Au Liban, la grande peur d’une guerre d’ampleur contre Israël

En proie à une crise multidimensionnelle sans précédent, le pays retient son souffle alors que le Hezbollah, en position de force au sein d’un État déliquescent, pourrait annoncer de manière imminente l’ouverture d’un front contre l’armée israélienne.

Laurent Perpigna Iban  • 2 novembre 2023 abonnés
Au Liban, la grande peur d’une guerre d’ampleur contre Israël
Le 18 octobre, à l’appel du Hezbollah, une manifestation devant l’ambassade américaine de Beyrouth a tourné à l’émeute.
© Laurent Perpigna Iban

C’était il y a quatre ans. À l’automne 2019, des milliers de Libanais et de Libanaises, toutes confessions confondues, prenaient d’assaut les grandes villes du pays afin de réclamer une transformation en profondeur de leur pays. Des revendications à spectre large, qui pointaient notamment du doigt l’incurie de l’État libanais, prisonnier d’un système à bout de souffle. Exit la vague d’optimisme qui a déferlé sur le pays pendant ces semaines de mobilisation, le Liban a depuis sombré corps et âme : à la crise politique – le Liban est depuis un an sans gouvernement et sans président de la République – est venue s’ajouter une asphyxie économique inédite pour un pays en tant de paix, qui a plongé le Liban dans une longue et interminable descente aux enfers.

Mais c’est aujourd’hui un autre péril qui plane sur le pays du Cèdre : la probabilité d’être emporté dans une nouvelle guerre d’ampleur face à Israël, sans que l’État libanais ni sa population n’aient son mot à dire. Le secrétaire général du Hezbollah, Hassan Nasrallah, silencieux depuis les massacres perpétrés le 7 octobre en Israël par le Hamas, s’exprimera pour la première fois ce vendredi 3 novembre. Une déclaration aussi redoutée qu’attendue, qui pourrait bien sceller le destin du Liban.

Zone grise

Depuis près d’un mois, le pays est sur des charbons ardents. Car le rapprochement récent entre le Hamas palestinien et le Hezbollah libanais a tout changé, ou presque – la guerre civile syrienne avait vu les deux formations se ranger dans deux camps opposés. En réponse au massacre mené en représailles par Israël dans la bande de Gaza, le Hezbollah montre les crocs depuis le lendemain du 7 octobre. Les affrontements avec l’armée israélienne le long de la frontière sont incessants : aux quelque 30 000 personnes qui ont dû quitter leurs villages situés sur la ligne de front, il faut ajouter un bilan humain élevé dans les rangs du « parti de Dieu », dont une cinquantaine de combattants déjà sont morts au combat.

Sur le même sujet : Au Liban, « le pays de la guerre des autres », le spectre de 2006

Un analyste, sous couvert d’anonymat, redoute une guerre d’ampleur qui pourrait ramener le pays vers ses vieux démons : « Je ne crois pas, dans le contexte actuel, que le Hezbollah puisse se contenter indéfiniment de réponses mesurées. Aujourd’hui, il est pris dans un engrenage, d’autant que ses alliés régionaux savent très bien qu’il est en mesure d’infliger de lourdes pertes à Israël. Considérant que l’armée israélienne n’a plus aucune retenue, les conséquences pourraient être encore pires que durant la guerre de 2006. En outre, les États-Unis se montrent de plus en plus en menaçant envers le Hezbollah. »

Pour Rana, 30 ans, qui manifestait en 2019 dans le sud du pays, la situation est désormais critique : « Nous sommes dans un bateau à la dérive, dans lequel le seul maître à bord est le Hezbollah. Ce qui se passe à Gaza est atroce, mais c’est au peuple libanais que doit revenir la décision d’entrer en guerre ou non. Et, si c’était le cas, notre pays pourrait bien ne jamais s’en relever, évidemment. C’est ce que nous voulions, entre autres, éviter en 2019. Quel constat d’échec… » Car la formation chiite parrainée par l’Iran, dotée d’une force de frappe humaine considérable et d’un arsenal militaire aussi important que sophistiqué, relègue l’armée libanaise loin de ses attributions en matière de sécurité nationale.

Nous sommes dans un bateau à la dérive, dans lequel le seul maître à bord est le Hezbollah.

