« On assiste au nettoyage ethnique de notre peuple »
Contact difficile voire impossible avec Gaza, crainte pour la vie de leur famille, criminalisation du soutien à la Palestine : des Gazaouis vivant en France racontent la terreur qui rythme leur vie depuis le 9 octobre.
dans l’hebdo N° 1781 Acheter ce numéro
Dans le même dossier…
« Vous qui me parlez de vengeance, ayez honte ! » Haaretz, dernier bastion de la raison« Parfois ça ne capte pas, il y a deux jours, ça n’a pas capté et j’étais terrifiée. J’avais juste envie d’entendre la voix de ma mère, la voix de mon père, la voix de mon petit frère. Je me réveille tous les matins en panique, j’envoie des messages à mes cousins : ‘Est-ce que vous êtes là ?’ Juste pour vérifier s’ils sont vivants. » « Je reçois parfois des textos envoyés par ma sœur. Il y a deux jours : ‘On est vivants.’ Vivants hier, mais maintenant ? » Najib* et Sana* sont palestiniens. Ils ont grandi à Gaza et sont venus en France pour faire leurs études.
Les prénoms suivis d’une astérisque ont été modifiés.
Depuis le 9 octobre, Israël impose un blocus complet sur la bande de Gaza. Et l’armée israélienne pilonne le territoire, où vivent 2,3 millions de personnes, dont la famille de Najib, Sana et Tamam. Josselin, le mari de cette dernière, témoigne d’une situation insupportable : « Ce matin, Tamam a réussi à avoir sa mère au téléphone, une ou deux minutes. Aux dernières nouvelles ils sont en vie : mais l’eau et la nourriture manquent, il n’y a pas d’électricité, pas de médicaments. » « Pas d’électricité, pas de nourriture, pas d’essence. Nous combattons des animaux humains et nous agissons en conséquence », avait affirmé au début du siège le ministre israélien de la Défense.
« J’ai vécu trois guerres à Gaza avant de sortir, mais ce qui est en train de se passer, c’est un génocide. Je n’ai jamais vécu quelque chose de si violent. » Sana est formelle, les évènements depuis le début du siège de Gaza dépassent tout ce que les Gazaouis ont déjà enduré. Najib explique : « Habituellement, lors des agressions, les gens qui habitent près des frontières viennent au centre-ville de Gaza pour être en sécurité. Cette fois-ci, les bombardements ont commencé au centre-ville. » Ses parents, son frère et ses sœurs ont quitté le nord de Gaza et sont partis vers le sud.
Ce qui est en train de se passer, c’est un génocide.
Sana
« On a vécu beaucoup de guerres, mais c’est la première fois qu’on doit quitter la maison, explique-t-il. Actuellement, ils sont dans un centre de formation qui devait recevoir 300 personnes. Hier [jeudi 19 octobre], ils étaient 25 000 dans le centre. » L’une de ses sœurs vivait dans la maison de sa belle-famille. La bâtisse a été bombardée. Ils l’avaient quittée vingt-quatre heures avant. Pour l’instant sa famille « n’est pas touchée », mais « le mari d’une amie de ma sœur est mort. On le connaît. C’est très triste. Cette amie était dans l’église bombardée et elle est à l’hôpital dans une situation critique. » Désormais, « les enfants parlent d’être morts comme si c’était quelque chose de normal ».
