Antisionisme et antisémitisme, une opération politique avortée
En tentant d’amalgamer ces deux notions dès 2017, Emmanuel Macron avait commis une erreur historique mais également d’ordre légal. Car comment confondre un délit – le racisme – et une opinion ?
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« Si un propos antisémite est tenu, il importe de le combattre » Antisémitisme à gauche : du début du XXe siècle à nos jours, un mythe et des réalités Lutte contre l’antisémitisme : pourquoi la gauche doit reprendre un combat historiqueTout commence à Paris, le 16 juillet 2017, lors de la commémoration du 75e anniversaire de la rafle du Vel d’Hiv. Devant le Premier ministre israélien, invité pour la première fois à cette cérémonie, Emmanuel Macron affirme : « Nous ne céderons rien à l’antisionisme, car il est la forme réinventée de l’antisémitisme. » La déclaration d’Emmanuel Macron, choquante à bien des égards, est une erreur historique et une faute politique. Jamais un président français n’avait jusque-là repris à son compte cet amalgame.
Dominique Vidal est journaliste et historien, spécialiste du Proche-Orient, auteur de Antisionisme = antisémitisme ? Réponse à Emmanuel Macron, Libertalia, 2018.
Comment confondre un délit – le racisme envers les juifs, condamné par nos lois comme les autres formes de racisme – et une opinion – qui prône la nécessité d’un État qui leur soit propre. Où ? Dans une Palestine peuplée de 95 % d’Arabes lorsque Theodor Herzl publie L’État des juifs. D’autant que l’antisionisme a évolué : autrefois, c’était le refus de l’idée même d’un État juif ; aujourd’hui, c’est la volonté de le transformer en « État de tous ses citoyens (1) »…
Benyamin Netanyahou affirmait en avril 2019 qu’Israël n’était pas l’État-nation « de tous ses citoyens », mais « uniquement du peuple juif ».
L’antijudaïsme puis l’antisémitisme traversent l’histoire de l’Europe – bien plus que celle du monde arabo-musulman. Des siècles de discriminations, d’expulsions et de pogroms connaissent leur apogée avec le génocide nazi. Si ce dernier visait aussi d’autres victimes, les juifs formaient le seul groupe qu’il entendait éradiquer jusqu’au dernier de ses membres. La Shoah a exterminé plus de la moitié des juifs d’Europe.
Ne pas sous-estimer l’antisémitisme
Depuis la guerre, l’idéologie antisémite n’a cessé de reculer. Elle n’en demeure pas moins, telle la braise sous la cendre, un danger réel. Quatre « thermomètres » permettent de le mesurer.
Depuis la guerre, l’idéologie antisémite n’a cessé de reculer. Elle n’en demeure pas moins un danger réel.
Le premier, c’est la réponse des sondés à la question « Les juifs sont-ils des « Français comme les autres »? ». En 1946, seul un tiers répond par l’affirmative ; soixante-seize ans plus tard, la proportion atteint… 89 %. C’est ce qu’indique la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH) dans son « Rapport 2022 sur la lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la xénophobie (2) ». Créé par le chercheur Vincent Tiberj, l’« indice de tolérance » est monté de 46 en 1991 à 64 en 2022. De même, seuls 5 % des sondés (contre 14 % il y a vingt ans) estiment qu’« il y a des races supérieures à d’autres ».
Disponible sur le site de la CNCDH.
Deuxième thermomètre : la persistance de certains préjugés. Dans son rapport, la CNCDH relève que 38 % des sondés pensent que les juifs « ont un rapport particulier à l’argent », 18 % qu’ils « ont trop de pouvoir en France » et 36 % que, pour eux, « Israël compte plus que la France ». Toujours selon la CNCDH, « l’intolérance s’élève à mesure qu’on se rapproche du pôle droit de l’échiquier politique, où prédomine une vision hiérarchique et autoritaire de la société. Chez les personnes se situant à l’extrême droite, la proportion de scores élevés […] atteint des niveaux records ».
Les rapports de la CNCDH reprennent, troisième thermomètre, les statistiques du service central du renseignement territorial (SCRT) concernant les actes racistes. Au début de la seconde Intifada, de 2001 à 2002, leur nombre est multiplié par quatre et, en leur sein, le nombre d’actes antisémites par six. Ces derniers connaissent ensuite un net reflux, tandis que les violences racistes et notamment islamophobes se maintiennent. Elles triplent même en 2015, année des grands attentats terroristes, pour reculer de près de 60 % en 2016. L’enquête 2022 a vu refluer les faits racistes par rapport à 2019, avant le covid. Elle indique une baisse de 35 % des faits antisémites et de 11 % des « autres faits », mais une hausse de 22 % des faits antimusulmans.
Reste que, quatrième thermomètre, des juifs ont été assassinés en tant que tels pour la première fois depuis 1945 : les quatre victimes juives de Mohamed Merah, les quatre personnes tuées dans la supérette casher de la porte de Vincennes, mais aussi Ilan Halimi, Lucie Attal-Halimi et Mireille Knoll. Dans ces derniers cas, la complexité des autres motivations des tueurs – meurtres crapuleux, actes de folie – n’empêche pas ces crimes d’être d’abord perçus comme antisémites.
