute ». Magnaud plantait les graines de l’état de nécessité, qui verra le jour en 1994. Il ­revendiquait, seul, une interprétation des textes en faveur des démunis. « Le juge n’est pas fait pour appliquer la loi d’une façon mécanique, comme un écolier copiant des pages d’écriture », écrivait-il.

Une position que l’on retrouvera chez les juges de Béthune. À chaque fois, le retour du balancier historique est violent. Magnaud tombe dans l’oubli au moment où émerge la « crise de la répression », au début du XXe siècle, avec la chasse aux juges laxistes accusés de libérer des « monstres ». Cent dix ans plus tard, les termes du débat ont peu changé.

Sur la crête

« On nous a fait apparaître comme des révolutionnaires infiltrés au cœur de l’appareil d’État pour dynamiter les institutions, en rit aujourd’hui Patrice de Charette. On était très loin de ça. Certes, j’ai toujours agi selon mes convictions, mais en appliquant strictement la loi. Sans jamais m’en écarter. C’est d’ailleurs la seule légitimité du juge. » L’acte de juger est-il politique ? Pour Aurélien Martini, secrétaire général adjoint de l’Union syndicale des magistrats (USM), majoritaire et se décrivant comme « apolitique », « juger est un acte juridictionnel. Le juge a des idées, mais il décide en droit ».

Au Syndicat de la magistrature, tout ceci est politique. « Le droit est politique par nature : il est institué par l’État, explique Sarah Massoud, juge des libertés et de la détention, adhérente du SM. Dans ce débat, on est toujours pris en étau entre deux visions de la justice : les neutralistes, qui pensent le droit comme une matière pure et technique, et les instrumentalistes, qui disent que le droit est uniquement un outil au service des dominants. Il faut sortir de ces deux visions qui oublient les acteurs et dépolitisent soit par défaut, soit par excès. » Une position sur la crête qui veut replacer le magistrat, gardien des libertés individuelles, dans la société. « Quand je prends une décision d’obligation de soin pour un auteur de violences intrafamiliales, par exemple, je dois m’interroger sur les relais médicaux accessibles, sur la façon de penser le soin. Ça fait partie de ma décision. Pareil pour les violences policières, l’accès au logement, etc. Mon champ, ce n’est pas que la sanction. »

L’image du juge rouge a des ressorts complotistes : c’est la grosse ficelle pour servir un discours simpliste.

Kim Reuflet, présidente du SM

Mais la multiplication des prises de position politiques du Syndicat de la magistrature suscite de nombreuses critiques et permet de viser les décisions de magistrats individuels. Face à l’opération militaire Wuambushu à Mayotte, visant à détruire les bidonvilles et à expulser les étrangers en situation irrégulière, le Syndicat de la magistrature s’oppose et refuse que la justice soit « la caution utile d’un gouvernement s’apprêtant à mener des violations massives des droits humains ». Or cette opération est justement suspendue par une succession de décisions judiciaires, dont celle de la juge Catherine Vannier, présidente du tribunal judiciaire de Mamoudzou, ancienne vice-présidente du syndicat dans les années 1990. Une aubaine pour la droite, qui saisit la balle au bond.

Le 27 avril, Mansour Kamardine, député Les Républicains, accuse Catherine Vannier de suivre des consignes du SM et demande le déport de tous les juges qui y sont syndiqués. Le 3 mai – fait exceptionnel –, le Conseil supérieur de la magistrature (organe constitutionnel français chargé de garantir l’indépendance des magistrats) rappelle dans un communiqué que « les prises de position d’une organisation syndicale ne sauraient servir de fondement à la mise en cause de l’impartialité d’un magistrat au seul motif qu’il serait membre de cette organisation ».

Syndicat magistrature
Le 12 décembre 2003 à Bordeaux, manifestation contre la venue de Nicolas Sarkozy, alors ministre de l’Intérieur, à l’École nationale de la magistrature. (Photo : AFP.)

Dans cette bronca, jamais le fond juridique de la décision n’est débattu, ni le procédé décisionnel qui résulte d’une dialectique complexe dans laquelle interviennent plusieurs instances et magistrats (1). « L’image du juge rouge a clairement des ressorts complotistes : c’est la grosse ficelle pour servir un discours simpliste. En revanche, quand il y a des décisions sévères, on n’entend jamais que c’est pour répondre à des consignes syndicales ou politiques », tacle Kim Reuflet, présidente du Syndicat de la magistrature. L’indépendance de la justice est classiquement remise en question dès qu’une décision ne plaît pas. Tout le monde est tenté par cette facilité et les politiques ne se gênent pas : Jean-Luc Mélenchon, Jérôme Cahuzac, Nicolas Sarkozy, Jean-Marie et Marine Le Pen : tous ont accusé « leurs » juges de partialité.