« Convaincre les gens qu’on est des êtres humains en train d’être tués »
« J’ai perdu la notion du temps, je mange à peine, je pleure tout le temps. » Sana explique « avoir mis sa vie sur pause ». Elle qui n’aime pas les écrans écume les réseaux sociaux, les chaînes de télévision anglophones, arabophones, certains médias français, les boucles Telegram. « On est en train d’assister à travers les écrans au nettoyage ethnique de notre peuple, et on est impuissants. Nous, les Gazaouis, on a l’impression qu’il y a un projet à l’œuvre d’effacement et d’écrasement sans limite. Une vie de personne palestinienne ne vaut pas une vie de personne israélienne, c’est très clair. » Elle note les infos qu’elle trouve sur un petit carnet et se demande : « Comment vais-je survivre s’ils massacrent ma famille ? » Elle n’a pas vu ses proches depuis sept ans, quand elle est arrivée en France. « Ce qui est effrayant, c’est que le pays dans lequel je vis, dans lequel j’ai envie de construire une vie, a donné son accord pour massacrer mon peuple. »
« Être palestinien en exil actuellement, ça signifie être obligé de m’inquiéter pour ma famille, mon peuple, mon pays, et en même temps travailler, aller faire les courses, convaincre les gens que des enfants morts méritent d’être mentionnés. » Najib explique : « En 2008, 2012, 2014, 2021, on pouvait recevoir les nouvelles de Gaza, connaître les quartiers bombardés, le nombre de morts. Aujourd’hui, on n’en sait rien. Je regarde Al Jazeera car ils ont une caméra sur le toit d’un bâtiment à Gaza. Pour savoir si le bombardement est près de chez moi ou non. » Il revient sur la façon « déshumanisante » dont les médias parlent des Palestiniens : « Nous, les Palestiniens, sur nos réseaux sociaux, on est obligés de pleurer, d’être tristes pour ceux qu’on perd et en même temps de convaincre les gens qu’on est des êtres humains en train d’être tués, on supplie les gens de parler de nous. Plus de 2 000 bébés ont été tués depuis le 9 octobre. »
« On ne sent pas en sécurité ici, en France »
« Le niveau de répression des voix des Palestiniens ici en France prend une ampleur que je n’ai jamais vue. On doit souffrir en silence », poursuit Sana. Malgré ce contexte, elle s’est rendue à l’une des manifestations en soutien à la Palestine, interdite. « J’avais envie d’assister à quelque chose, alors j’y suis allée, mais j’ai observé de loin. » Elle constate : « La liberté d’expression, c’est pas pour les gens comme nous. On est terrifiés car on ne se sent pas en sécurité ici en France. En manifestant pour soutenir le peuple palestinien, on risque d’être accusé d’apologie du terrorisme. »
Criminaliser le soutien à un peuple bombardé, c’est une pente autoritaire dans un pays comme la France.
Josselin
Najib abonde : « Les deux premières manifestations, j’y étais, mais j’étais très loin car on avait peur, avec mes amis gazaouis, de ce qui arriverait s’ils trouvaient un Palestinien parmi les manifestants. À chaque fois, on était les premiers à partir et c’est très triste. C’est le but de ces décisions politiques, qu’on ait peur. » En tant que « Palestinienne et Gazaouie », Sana observe que « les amalgames se sont amplifiés depuis le 7 octobre. Palestinien = Hamas = terrorisme. Les médias mainstream portent un discours terrifiant. On ne voit plus les Palestiniens comme des êtres humains. Ça fait peur, je me sens visée. »
Cette vigilance permanente, ce climat de suspicion, Najib les ressent dans les dilemmes qui naissent chaque fois qu’il s’exprime. À rebours de la liberté d’expression qu’il pensait trouver en Europe, en tant que journaliste : « Quand je veux écrire une phrase simple comme “Le garçon de mes voisins, âgé de 6 ans, a été tué”, il faut que je réfléchisse à l’islamophobie à l’antisémitisme, à Darmanin. Je me retrouve dans de telles procédures mentales toutes les cinq minutes, sans pouvoir faire le deuil. C’est fatigant et inhumain. »
Depuis la Belgique où il est installé, Josselin estime que « criminaliser le soutien à un peuple bombardé, c’est une pente autoritaire dans un pays comme la France. Ça s’ajoute à la violence qui s’exerce en ce moment, depuis le début de la vie de ma femme et depuis soixante-quinze ans [en référence à la Nakba de 1948]. » Pour interpeller le gouvernement français, Josselin avait écrit une pétition : « Sauvez ma famille à Gaza ». Il exigeait notamment un appel au cessez-le-feu de la part de la France et l’ouverture d’un couloir humanitaire.
