Ultragauche : l’ombre de Tarnac plane sur « l’affaire du 8 décembre »
Après quatre semaines de procès, deux lectures s’opposent radicalement : une association de malfaiteurs terroriste pour le parquet, un procès politique pour la défense. Dont les avocats ont globalement plaidé la relaxe et pointé l’inexistence de projet et donc d’intention. Décision attendue le 22 décembre.
Dès les premières minutes du procès commencé le 3 octobre, la présidente du tribunal – qui doit juger sept personnes accusées d’association de malfaiteurs terroriste en lien avec l’ultragauche dans l’affaire dite « du 8 décembre » –, a tenté d’imposer tout au long des débats une sorte d’autorité bienveillante de maîtresse d’école. On sentait l’inquiétude du débordement. Il faut dire qu’il y avait du monde dans la salle. Les soutiens étaient nombreux, déterminés et bien organisés. Des rassemblements avec prise de paroles ont eu lieu devant le tribunal, des notes à l’intention des journalistes ont été déposées sur les bancs, un blog très précis a même rendu compte de la teneur des débats jour après jour. On voit rarement une telle mobilisation en soutien à des mis en cause devant la 16e chambre antiterroriste de Paris.
Des jeunes aux coupes de cheveux improbables et colorés se sont serrés aux anciens, piquant parfois du nez, bercés par la longueur monotone des débats qui ont duré un mois. Réveillés par les sifflements d’imitation du serpent quand le procureur prend la parole pour enfoncer les prévenus, les applaudissements quand les avocats de la défense contre argumentent. Et les éclats de rire. Beaucoup d’éclats de rire. Les magistrats, même ceux du parquet, s’y sont aussi laissés prendre. Des rires qui traduisaient un sentiment de ridicule diffus face à la teneur de ce dossier. « Que fait-on vraiment là ? » se demande-t-on presque. « On ne rit pas avec des gens qui vous font peur », pointe Me Lucie Simon, avocate de Manuel H., contre lequel le procureur a requis trois ans de prison dont deux avec sursis.
« C’est à vous qu’on veut faire peur »
Et pourtant, le dossier ne manquait pas d’éléments qui font peur. Comme les tentatives, pour certains, de fabriquer de l’explosif sur un terrain pendant le confinement. Un expert, cité à la barre par le parquet, est venu expliquer qu’en ajoutant éventuellement certains produits retrouvés dans les perquisitions, on pourrait, si on le voulait, gravement toucher la place Vendôme. Un exemple de cible exclusivement choisi par lui-même, « au hasard » écrit-il dans son rapport. Or, c’est là où siège le ministère de la Justice. « C’est à vous qu’on veut faire peur ! » clame à l’adresse des trois juges Me Camille Souleil-Balducci avocate de Simon G., l’artificier chez Eurodisney qui fabriquait des effets spéciaux pour des courts-métrages. Le procureur a requis contre lui cinq ans de prison avec sursis.
Il y a aussi ces quelques armes de chasse dont la plupart étaient en vente libre. Ou quelques parties d’airsoft pratiqué par certains. Pas les mêmes : ils ne se connaissent pas tous les uns les autres. Dans ce milieu où beaucoup vivent en camions aménagés, on va, on vient d’un terrain à l’autre. Les rencontres se font et se défont. Difficile pour une magistrature et son monde rigide d’appréhender ces modes de vie marginaux.
Puis il y a ces discussions alcoolisées en plein confinement, pendant lesquelles on insulte la police, l’État, le capitalisme. On se dit en substance qu’un bon flic est un flic mort. Puis s’ajoutent ces lectures subversives sur l’anarchisme. La lutte armée. La guérilla. Dans les discussions, on remet en question la nature oppressive du système en place. On se dit qu’en vrai, on aimerait bien que tout ça pète. Même si on ne parle pas que de ça : seuls 0.71 % des sonorisations du camion de Florian D. ont été utilisés par la DGSI, on se demande si tout ça est lié dans un ensemble homogène. Les explosifs, c’est pour des effets spéciaux ou pour faire péter le système ?
Le revenant
D’autant que le profil de Florian D. inquiète. Il est un « revenant » du Rojava dont le parquet criminalise l’engagement militaire contre Daech. Pour lui, l’objectif de Florian est d’ « armer » et de « former les autres » pour retourner les armes contre la France. Il a requis la peine la plus lourde contre lui : six ans de prison ferme et sa réincarcération après seize mois de détention provisoire. Dans les extraits choisis par la police, Florian est clair : « Si ça part en couille demain, faut pas laisser un nouveau pouvoir fasciste en place (…) tant que la société n’est pas prête, ce n’est pas à nous d’avancer les pions militairement. » Et Me Simon de demander : « Quelle lutte armée terroriste attend que la société soit prête ? »
Vous n’avez pas le début ni la fin d’une association de malfaiteurs terroriste : vous n’avez ni groupe, ni projet.
Me Lucie Simon
Certes, mais certains éléments matériels de ce dossier résonnent avec ceux qui passent d’habitude dans ce tribunal spécialisé en matière terroriste : l’airsoft, les armes à feu, comme dans les dossiers d’ultra-droite. Ou le « revenant » de la zone irako-syrienne, comme dans des dossiers djihadistes. « Dans ce dossier, il y a beaucoup de faits matériels, concède Maître Simon. Mais vous n’avez pas le début ni la fin d’une association de malfaiteurs terroriste (AMT) : vous n’avez ni groupe, ni projet. » Or pour qu’une AMT soit constituée il faut impérativement démontrer l’intentionnalité terroriste. Alors les services de police vont miser sur l’idéologie. Tenter de relier ces mis en cause avec l’héritage d’Action directe et des Conspirations des cellules de feu – groupe terroriste grec à l’origine d’un livret intitulé Le soleil se lève toujours – Guérilla retrouvé dans l’ordinateur de Florian D.