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Le décret du préfet autorisant la destruction du bidonville avait été annulé par le tribunal administratif de Mayotte.

C’est le vieux fantasme du choix de son juge. Or, dans cette quête, le biais politique est le plus utilisé. « Mais nous sommes des humains : nous avons aussi des biais sociaux, de genre, liés à notre expérience, notre orientation religieuse, sexuelle, etc. Pourquoi on ne questionne pas ces biais-là ? », se demande un magistrat instructeur adhérent du SM. « Considérer l’existence d’un biais comme relevant de la partialité doit très logiquement conduire à admettre que tout biais devrait imposer au juge de se déporter. Et qui pourra alors juger ? Le magistrat de gauche ou de droite pourrait-il juger l’homme politique de droite ou de gauche ? Faudra-t-il un homme pour juger une femme ou l’inverse ? On voit bien à quels errements inextricables mène une telle position », écrivait en 2018 le magistrat Benoist Hurel, dans la revue Délibérée, proche du SM. D’autant que choisir son juge ne ressemble-t-il pas plus à une demande de partialité avantageuse qu’à une exigence d’impartialité réelle ?

Partialité structurelle

Mais alors qu’est-ce que l’impartialité ? Cette valeur constitutionnelle répond au droit fondamental de tout citoyen à un procès équitable. Elle ressemble à l’objectivité journalistique : un idéal humainement impossible à atteindre, mais dont on s’approche par une exigence de rigueur professionnelle. Dans la jurisprudence, l’impartialité est surtout analysée au travers de conflits d’intérêts concrets qui pourraient exister entre l’une des parties d’une affaire et le magistrat chargé du dossier. Pour le reste, elle peut être structurellement garantie par plusieurs leviers : les voies de recours, la collégialité des décisions, l’exigence de motivation en droit et la sensibilisation du magistrat à ses propres biais.

Le Syndicat de la magistrature, ce n’est pas la justice !

Éric Dupont-Moretti, garde des Sceaux

Or, au moment où la justice doit aller toujours plus vite avec des moyens inadaptés, ces garanties s’étiolent. Par ailleurs, les espaces de partialité structurelle enflamment moins les débats. On s’insurge peu contre la façon de choisir les procureurs (chargés de poursuivre) et contre leur soumission au ministère de la Justice. Comment répondent-ils aux circulaires ? Quels sont leurs liens avec les juges du siège ? Avec les policiers, notamment dans les dossiers de violences policières ? L’individu et ses biais humains semblent avoir plus d’importance dans la manière dont se fait la justice que le système lui-même. Il est plus facile de les viser.

Éric Dupont-Moretti
Le garde des Sceaux, Éric Dupont-Moretti, lors des questions au gouvernement, le 7 juin 2023. Dans la foulée de l’affaire Wuambushu, il avait saisi le Conseil supérieur de la magistrature pour un avis sur la liberté de parole des magistrats dans le cadre syndical mais aussi aux audiences solennelles de rentrée des tribunaux. (Photo : Lily Chavance.)

Le ministre de la Justice, qui promettait en 2020 l’indépendance du parquet avant de rétropédaler, semble l’avoir compris. Dans la foulée de l’affaire Wuambushu, il saisit le Conseil supérieur de la magistrature pour un avis sur la liberté de parole des magistrats dans le cadre syndical, mais aussi aux audiences solennelles de rentrée des tribunaux – où premiers présidents et procureurs s’expriment librement et, parfois, critiquent la politique du ministère (2) – ainsi que sur les réseaux sociaux. Le 8 juin, le sénateur Philippe Bonnecarrère (LR) lui emboîte le pas et fait inscrire dans la loi justice le principe d’impartialité pour les magistrats syndiqués. Une exigence qui est déjà présente dans le droit. Pourtant, l’amendement présenté par le sénateur sera malgré tout examiné en séance, à l’Assemblée nationale.

