Ultragauche : le procès antiterroriste déterminant de « l’affaire du 8 décembre »

Ce 3 octobre s’ouvre le procès dit des « inculpé.es du 8 décembre » : sept personnes accusées d’association de malfaiteurs terroriste, en lien avec l’ultragauche. Une procédure fondée sur un dossier bancal mais qui pourrait aboutir à un élargissement de la qualification juridique du « terrorisme ».

Nadia Sweeny  • 3 octobre 2023
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Ultragauche : le procès antiterroriste déterminant de « l’affaire du 8 décembre »
© Marco Bianchetti / Unsplash.

De 3 au 27 octobre, six hommes et une femme comparaissent devant la 16e chambre correctionnelle de Paris pour association de malfaiteurs terroriste en lien avec l’ultragauche. L’affaire dite des « inculpé.es du 8 décembre » – nom donné par les comités de soutien montés dans la foulée des arrestations – s’inscrit dans un contexte sensible au moment où le ministre de l’Intérieur, Gérald Darmanin, qualifie d’ « éco terrorisme » les actions des militants écologistes et multiplie les amalgames.

Il intervient cinq ans après la déculottée judiciaire vécue par l’antiterrorisme dans l’affaire dite « de Tarnac ». Les inculpés avaient initialement été considérés comme relevant d’un groupe terroriste avant que la qualification ne soit abandonnée et que les mis en cause soient tous relaxés. Aujourd’hui, de nouveau, les éléments de l’affaire jugés ce jour – présentés par les services de renseignement comme l’un des dix attentats déjoués ces dernières années –, sont particulièrement fragiles. Aucun groupe n’est réellement identifié, aucun projet concret n’est démontré, aucune allégeance à un groupe classé comme terroriste.

Alerte des renseignements

Cette affaire judiciaire commence le 7 février 2020, quand le parquet national antiterroriste reçoit un rapport des renseignements « alertant sur un projet d’action violente fomenté par plusieurs militants d’ultragauche », peut-on lire dans l’ordonnance de renvoi (ORTC) que Politis a pu consulter. D’après eux, Florian D., 39 ans aujourd’hui, voulait « constituer un groupe violent en vue de commettre des actions de guérilla sur le territoire ». Décrit par la direction générale de la sécurité intérieure (DGSI) comme un « militant anarcho autonome », Florian vit dans un camion aménagé depuis une dizaine d’années. Il s’est installé quelque temps dans la ZAD de Sivens, et a aussi donné des cours de français dans la jungle de Calais.

Il a été placé sous surveillance des renseignements à son retour de la zone irako-syrienne, où il a combattu 10 mois en 2017 aux côtés des forces kurdes, soutenues par la communauté internationale dans sa lutte contre Daech. Florian D. a intégré les rangs de la Brigade internationale de libération, combattants étrangers se battant avec les Unités de protection du peuple kurde (YPG), l’émanation syrienne du PKK. En son sein, il dit avoir combattu dans le seul bataillon composé uniquement d’anarchistes et avoir participé à la dernière bataille de Raqqa, ancien fief principal de l’État islamique. D’après Bastien A., 34 ans aujourd’hui et mis en cause dans le dossier, Florian soutenait avoir acquis « des compétences de sniper et en explosifs ».

« Gros pétards »

Cette question des explosifs va être au cœur des accusations du parquet national antiterroristes (PNAT) et notamment deux séquences de tentatives de fabrication, lors de deux rencontres en février et avril 2020, pendant le confinement. Mais les participants ne sont pas les mêmes et ne se connaissent pas tous entre eux. Difficile alors de parler d’un « groupe ». En février, Florian et Simon G., 39 ans, ami de lycée et artificier chez DisneyLand, se retrouvent dans l’Indre et tentent de fabriquer des explosifs. Afin de récupérer l’un des ingrédients nécessaires, Florian D. reconnaît avoir volé un sac d’engrais dans un magasin de l’enseigne Gamm vert. D’après lui, ces essais se font à partir d’une vieille recette acquise avant son départ au Rojava et avaient pour objectif de faire progresser Simon dans son travail d’artificier. L’expérience n’a pas abouti. Les compétences de Florian ne semblent pas très développées.

En avril, Florian retrouve en Dordogne William, 34 ans, rencontré sur la ZAD de Sivens ainsi que son ami Bastien et Camille, 33 ans aujourd’hui, avec qui il entretient une relation sentimentale. D’autres personnes non mises en examen sont également présentes. À l’occasion d’une activité de groupe, ils confectionnent des « gros pétards », disent-ils. D’après les experts, il s’agit de TATP, un explosif prisé des djihadistes car très dangereux mais aussi très instable. « À un moment, il y a eu un boum et après cela s’est arrêté là. On s’est tous retrouvé un peu surpris », a témoigné Camille devant les policiers. « L’explosion a mis un point final aux expérimentations », renchérit de son côté Bastien. Pour les avocats de la défense, aucun doute : « il n’y avait aucune arrière-pensée criminelle. »

