« Le discours catastrophiste sur le français est insupportable »

Médéric Gasquet-Cyrus, membre du collectif des Linguistes atterrées, affirme la nécessité d’en finir avec les idées reçues sur le niveau de langage et d’orthographe qui se dégraderait.

François Rulier  • 5 octobre 2023
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« Le discours catastrophiste sur le français est insupportable »
"Discutons à partir de choses vraies, pas à partir des peurs créées par Le Figaro ou CNews ."
© Lola Hakimian

Le français va très bien, merci, collectif Les Linguistes atterrées, Gallimard, 3,90 euros.

Quatre mois après sa publication, le « tract » des Linguistes atterrées (1), Le français va très bien, merci (Gallimard), reste un succès de librairie. Un engagement salutaire alors que la langue française continue d’être utilisée par les conservateurs et réactionnaires pour alimenter la peur du déclin et des minorités. Retour sur les travaux de recherche en linguistique et l’engagement des scientifiques avec Médéric Gasquet-Cyrus, maitre (2) de conférences à Aix-Marseille Université et auteur d’En finir avec les idées fausses sur la langue française (Éditions de l’Atelier).

1

À la demande du collectif, tout l’article emploie le féminin pluriel générique pour désigner les membres des Linguistes atterrées.

Le titre du « tract » va à contre-courant des assertions régulièrement entendues sur les plateaux, et même à l’Académie française. Une volonté affichée de jeter un pavé dans la mare ?

2

Orthographe suivant les rectifications de l’orthographe, publiées au Journal officiel le 6 décembre 1990 et soutenues par le Conseil international de la langue française.

Médéric Gasquet-Cyrus : Le choix du titre est venu de manière évidente. Le discours catastrophiste sur le français est insupportable. Cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas des problèmes d’acquisition du langage, de lecture, d’orthographe. Souvent, le rôle qu’on attribue aux linguistes, c’est : « Ils déconstruisent tout, ils disent que tout va bien. Mais tout ne va pas bien, regardez, les jeunes font des fautes. » Bien sûr, nous le savons, nous le voyons : nous sommes enseignant·es. Mais est-ce que les jeunes font des fautes parce qu’ils sont nuls, bêtes et stupides, et qu’ils écoutent du rap ? Ou est-ce que peut-être, aussi, l’orthographe du français est une machine à faire des fautes ? Nous formulons des propositions concrètes pour combattre ces idées reçues. Il s’agit d’adapter l’outil, parce que la langue est un outil. Nous sommes dans l’action, volontaires et partants pour que des institutions, des gens ou des collectifs agissent.

Sur le même sujet : La linguistique est aussi un sport de combat !

Dans son texte, le collectif écrit que « le combat des linguistes dans la société est un combat démocratique. » Pouvez-vous expliquer ?

En fait, les questions linguistiques sont toujours des questions de pouvoir, c’est-à-dire que la langue est un attribut, un capital au sens de Bourdieu. Tout comme ceux qui possèdent des richesses, ceux qui possèdent un capital linguistique imposent des règles et des normes aux autres, qui appartiennent aux classes inférieures et qui sont ainsi infériorisés. Pour le dire simplement, le parler dominant est celui de la classe dominante. De manière plus ou moins consciente, ce groupe au pouvoir dicte des règles prescriptives. Et, donc, pourquoi « démocratique » ? Parce que ces discours constituent en réalité une façon d’asservir, d’inférioriser ou de discriminer des personnes en fonction de leur façon de parler – discrimination que l’on désigne parfois sous le terme de glottophobie. Dès lors, l’idée est de permettre à chaque personne de se réapproprier la langue et de prendre conscience de toutes les variantes qu’elle offre. Pas une langue passée par le prisme de ce groupe au pouvoir qui s’exprime dans Le Figaro, via l’Académie française ou via des enseignants qui disent : « C’est bien, ce n’est pas bien. »

Pourquoi avoir décidé de vous engager dans le débat public, d’où vient votre atterrement ?

Linguistes atterrées

Un intellectuel ou un savant en général ne peut pas ne pas être engagé. Quand on travaille sur le climat, on doit prendre position, quand on travaille sur l’alimentation, quand on travaille sur la souffrance psychologique des enfants, on doit prendre position. Si la science ne sert qu’à produire des connaissances qui circulent en vase clos, cela ne sert à rien. La linguistique est une science sociale parce qu’elle étudie le langage humain, mais aussi parce qu’elle a un impact sur la vie et le bien-être des gens, en tout cas sur leur façon d’être au monde.

En tant que linguistes, nous sommes atterrées par le désastre que cause la diffusion d’idées fausses. Après une seule heure de cours, mes étudiants en savent plus que la plupart des élites qui disent n’importe quoi sur le langage, parce qu’elles répètent des clichés, des idées reçues. C’est pour cela qu’il faut remettre la science au cœur du débat, et il y a débat. Il ne s’agit pas de dire : « On sait ce qu’il faut faire », mais de se demander à partir de quoi on peut discuter. Discutons à partir de choses vraies, pas à partir des peurs créées par Le Figaro ou CNews.

Pourquoi avoir monté un collectif ?

Nous sommes un collectif international et ce qui est intéressant, justement, c’est notre diversité. Malgré nos différences, nous sommes d’accord sur la plupart des points, et nous sommes d’accord pour le dire de manière collective, afin que le message soit plus fort. Le public nous donne raison, les chiffres de vente du « tract » sont importants. C’est énorme pour un livre qui parle de linguistique. Nous rencontrons des gens qui nous disent : « Merci, ça m’aide à réfléchir », « Ça m’aide à me déculpabiliser » ; des profs qui nous disent : « Merci, je vais m’en servir. »

Après une seule heure de cours, mes étudiants en savent plus que la plupart des élites qui disent n’importe quoi sur le langage.

Avez-vous accepté toutes les invitations ? Quels ont été les critères de sélection ?

Tout d’abord, nous avons unanimement refusé les médias d’extrême droite. Nous n’avons rien à y faire, nous y servirions de faire-valoir à des discours fascisants et xénophobes. Nous avons aussi refusé des sortes de face-à-face, par exemple avec un membre de l’Académie française, laquelle ne compte aucun linguiste. Nous avons débattu avec des contradicteurs, mais des contradicteurs qui ont un minimum de légitimité, de compétences dans le domaine. Nous voulons être entendues en tant que scientifiques, portant une parole raisonnée, argumentée, étayée. Et, bien sûr, engagée.

Le collectif des Linguistes atterrées est également une association. Quel est son but ?

L’idée est de pouvoir intervenir, discuter, être disponibles quand nous sommes sollicitées par une association ou un groupe de profs, et de diffuser non pas la bonne parole, mais les arguments du collectif auprès des personnes qui en ont besoin.

Votre collectif est francophone, avec des membres venant de Belgique, de Suisse et du Québec. Pourquoi n’y a-t-il pas de linguiste africain ?

Nous avons essayé, mais nos réseaux institutionnels ne nous ont pas permis de trouver des linguistes africains au moment de la rédaction du texte, en un temps limité. Cela viendra et il le faudra, même si les questions linguistiques en Afrique, avec leurs contextes spécifiques, sont soumises à d’autres agendas et problématiques : éducation en langues locales, gestion du plurilinguisme, postcolonialisme, conflits géopolitiques ayant un impact sur la francophonie… Peut-être faudrait-il un tract spécifique pour l’Afrique !

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