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En janvier 2022, François Molins, alors procureur général près la Cour de cassation, avait dénoncé des « conditions de travail intenables » et le « manque structurel de moyens » lors de son audience solennelle de rentrée. Des propos jugés « scandaleux » par Éric Dupond-Moretti.

Malgré une jurisprudence stable et protectrice (3), la volonté de restreindre l’espace d’expression des magistrats est là. « Je suis excédé par le Syndicat de la magistrature », a lancé le ministre interrogé sur la présence du SM à la dernière édition de la Fête de l’Humanité – alors que le SM y est présent chaque année depuis trente ans. «Le Syndicat de la magistrature intervient dans le choix démocratique, entre les deux tours de l’élection présidentielle, pour dire que c’est un deuxième tour de cauchemar. Il a pris fait et cause pour les émeutiers. Le Syndicat de la magistrature, ce n’est pas la justice ! », a clamé Éric Dupond-Moretti, qui doit être jugé début novembre pour prise illégale d’intérêts par la Cour de justice de la République (CJR), après une plainte conjointe du SM et de l’Union syndicale des magistrats (USM).

Syndicalisme de combat

Pour un adhérent de longue date, « le SM va trop loin et donne le bâton pour se faire battre ». Son communiqué dans l’affaire Nahel – jeune homme tué par la police le 27 juin à Nanterre (92) – l’a abasourdi. Diffusé le 30 juin 2023, il dénonçait « un ordre policier qui rogne sur les droits et libertés des citoyens ». « Pour moi, c’est une position anti-police et ce n’est pas notre rôle. Le SM a abandonné le syndicalisme réformiste pour devenir un syndicalisme de combat et je ne me retrouve plus dans cet engagement. » Néanmoins, il refuse d’aller à l’USM, « beaucoup trop de droite» selon lui.

« De bonne ou de mauvaise foi, le SM laisse penser qu’on peut, en tant que magistrat, être dans l’opposition. Ça n’est pas notre rôle. Il y a une confusion des genres, défend Aurélien ­Martini, de l’USM. Aux provocations du SM, d’autres ­proposent de bâillonner les magistrats. On leur a dit qu’ils mettaient la magistrature en péril même vis-à-vis des citoyens : la vision du public dépend de la perception qu’il a de ceux qui prennent des décisions. La justice doit être rendue, mais doit aussi avoir l’air d’être rendue. » C’est l’apparence d’impartialité : notion juridique apparue dans les années 1990 et dont les limites sont difficiles à cerner car toute prise de parole de magistrat pourrait le conduire à contrevenir à cette apparence.

Par provocation, j’en suis presque à me dire qu’il faut dissoudre le SM pour faire autre chose, de plus hypocrite mais de plus adapté.

Maurice Zavaro, membre du SM

« Dans cette logique, que je trouve profondément hypocrite, le Syndicat de la magistrature ne peut plus continuer d’être ce qu’il est : on lui reprochera toujours d’être politisé », souffle Maurice Zavaro. L’ancien magistrat prône une position radicale : « Par provocation, j’en suis presque à me dire qu’il faut dissoudre le SM pour faire autre chose, de plus hypocrite mais de plus adapté : investir massivement l’USM pour tout ce qui se raccorde à la question corporatiste et créer une association multiprofessionnelle avec tous les métiers de la justice pour développer des réflexions politiques. C’est une logique d’invisibilisation tout en continuant d’agir politiquement. » « On aurait dû dissoudre le SM au moment du “mur des cons” parce que ça reviendra toujours (4) », abonde l’adhérent mécontent cité précédemment.

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Dans les locaux du SM, sur un panneau d’affichage intitulé « Mur des cons », étaient épinglées des photographies de personnalités. La présidente du syndicat a été condamnée pour injures publiques.

De son côté, Kim Reuflet défend la position de son syndicat : « C’est notre devoir de nous positionner, de questionner le fonctionnement, l’indépendance de la justice. Il ne faut pas renoncer à ce terrain qui fait partie de notre objet social. Oui, c’est utilisé pour déstabiliser l’institution, mais ce n’est pas de notre responsabilité. » Jusqu’où tiendra alors le SM ? À chaque polémique le visant, il reçoit une flopée de menaces de viol et de mort. Aux « salopes d’extrême gauche », peut-on lire dans l’un des messages envoyés récemment, « une balle dans la tête pour chacune de vous ».

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Police / Justice
Publié dans le dossier
Juge rouge : un mythe tenace
Temps de lecture : 14 minutes

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