Airsoft et moyens cryptés

Le deuxième élément mis en avant par le parquet national antiterroriste est les différentes cessions d’airsoft (1), interprété comme des exercices de progression tactique. Très présent dans les dossiers terroristes notamment d’extrême droite, l’airsoft permet l’utilisation de répliques d’armes de guerre identiques aux véritables. S’il peut constituer un moyen de s’entraîner à la progression tactique, il est aussi une activité sportive : ni l’airsoft, ni l’entraînement ne sont en soi une infraction. L’accusation met aussi en avant la présence d’armes détenues illégalement. Les policiers ont saisi un fusil à canon scié et ses cartouches de calibre 12 dans le camion de Florian D. Quant à Simon G., il détient trois carabines. Puis, de manière systématique dans ce type de dossier, les services pointent le « recours à des moyens de communication cryptés », que, par ailleurs, un nombre considérable de citoyens utilisent pour protéger leurs données.

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Activité qui consiste à utiliser des répliques d’arme à feu, propulseurs de petites billes en plastique.

Si certains de tous ces éléments constituent à n’en pas douter des infractions – la détention d’arme ou d’explosifs – sont-elles pour autant de nature terroriste ? Le 20 avril 2020, le procureur saisit le juge d’instruction pour ouvrir une information judiciaire. Dans le document clôturant l’enquête préliminaire, la DGSI indique qu’à ce stade, « aucun projet d’action violente ne semblait défini et la constitution d’un groupe dédié à la mise en place d’actions de guérilla ne transparaissait pas ». Ainsi, les « interceptions judiciaires […] n’ont pas permis de révéler des éléments susceptibles de caractériser les faits reprochés ». Une version qui va radicalement changer en quelques mois alors que peu d’éléments concrets viennent s’ajouter. Tout ce qui leur est reproché a déjà eu lieu. Cette partie de l’enquête va, en réalité, servir à développer un regard différent sur des faits déjà connus.

La constitution d’un groupe dédié à la mise en place d’actions de guérilla ne transparaissait pas.

La DGSI

Ainsi les notes prises par Manuel H. et saisies en perquisition se rapportent aux rencontres déjà connues et surveillées. Manuel a résumé une série de mots ressemblant à une liste de choses à faire ou de choses discutées : « Revoir la prise en main / démontage / remontage jouet » – jouet pouvant s’entendre comme un mot remplaçant « arme » ou encore « mouvement en arme », « engin incendiaire ». Mais aussi : « discussion sur ma difficulté d’expression écrite et d’expression groupe ou quand je ne sais pas », « Autocritique sur mon non-respect d’hygiène de vie » ou encore « Gérer mes heures de travail. » Le projet est vaste. Manuel prétend qu’il s’agissait d’un « mélange de tout » notamment dans la perspective de rejoindre lui aussi le Rojava, sans y parvenir.

Survivalisme d’extrême gauche

Viennent s’ajouter des extraits choisis de discussions enregistrées entre les compères, dans lesquelles ils refont le monde et se questionnent sur leur rôle face à la crise économique à venir, la montée de l’autoritarisme d’état et de l’extrême droite. Ils évoquent la révolution, les solutions de repli en cas d’effondrement de la société, de prise du pouvoir du fascisme et la nécessité de s’armer et de s’entraîner dans cette perspective. Le tout, ajouté aux projets d’autonomie, ressemble fort à un mouvement de survivalisme d’extrême gauche. « J’envisage une escalade de la violence mais vous constaterez que ma conclusion est qu’une telle escalade n’est pas bonne », s’est défendu Florian devant les enquêteurs.

On se sert de faits qui ne suffisent pas à eux seuls à constituer une association de malfaiteurs terroriste.

Coline Bouillon, avocate

À l’occasion de ces discussions enregistrées à leur insu, la police est violemment vilipendée. Mais là encore, aucune action concrète. Aucun groupe monté. Aucune date, aucune cible précise. Aucun repérage. Des « délires de mecs bourrés » pour Bastien avec « autant de portée que des propos visant à pendre les patrons à la fin d’une réunion CGT », renchérit William aux policiers. Pour l’avocate Coline Bouillon, qui défend Florian D. aux côtés de Raphaël Kempf, « on se sert de faits qui ne suffisent pas à eux seuls à constituer une association de malfaiteurs terroriste et on les relie à un ensemble de sonorisation faite dans un contexte intime et alcoolisé mais pas revendicatifs ni constitutifs de l’organisation de quoi que ce soit ». Le parquet, dans son réquisitoire, affirme que les compères voulaient s’en prendre « à l’oppression et au capitalisme ». Le juge d’instruction parle de « provoquer une révolution », de « renverser l’État » et d’« attenter à la vie de ses représentants ».