Le sionisme, un mouvement longtemps marginal
La lutte contre le racisme suppose donc une vigilance de tous les instants, y compris le recours à l’arsenal que constituent les textes antiracistes de 1881, la loi de 1972, la loi Gayssot et le code pénal : encore faut-il les appliquer. Longtemps, la justice a laissé les boutefeux instiller impunément leur poison. Elle manifeste la même complaisance envers un Éric Zemmour : ignore-t-elle qu’avec sa défense de Pétain présenté comme « sauveur des juifs français », il s’est rendu coupable de négation de crime contre l’humanité ?
Le sionisme se voulait la réponse au sursaut d’antisémitisme, un siècle après l’émancipation des juifs par la Révolution française. Soixante-quinze ans après sa création, Israël compte un peu moins de 7 millions de juifs – et, territoires occupés compris, 7,3 millions d’Arabes. Près de 57 % des 16 millions de juifs du monde vivent donc ailleurs. En outre, des centaines de milliers de citoyens israéliens ont quitté leur État. Même parmi les juifs de France partis récemment en Israël, une proportion significative revient. Tous antisémites ?
La petite phrase du Vel d’Hiv prononcée par Emmanuel Macron comporte un sérieux danger pour la liberté de pensée et d’expression.
La petite phrase du Vel d’Hiv prononcée en 2017 par Emmanuel Macron constitue un contresens historique. Elle comporte aussi et surtout – politiquement – un sérieux danger pour la liberté de pensée et d’expression. Si cette manœuvre n’était aussi grave, elle pourrait prêter à rire. Imagine-t-on les communistes demander l’interdiction de l’anticommunisme, les gaullistes celle de l’antigaullisme, les néolibéraux celle de l’altermondialisme ? Même des juristes le font valoir au président : le Conseil constitutionnel bloquerait sans doute un tel projet. Le délit d’opinion n’a plus cours depuis la guerre d’Algérie, lorsque la censure caviardait les journaux. Et le droit européen est plus à cheval encore sur la liberté d’expression.
C’est pourquoi le président de la République rétropédale : « Je ne pense pas, déclare-t-il le 19 février 2019, que pénaliser l’antisionisme soit une solution (3). » Le lendemain, au dîner annuel du Crif, Emmanuel Macron confirme qu’il renonce à l’adoption d’une loi sur l’antisionisme.
Le Monde, 19 février 2019.
Comment cependant ne pas offrir un « lot de consolation » au Crif ? Ce sera la reprise de la « définition de travail non contraignante juridiquement » adoptée le 26 mai 2016 à Bucarest par l’Alliance internationale pour la mémoire de l’Holocauste (Ihra). Elle tient en deux phrases : « L’antisémitisme est une certaine perception des juifs, qui peut s’exprimer comme de la haine à leur égard. Les manifestations rhétoriques et physiques d’antisémitisme visent des individus juifs ou non juifs ou/et leurs biens, des institutions et des lieux de culte juifs. » Suivent plusieurs « exemples » qui, sans en faire partie, « illustrent » cette définition, notamment celui-ci : « L’antisémitisme peut se manifester par des attaques à l’encontre de l’État d’Israël lorsqu’il est perçu comme une collectivité juive. Cependant, critiquer Israël comme on critiquerait tout autre État ne peut pas être considéré comme de l’antisémitisme. »
Le député Meyer Habib enrage alors à la tribune de l’Assemblée : « On attendait une loi, on n’a eu qu’une résolution. Dont acte. […] J’accuse une certaine partie de la gauche et de la majorité d’avoir un problème avec Israël. J’accuse ces mêmes élus – et pas des moindres – de céder à la tentation antisioniste pour séduire un certain électorat arabo-musulman des quartiers. » Le 3 décembre 2019, 154 députés (sur 577) adoptent donc une « résolution » non contraignante reprenant la seule « définition » de l’Ihra, à l’exclusion de tout « exemple » – et de toute condamnation de l’antisionisme (4). Le Sénat fera de même le 5 octobre 2021. Si les défenseurs de la liberté d’opinion ont déjoué l’opération, les inconditionnels d’Israël se livrent à une nouvelle manipulation.
Blog de Dominique Vidal, Mediapart, 8 décembre 2019.
Ainsi Frédéric Potier, à l’époque préfet en charge de la délégation interministérielle à la lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la haine anti-LGBT (Dilcrah), affirme : « L’apport de cette définition est qu’elle parle de la haine d’Israël en tant que collectivité, même si le mot d’“antisionisme” ne figure pas en tant que tel. Elle permettra cependant de qualifier d’antisémite une partie des propos antisionistes (5). » Comme le disait Mademoiselle de Scudéry, « quand on n’a pas ce que l’on aime, il faut aimer ce que l’on a ».
Site du Point, 22 février 2019.
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