Rana

Hadi, 35 ans, a été une des figures du soulèvement de 2019, depuis Nabatiyeh, bastion du Hezbollah dans le sud du pays. « En tant que révolutionnaire, je suis de ceux qui disent et qui martèlent que l’État est la seule entité qui peut décider de la guerre ou de la paix », tonne-t-il. Comme une grande partie des activistes de 2019, Hadi explique que son engagement lui a valu de multiples menaces de la part des sympathisants de parti de Dieu. Ainsi que de lourdes accusations, notamment celle d’être pro israélien. « Une qualification dont sont affublés tous ceux qui critiquent l’hégémonie du Hezbollah, même si notre soutien à la Palestine est total », soupire Rana. « Sans exagération, je pense qu’aujourd’hui le Hezbollah est l’État, poursuit Hadi. Il peut faire ce qu’il veut, contrôle directement l’aéroport, le port, la sécurité intérieure, les institutions du pays, les frontières. Tout ce contre quoi nous nous battions en 2019. »

« L’État ? Il n’est pas là »

Cap au sud du Liban. Dans l’université de la faculté de sciences de Tyr, la municipalité et une myriade d’ONG font de leur mieux pour accueillir les milliers de déplacés qui n’ont eu d’autres choix de fuir leurs villages. Issam Hashim, 48 ans, directeur de l’organisation Réduction des risques de catastrophe (DRR) et lui-même originaire de Tyr, explique : « Cette situation est très difficile, la quasi-totalité des villages frontaliers a été évacuée. Nous sommes largement aidés par la population. Il y a près de 8 000 personnes logées chez des locaux qui ont ouvert leurs maisons. C’est remarquable, mais cela pose des questions : comment des familles qui manquent déjà de tout pourront, en cas de détérioration de la situation, continuer d’accueillir ces malheureux ? Comment pourront-elles continuer de prendre soin d’elles-mêmes si la situation perdure ? »

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Depuis la salle de crise improvisée dans un bureau de l’université, une bénévole enrage : « L’État ? Sans surprise, il n’est pas là. Il n’était pas là après l’explosion du port du Beyrouth, avons-nous quelque chose à attendre de lui ? Je ne crois pas, et je pense que des jours difficiles se profilent. » Un scénario qui pourrait bien également raviver des tensions internes, dans un pays toujours aussi divisé. Si, en coulisses, plusieurs personnalités politiques libanaises – le leader druze Walid Joumblatt en tête – œuvrent afin d’éviter qu’un sentiment anti-Hezbollah ne vienne mettre à mal la coexistence libanaise, la peur de voir le pays se déchirer à nouveau est réelle.

Ali Mourad, qui s’était présenté aux élections législatives de 2022 dans le sud du pays face au Hezbollah, fait montre d’optimisme. « Face à cette situation, le risque de déchirement entre les communautés m’inquiète moins que la capacité de l’État et de la population à faire face à cette crise. Les épargnes se sont évaporées des banques, les personnes déplacées, pour la plupart pauvres, sont accueillies par d’autres personnes pauvres, c’est un schéma qui n’est pas viable dans la durée. »

Un pays sans souveraineté ?

Alors, à la veille de l’intervention du secrétaire général du Hezbollah, la tension est à son comble. Car l’absence et l’inertie de l’État libanais ont fini par donner à Hassan Nasrallah la stature d’un chef d’État. « Cette question de souveraineté se pose à plusieurs niveaux. Dans les précédentes crises face à Israël, l’État libanais était capable de mener des initiatives diplomatiques décisives. Aujourd’hui, ce n’est plus le cas. Le Liban n’a même pas été invité au sommet de paix du Caire, le 21 octobre, alors que nous sommes le deuxième pays le plus concerné par les événements. Et l’attitude belliqueuse israélienne augmente considérablement les risques d’escalade », explique Ali Mourad.

Il y a une solidarité inédite, même chez ceux qui avaient auparavant des discours assez anti-palestiniens.

Ali Mourad

Une activiste beyrouthine de 2019, ayant requis l’anonymat, surenchérit : « Le Hezbollah était dans le gouvernement lors de la guerre de 2006, mais il y avait un équilibre politique à l’époque. Nous avions un gouvernement assez largement pro-occidental, et cela avait permis d’épargner Beyrouth lors de cette guerre. Aujourd’hui, cette situation est renversée puisque le parti de Dieu est hégémonique, ce qui pourrait dresser l’Occident contre nous. Ce scénario me glace. »

Pour autant, le Liban semble totalement uni derrière la cause palestinienne, un phénomène particulièrement marquant dans les rangs de la jeunesse, toutes confessions confondues, comme le note Ali Mourad : « Il y a une solidarité inédite, même chez ceux qui avaient auparavant des discours assez anti-palestiniens. Tous les Libanais sont favorables à un soutien politique, humain et diplomatique total à la Palestine. Mais nous sommes très nombreux à ne pas vouloir que le Liban paie seul la dette envers la cause palestinienne, et que le pays soit engagé de force sur le terrain militaire. Nous avons plus que jamais besoin d’une classe politique responsable. Aujourd’hui, la priorité c’est d’obtenir un cessez-le-feu pour le peuple palestinien. Et quoi que nous réserve le futur, c’est Israël qui portera la culpabilité de toute escalade. »

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