Or, contrairement aux dossiers habituellement jugés par la 16e chambre antiterroriste, la mécanique de ce « groupe » – si tant est qu’il existe – ne va pas crescendo. C’est même l’inverse. Alors que depuis trois mois, le nombre de pièces versées au dossier chute, la raison principale de l’arrestation des protagonistes, le 8 décembre 2020, n’est pas en lien avec un quelconque passage à l’acte imminent. Florian D. se préparait en réalité à vendre le camion dans lequel il vivait. Les services de police y avaient installé, à son insu, un système de sonorisation, principale source des informations accumulées dans le dossier.

ZAD, black block et terrorisme

C’est ainsi que, plus encore que dans d’autres dossiers terroristes, l’aspect idéologique et l’appartenance à une « mouvance » semblent revêtir une importance capitale pour l’accusation. L’ultragauche est définie dans l’ORTC comme « la frange de l’extrême gauche non légaliste, qui rejette les partis et prône l’utilisation de la violence pour aboutir à la transformation de la société. Elle trouve son origine chez les anarchistes italiens au XIXe siècle. » Les dix premières pages du document, qui en compte 80, résument l’histoire de cette « mouvance », des Brigades rouges italiennes à Action directe dans les années 70-80, aux réminiscences de mouvements révolutionnaires en Grèce ces dernières années, pour finir sur la présence de combattants anarchistes dans les organisations kurdes.

En France, « l’ultragauche s’exprime principalement par des modes d’action militants et des atteintes aux biens. » Sont ainsi nommés : les ZAD et la technique du « black bloc » utilisée pendant les manifestations qui « symbolisent non pas la révolution mais l’immédiate émeute, l’insurrection ». Rien qui ne soit cependant constitutif d’une infraction terroriste.

Internationale anarchiste

L’aspect international tient ainsi une place d’importance. Est évoquée, sur foi des notes de Manuel, une « réunion internationale anarchiste », aux « buts illégaux affichés » qui devait se tenir en Suisse du 9 au 16 mars 2020 « dont on peut penser qu’elle a finalement été annulée en raison de la pandémie de covid à cette époque ». Mais aucune information solide d’enquête vient corroborer ces écrits. Les policiers affirment que Manuel, qui avait voulu se rendre dans le Rojava sans succès, serait parti en Colombie « afin de prendre contact avec des membres d’un groupe terroriste, l’ELN (Armée de Libération Nationale) » avant d’admettre qu’ « aucun élément ne permettait d’étayer le renseignement initial. »

Pareil sur les voyages en Grèce ou en République tchèque de Florian D. « Les conversations démontraient qu’il devait rencontrer des camarades tchèques condamnés pour terrorisme en Turquie », peut-on lire dans l’ORTC. Devant les policiers, il explique qu’il devait surtout rencontrer des candidats au départ pour le Rojava. Au-delà de la question révolutionnaire anarchiste, la cause qui semble habiter fondamentalement le principal mis en cause semble être surtout la question kurde. Quel serait donc le rapport avec la France ? Pour Maître Coline Bouillon, « on cherche à criminaliser tout départ vers le Rojava en mettant sur le même plan une personne qui a combattu Daech que celle qui a combattu dans les rangs de Daech. Ces allusions à l’international servent à donner de l’ampleur à ce dossier et poser un cadre effrayant. Étrangement il n’y a aucune commission rogatoire internationale ! On se sert uniquement de la dimension internationale pour avoir recours à la qualification terroriste. » De fait, les accusations portent sur des faits qui sont censés avoir eu lieu en partie à l’étranger.

Crainte d’un effet tache d’huile

Le cœur du débat va donc se concentrer sur les tenants d’une qualification terroriste sans projet concret, sans cible et sans allégeance ou appartenance à groupe classé parmi les organisations terroristes – comme Daech ou Atomwaffen Division. Pour le juge d’instruction, « est punissable la seule participation au groupement ou à l’entente, sans qu’il soit nécessaire de démontrer une participation aux crimes ou à leur préparation », est-il écrit dans l’ORTC. Ce qui rend nécessaire l’appartenance à un groupe reconnu comme terroriste. Le juge rappelle aussi que l’« adhésion à l’idéologie qui sous-tend l’activité du groupe n’est pas un critère de l’infraction. Seule l’intention doit être prise en compte, c’est-à-dire le fait de participer en conscience à un groupe terroriste. »

Sur le même sujet : Les « loups solitaires » d’Atomwaffen Division

Le débat promet d’être âpre et hautement politique, d’autant qu’avocats et militants craignent l’effet tache d’huile sur les mouvements sociaux et écolos. « Les parquets ouvrent déjà des dossiers d’actions militantes sous la qualification d’association de malfaiteurs afin d’employer toute l’étendue de l’arsenal répressif, Cette affaire pourrait ouvrir la porte à une qualification terroriste pour tout dossier propre à l’extrême gauche », prévient Coline Bouillon. Si, au parquet national antiterroriste, on refuse de faire de lien avec d’autres dossiers et on récuse l’idée d’un élargissement de la répression, la comparaison est déjà possible avec les moyens démesurés de l’antiterrorisme employés en droit commun contre les mouvements écologistes et les syndicalistes. Les sept « inculpés du 8 décembre » risquent jusqu’à dix ans de prison.

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