« L’Enlèvement », la chape de plomb de l’endoctrinement
Marco Bellocchio signe une charge contre l’endoctrinement des enfants par la papauté au XIXe siècle.
À l’occasion de la sortie en salles mercredi 1er novembre de ce film, présenté en compétition officielle à Cannes, Cannes, nous republions notre critique de l’époque.
Première publication le 24 mai 2023
« L’Enlèvement », de Marco Bellocchio (Compétition) ; « Si seulement je pouvais hiberner », de Zoljargal Purevdash (Un Certain Regard)
Une charge contre l’endoctrinement des enfants par la papauté au XIXème siècle et l’instinct de survie juvénile en Mongolie.
En 1858, Bologne est encore sous domination pontificale. Là, vit une famille juive, les Mortara, à qui le petit Edgardo, 6 ans, est enlevé par les gendarmes de la papauté pour être conduit à Rome sur mandat du Saint-Office de l’Inquisition, sous le contrôle direct de Pie IX. Au motif que l’enfant aurait été baptisé – ce que les parents ignorent, ce baptême aurait été accompli à leur insu – et qu’il appartient ainsi à la chrétienté.
L’Enlèvement, Marco Bellocchio, 2 h 15. En salle le 1er novembre.
À voir Rapito (L’Enlèvement), présenté hier en compétition, on devine pourquoi Marco Bellocchio s’est emparé de cette histoire, un peu oubliée jusqu’ici, mais qui avait fait grand bruit au XIXe siècle, marquant pour longtemps les relations entre les chrétiens et les Juifs. Elle lui permet en effet de suivre un destin individuel brisé ou réorienté très tôt en l’occurrence, puisqu’il s’agit de celui d’un enfant, et de le faire résonner avec la grande histoire, une constante dans l’œuvre de ce très grand cinéaste.
S’il était resté auprès de sa famille, Edgardo (interprété par Enea Sala, puis par Leonardo Maltese une fois l’enfant devenu un jeune homme) aurait grandi dans un milieu de petite bourgeoisie juive, qui aurait connu l’émancipation vis-à-vis du pouvoir catholique dès 1859 avec la libération de Bologne et l’établissement d’un pouvoir laïc. Au lieu de cela, Edgardo est pris en main par l’Église, à Rome, aux relents antisémites. Sans aucune brutalité physique – hormis l’enlèvement inaugural.
Marco Bellocchio a écarté les clichés : le précepteur des enfants voués à être convertis est un homme doux, presque agréable. Après la seule visite autorisée de la mère d’Edgardo auprès de son fils, qui provoque une crise de désespoir chez celui-ci, il faut voir cet homme parvenir à calmer l’enfant sans contrainte. Mais une phrase est symptomatique chez lui chaque fois que l’ordre des choses est perturbé : « Il ne s’est rien passé ! Il ne s’est rien passé ! », répète-t-il aux enfants. Ce qui est une façon douce de nier la réalité, signe de violence pernicieuse.
Filmé à hauteur d’enfant, Edgardo découvre un univers de foi qui lui est étranger. Il est intrigué par ce Christ fixé sur la croix par des clous, sanguinolent, qui donne lieu à une scène de rêve à la fois simple et audacieuse. Un de ses petits camarades, juif comme lui, lui conseille de se conduire habilement, en étant docile en apparence. Mais un garçon de cet âge peut-il résister à la chape de plomb d’un endoctrinement ?
L’Enlèvement n’est pas sans échos avec l’un des plus beaux films de Bellocchio, Vincere (2009). Là où la première femme de Mussolini (dont le film racontait l’histoire) était soumise à la torture psychologique, Edgardo s’enfonce sans en être conscient dans un trouble profond d’identité. L’Église, tel un régime dictatorial, s’est emparé de son être. Au plan formel, les deux œuvres ont aussi la même force opératique. Mais, contrairement à celui de Mussolini dans Vincere, le pouvoir de Pie IX (Paolo Pierobon) vit ses derniers feux.
Ce crépuscule annoncé est traduit ici sous la forme d’un baroque grotesque. La musique, signée Fabio Massimo Capogrosso, (également l’auteur de celle, d’un tout autre style, d’Esterno Notte), déploie un lyrisme surdimensionné. Elle reprend les mélodies de Verdi en les déformant, voire les parodiant. Le pape a l’égo bouffon des tyrans sans avenir. L’enlèvement d’enfants est l’acte criminel et dérisoire d’un État autoritaire, fondé sur le dogme qui bientôt aura perdu son emprise sur le peuple. Il n’est pas interdit de songer à des situations de notre présent, auxquelles Marco Bellocchio ne fait jamais explicitement allusion, mais dont il sait qu’elles sont ancrées dans l’esprit du spectateur.
L’Enlèvement recèle une rage dont le cinéaste italien de 83 ans ne s’est pas départi. Les ravages dont il témoigne, d’hier comme aujourd’hui, réclamaient de sa part cette œuvre exubérante et implacable.
Une yourte et du charbon
À Oulan-Bator, capitale de la Mongolie, les hivers sont rudes, très rudes. Si seulement je pouvais hiberner se déroule en cette saison, et pas n’importe où : dans l’immense bidonville constitué de yourtes qui jouxte l’urbanisation moderne.
Là, vit une femme qui, ayant perdu son mari, peine à élever ses trois enfants. Elle décide de partir travailler à la campagne, mais son fils aîné reste, gardant avec lui les deux plus jeunes. Ulzii (Battsooj Uurtsaikh), étudiant brillant en physique, prépare un concours national qui pourrait les sortir de la misère. Mais pour le moment le charbon est son obsession.
Si seulement je pouvais hiberner, Zoljargal Purevdash, 1 h 38.
Si seulement je pouvais hiberner procure une impression double de distance et de familiarité. Distance, parce que le cinéma mongol nous est quasi inconnu, nous ne sommes pas rompus à cette langue, aux paysages mêmes d’Oulan-Bator. Familiarité, parce que l’histoire imaginée par la cinéaste Zoljargal Purevdash, dont c’est le premier long métrage, n’a rien d’exotique. Dans les franges reculées d’une mégapole, on se débrouille comme on peut, parfois en ayant recours à une activité illégale (Ulzii y est contraint). Dans les rues de la capitale, il croise une manifestation contre la pollution de l’air. Quoi de plus polluant que les émanations de charbon, seule source de chauffage pour les plus démunis ? La cinéaste met ainsi en tension la pauvreté et les préoccupations environnementales, ce que l’on connaît partout ailleurs.
La solidarité entre voisins peut jouer. Mais elle n’a rien d’évident, car chaque yourte clôt l’horizon de chaque famille. Les services sociaux, quant à eux, sont mus par des préoccupations bureaucratiques. Une scène, comique ou tragique, c’est selon, montre Ulzii en prise avec des agents de la ville obnubilés par le fait de fixer des filtres à la cheminée de sa yourte alors que les trois enfants grelottent par manque de charbon.
L’âpreté du film est contrebalancé par l’instinct de (sur)vie juvénile qui s’y déploie et par le courage d’Ulzii, beau personnage tenace et sensible.
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