L’esclavage, un deuil éternel en héritage
Maboula Soumahoro, pensionnaire à l’Institute for Ideas and Imagination à Paris et autrice, rejoint à son tour Intersections. Pour sa première chronique, elle évoque le livre de Saidiya Hartman, À perte de mère sur les routes atlantiques de l’esclavage, consacré à l’histoire de la traite transatlantique.
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Saidiya Hartman, À perte de mère sur les routes atlantiques de l’esclavage. Traduit de l’anglais (États-Unis) par Maboula Soumahoro, accompagné de l’essai Venus in Two Acts, traduit par Émilie Notéris, éditions Brook, 2023.
Depuis le début de sa carrière universitaire, Saidiya Hartman s’intéresse à l’héritage légué par l’institution de l’esclavage et la façon dont ce dernier pèse sur l’histoire et les évolutions de la construction, de la perception et du vécu des personnes perçues ou se définissant comme noires. À ses yeux, la fausse opposition entre servitude et liberté, et les bornes tant chronologiques qu’historiques censées délimiter précisément l’existence et la fin de l’ère esclavagiste aux États-Unis doivent être réexaminées, ainsi que remises en question, si l’on souhaite comprendre les mécanismes et les processus de racialisation à l’œuvre dans la société états-unienne contemporaine.
Sa méthode a été de partir d’elle-même : de son ascendance, de ses territoires, de son temps, de son vécu, de son corps, de sa psyché…
Son œuvre, incontournable, est longtemps restée inaccessible au monde français et francophone, faute de traduction. Les éditions Brook publient aujourd’hui la traduction en français de Lose Your Mother, ouvrage paru en 2007. Seize années plus tard, la pensée française et francophone accède à un ouvrage majeur consacré à l’histoire de la traite transatlantique, rédigé par une chercheuse dont les travaux effacent les frontières disciplinaires en mêlant histoire, ethnographie, études culturelles et littérature pour mieux refléter la nature diverse et hybride de son sujet d’étude : la diaspora noire africaine. En effet, l’essence de cette diaspora née de l’ère moderne impose l’abolition de toute frontière, et de chercher de nouvelles méthodes en mesure de respecter et de gérer le caractère vaste ainsi que la complexité du sujet abordé.
En cela, Lose Your Mother de Hartman doit être abordé au même titre que L’Atlantique noir de Paul Gilroy, autre classique du champ, dont la dernière réédition, en 2017, est préfacée par la philosophe Nadia Yala Kisukidi, qui en permet enfin la contextualisation tout en le liant avec le monde français et francophone. Le caractère incontournable de Lose Your Mother de Saidiya Hartman réside dans son approche et son traitement de la question de la traite transatlantique et de l’esclavage.
Sa méthode a été de partir d’elle-même : de son ascendance, de ses territoires, de son temps, de son vécu, de son corps, de sa psyché et de son expertise scientifique pour aller à rebours tant chronologiquement que géographiquement. L’objet d’étude exploré ne peut se cantonner à des élucubrations abstraites. L’enjeu est plutôt de comprendre les vies qui ont été affectées par cette histoire particulière et dont les descendants, disséminés à travers le monde, ont hérité des stigmates.
Quant à l’Europe, elle n’est pas en reste. Elle doit être évoquée au vu du rôle joué : l’Europe a été moteur, elle a récolté la majorité des bénéfices, mais elle ne saurait prendre toute la place. L’ouvrage préfère s’intéresser aux descendants de ceux et celles qui ont été réduits en esclavage, qui ont été déportés aussi bien en Afrique que dans les Amériques, qui ont quitté la terre mère, c’est-à-dire ceux qui en prenant la mer ont perdu la mère, et se retrouvent par conséquent sans autre choix que de gérer un deuil éternel.
Maboula Soumahoro est pensionnaire à l’Institute for Ideas and Imagination à Paris. Elle est autrice de Le Triangle et l’Hexagone : Réflexions sur une identité noire (La Découverte, 2020) et a traduit l’ouvrage de Saidiya Hartman, À perte de mère, sur les routes atlantiques de l’esclavage, aux éditions Brook (2023).
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