Sana se demande : « Comment peut-on soutenir un État colonial ? Et le soutenir inconditionnellement ? C’est un État qui ne respecte pas les nombreuses résolutions de l’ONU. On oublie qu’Israël a été construit sur le nettoyage ethnique des Palestiniens. Je demande à Emmanuel Macron de reprendre la position de la France qui a été attachée depuis très longtemps à la paix. L’urgence, c’est de lever le siège de la bande de Gaza et d’autoriser l’acheminement de lait, de carburant, de nourriture, de rétablir l’eau et l’électricité. »
Alors que, dimanche 22 octobre, la première manifestation non interdite par la préfecture rassemblait à Paris entre 15 000 et 30 000 personnes, l’armée israélienne intensifiait ses frappes. Le lendemain, Josselin nous a écrit pour nous informer d’une nouvelle, terrible. « Les cousins et la tante de ma compagne ont été tués la nuit dernière dans un bombardement. »
Roshdi Sarraj, 18e journaliste palestinien tué à Gaza
C’était l’un de ses derniers messages sur Facebook. « Nous ne partirons pas. Nous ne sortirons de Gaza que par le ciel. » Dimanche 22 octobre, c’est par le ciel que Roshdi Sarraj, reporter, photographe, réalisateur et fixeur palestinien, a quitté Gaza, tué devant sa maison par une frappe israélienne dans le quartier de Tel al Hawa. Il avait 31 ans.
Son métier, Roshdi le faisait – depuis plus de dix ans – avec la plus grande des humilités. Toute l’année, il racontait Gaza, ses bons comme ses mauvais côtés. Il était méticuleux, organisé. Il savait mettre à l’aise, poser la bonne question au bon moment, sans misérabilisme, mais sans jamais atténuer les faits. Il savait détendre l’atmosphère lors de journées exténuantes à crapahuter du nord au sud de Gaza, à entendre des choses qui font mal. Il peaufinait ses vidéos pendant des heures – depuis peu avec sa petite fille, Dania, 11 mois, sur les genoux, Shrouq, sa femme, à ses côtés – et ne lâchait jamais son appareil photo. La photographie en une de Politis sur la résistance des jeunes de Gaza, en février dernier ? C’était la sienne.
Depuis le début de la guerre, c’est lui qui racontait l’horreur sur place, celle qu’on ne veut pas regarder dans les yeux. Comme tous les journalistes gazaouis, il était celui qui informait en premier, au moment où Israël n’autorise personne à entrer dans cette minuscule bande de terre côtière sous blocus. Il ne quittait pas le terrain, interviewait chaque famille de survivants. Il ne comptait plus le nombre de frappes israéliennes, de maisons pulvérisées, de corps enchevêtrés qu’il avait dû filmer, ni les heures de sommeil qui lui manquaient. Être journaliste à Gaza, c’est faire tout ça à la fois mais le vivre en même temps. Avec toujours cette idée cauchemardesque en tête : celle de devoir raconter la mort d’un ami, d’un confrère, d’un membre de sa famille. Une peur constante, partagée, « car Gaza c’est tout petit, on connaît beaucoup de monde », nous avait-il confié.
Pour lui, ce n’était pas seulement une peur, mais une réalité. Son meilleur ami, le journaliste Yaser Murtaja, avec qui il a créé Ain Media en 2012, a été tué lors de la Grande marche du retour, en 2018, par un sniper israélien. Roshdi ne s’en était jamais remis, mais il avait continué, « pour lui », disait-il. Au début de la guerre, le 7 octobre, c’est Ibrahim Lafi, 21 ans, son autre collègue photojournaliste, qui a été tué dans un bombardement. Il y a six jours, Roshdi parlait du possible black-out médiatique à Gaza, « des 12 journalistes tués ». Dimanche, il fut le 18e.
Alice Froussard
Un hors-série Politis et Orient XXI
Dans ce hors-série paru en 2018, Politis et Orient XXI retraçaient l’histoire complexe des relations entre Israël et Palestine. Un numéro exceptionnel à retrouver sur notre boutique.