« La DGSI nous dit qu’ils vont avoir un passage à l’acte conforme à leur idéologie, mais quelle est leur idéologie ? » s’agace Me Émilie Bonvarlet, avocate de William, pour lequel le parquet a demandé quatre ans de prison avec sursis. L’avocate dénonce des syllogismes faciles. « Il est désormais interdit de questionner la société : on fantasme les anarchistes, le couteau entre les dents. Leur projet serait immuable : attaquer les policiers ». Mais de quel acte parle-t-on ? Qui est visé concrètement : un commissariat, des policiers au hasard ? Lesquels ? Quand ? Dans quel but concret ? Aucun élément ne vient répondre à ces questions.
Une « conception extensive de l’action terroriste »
« Ça me rappelle l’affaire Tarnac » plaidé Me Lucie Simon. Ce dossier vieux de plus de dix ans hante ce procès depuis les tout premiers instants. Car il vient éclairer d’une lumière crue l’aspect le plus sensible du débat : le risque de confusion entre violence politique et terrorisme. Une confusion largement impulsée par le ministre de l’Intérieur entre le tout et l’une de ses parties. Si le terrorisme est une violence politique, toute violence politique n’est pas terroriste pour autant. Si elle le devient, alors tous débordements qui « troublent l’ordre public » pourraient, à leur tour, le devenir et ceux qui en sont les acteurs en être accusés. Dans la ligne de mire : la désobéissance civile, la tactique du black bloc, la vitrine brisée, les Gilets jaunes, les manifestants contre la réforme des retraites, les écolos, les syndicalistes ?
Dans l’affaire Tarnac, démarrée en 2008 sous la présidence de Nicolas Sarkozy, il s’agissait déjà pour le ministère public de tenter cette fusion contre la mouvance altermondialiste. Il était reproché au groupe mis en cause peu ou prou le même type d’engagement idéologique. La même appétence insurrectionnelle. La même « recherche du conflit avec les forces de l’ordre (…) dans le glissement d’une protestation pacifique vers une véritable bataille urbaine » peut-on lire dans les écritures du ministère public de l’époque, assumant « une conception extensive de l’action terroriste ».
Une conception à laquelle la justice française a pourtant mis un coup d’arrêt en requalifiant les faits reprochés et en écartant cette nature terroriste. Pour le juge d’instruction de l’époque, « les faits de violences commis sur des personnes dépositaires de l’autorité publique à l’occasion d’affrontement avec les forces de l’ordre lors de manifestations font l’objet de poursuites pénales de droit commun et ne sauraient à eux seuls, caractériser des infractions de nature terroriste », peut-on lire dans l’ordonnance de renvoi devant le tribunal correctionnel (ORTC) que Politis a pu consulter.
Des idées ne suffisent pas à caractériser une intention terroriste
Il a rappelé que « l’idée du groupe de Tarnac serait de ‘faire naître l’insurrection’ afin non pas d’intimider et terroriser la population, mais dans l’espoir au contraire de la rallier à ses vues », avant de préciser que « ce seul constat idéologique ne saurait suffire à constituer l’association de malfaiteurs terroriste qui n’a pas pour vocation de réprimer ‘les propagandistes des idées’ mais seulement ‘les propagandistes par les faits’ ». Et la ligne était tracée : des idées – aussi violentes soient-elles – ne suffisent pas à caractériser une intention terroriste. Le dossier des inculpés du « 8 décembre » vient-il remettre en question cette ligne tracée par la justice dans l’affaire Tarnac ?
Dans son réquisitoire, le parquet a tenté de balayer cette comparaison en avançant que Tarnac concernait des faits « de basse intensité » – dégradations de rails SNCF – tandis que dans ce dossier, « ils sont de haute intensité » – explosifs, etc. Mais cela ne répond toujours pas à la question du projet et par conséquent à celle de l’intention. « On qualifie de terroriste nos ennemis avec qui plus aucun dialogue n’est possible », a plaidé Me Raphaël Kempf. Il s’est étonné du fait que le parquet national anti-terroriste (PNAT) ne communique pas sur sa doctrine précise de choix de ses dossiers. Pourquoi tel dossier et pas un autre ? En effet, dans un entretien aux Cahiers de la justice en 2021, Jean-François Ricard, alors président du parquet antiterroriste, faisait état de cette « doctrine » incluant des « critères de saisine ».
On qualifie de terroriste nos ennemis avec qui plus aucun dialogue n’est possible.
Me Raphaël Kempf
Politis avait démarché le PNAT en janvier 2023 afin de prendre connaissance de ces éléments. Celui-ci n’a pas donné suite. « Le PNAT s’est autonomisé de la loi pour décider de manière arbitraire ce qui est terroriste et ce qui ne l’est pas », en conclut Me Kempf, selo, lequel l’aspect politique de ce procès ne fait aucun doute. Pour leur dernier mot avant la mise en délibéré, les mis en cause ont tous nié une quelconque volonté terroriste. « Je n’ai jamais été une terroriste, a tenu à dire Camille B. Mais je suis fière des luttes politiques que je porte et des idées que je défends. Je sais qui je suis et je partirai de ce tribunal avec ça. » La décision sera rendue le 22 décembre.
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