Colombie : les réformes sociales de Gustavo Petro bloquées par une opposition renforcée
Largement victorieux des dernières élections locales, le centre et la droite contestent de plus en plus vigoureusement le programme du premier président de gauche qu’ait connu le pays, un an à peine après son élection. Reportage.
Le mauvais résultat de son camp aux élections régionales et municipales du 29 octobre couronne le plus difficile semestre traversé par le président colombien Gustavo Petro, depuis son arrivée au pouvoir. Les partis traditionnels, punis lors des élections territoriales de 2019 et surtout présidentielle de juin 2022, ont regagné le terrain perdu, conquérant la majorité des régions et grandes villes du pays. À Bogotá, le candidat du président, Gustavo Bolívar, est arrivé en troisième position, alors que le candidat de centre droit, Carlos Fernando Galán, a été élu maire de la capitale avec un score record.
Même si les élections territoriales suivent une logique propre en Colombie, le résultat représente un coup notable pour le premier président de gauche de l’histoire du pays, d’autant plus que ses réformes sont bloquées par la droite et le centre au Congrès, et que sa popularité a chuté. Pour couronner le tout, le président est touché par deux scandales dans son entourage, largement répercutés par les médias : son fils a été arrêté au prétexte qu’il aurait illégalement financé la campagne de Gustavo Petro et son ancien chef de cabinet est accusé d’avoir ordonné la mise sur écoute (illégale) d’une employée de maison.
L’élection de Gustavo Petro et de sa vice-présidente Francia Márquez a produit une vague d’enthousiasme au sein de la gauche colombienne, qui arrivait au pouvoir pour la première fois après des décennies de marginalisation. Leur victoire a été rendue possible par la forte vague de protestations anti-néolibérales de 2019 et 2021, inédites dans le pays et fortement réprimées par le gouvernement conservateur d’Iván Duque.
Cependant, le Pacte Historique, parti de Gustavo Petro, est minoritaire au Congrès, ce qui a contraint le président à former un gouvernement ample, incluant des ministres centristes et même conservateurs. Cette alliance a permis au gouvernement de faire passer une importante réforme fiscale qui a considérablement augmenté les ressources de l’État. Peu après, il a initié un processus de paix prometteur avec la guérilla de l’Armée de libération nationale (ELN), un premier pas vers cette « paix totale » (lire ci-dessous) quêtée par le nouveau président après des décennies de conflit armé.
En finir avec le conflit armé : c’est l’une des grandes promesses de Gustavo Petro. Après l’accord de paix de 2016 avec les Forces armées révolutionnaires de Colombie (Farc), le Président s’est fixé l’objectif d’obtenir le désarmement de tous les groupes armés qui entravent une « paix totale » dans le pays — les membres des Farc qui ont refusé l’accord de 2016, l’Armée de libération nationale (ELN), les groupes criminels et paramilitaires ainsi que les bandes urbaines.
Dans le cas des guérilleros (Farc, ELN), les négociations prévoient des accords politiques, tandis que pour les criminels de droit commun, le gouvernement est prêt à offrir des réductions de peines. Une trêve a été engagée avec un des groupes dissidents des Farc, et les négociations avec l’ELN n’ont jamais été aussi avancées. « Un accord de paix avec cette guérilla serait déjà un succès substantiel », juge Alejo Mantilla.
Cependant, pour Francisco Danza, de la Fondation Paix et réconciliation, « il est difficile d’imaginer que tous ces processus puissent être conclus de manière simultanée et en quatre ans seulement ». Sandra Borda considère même cette stratégie risquée, parce que les groupes armés peuvent être tentés d’intensifier la violence pour accroître leur pouvoir de négociation. Sur la côte pacifique, la violence criminelle est parvenue à un point tel que l’État pourrait « perdre sa souveraineté » sur le territoire », estime la politiste.
Mais la lune de miel avec les partis traditionnels n’a pas duré. Après des mois de tensions, Petro a expulsé en avril plusieurs ministres libéraux du gouvernement opposés à la réforme de la santé promue par le Pacte Historique, et qui vise à améliorer l’accès aux soins de santé dans les zones rurales ainsi qu’à réduire le rôle du secteur privé. Selon Alejandro Mantilla, professeur de sciences politiques à l’Université nationale de Colombie, « il était très difficile pour Petro de garder ces ministres qui ne partageaient pas le programme du gouvernement ». Dont la réforme de la santé est un des projets centraux de l’ambition de Gustavo Petro pour le pays, avec la réforme des retraites, le travail, l’éducation supérieure ainsi qu’une transition énergétique visant à décarboner l’économie colombienne.
Double stratégie
S’il y a un terrain sur lequel Gustavo Petro s’est fait un nom sur la scène internationale, c’est bien l’environnement, qu’il défend de manière acharnée, et avec passion, notamment lors des réunions de l’Assemblée générale des Nations Unies. Suivant les traces de l’ancien président équatorien Rafael Correa, Gustavo Petro a appelé les pays riches à contribuer à financer la protection de l’Amazonie, en alliance avec le président brésilien Lula da Silva.
Sur le plan intérieur, le gouvernement a proposé de suspendre l’exploration pétrolière et charbonnière – un objectif qui fait frémir les défenseurs de l’orthodoxie économique, dans un pays où le pétrole représente près de la moitié des exportations. L’agenda de réformes vise a minima à démanteler les aspects les plus négatifs du régime néolibéral et extractiviste qui a dominé la Colombie au cours des dernières décennies, et à réduire les inégalités records dans le pays – les plus marquées d’Amérique Latine après le Brésil.
Mais pour faire approuver ses réformes, le gouvernement devra conclure des accords avec ces mêmes partis de centre et de droite qui dominent depuis toujours la politique colombienne. Pour Sandra Borda, professeure de science politique à l’Université des Andes, « tout le monde est favorable, en fait, à des réformes qui atténuent les inégalités » mais le désaccord est dans « les détails ». Selon elle, le gouvernement est « intransigeant » et devrait « négocier de manière plus habile » avec l’opposition.
Les gens qui descendent dans la rue ne font pas partie de l’électorat des partis traditionnels.
Sandra Borda
D’après Alejandro Mantilla, le gouvernement déploie une double stratégie : « D’une part, il appelle à un accord national pour rendre possibles certaines réformes et, d’autre part, il tente de renforcer sa base sociale », par le biais de manifestations de rue comme celle du 27 septembre, qui a rassemblé des dizaines de milliers de personnes en soutien au gouvernement dans plusieurs villes colombiennes.
Pourtant, Sandra Borda est sceptique quant à la perspective de voir ces mobilisations peser sur le Congrès afin d’accélérer les réformes : « Les gens qui descendent dans la rue ne font pas partie de l’électorat des partis traditionnels, ils ne représentent pas un enjeu pour leurs élus ». En effet, le centre et la droite s’appuient surtout sur les médias ainsi que l’establishment économique, et bénéficient de larges réseaux clientélistes qui usent souvent de l’achat de voix, une pratique punie mais toujours répandu.
Division et redistribution
Après les élections territoriales du 29 octobre, Petro devra décider s’il poursuit sa stratégie mixte de mobilisations de rue et de négociations au Congrès avec les partis d’opposition. Pour l’instant, le président a promis de recevoir et « d’entretenir des relations » avec tous les gouverneurs et maires élus le 29 octobre, ce qui semble annoncer une nouvelle étape de l’agenda politique du gouvernement, impliquant sans doute des ambitions revues à la baisse pour les réformes qu’il promeut.
Malgré la conjoncture difficile, le gouvernement a en sa faveur l’atout de la division de l’opposition et des effets prolongés de « l’explosion sociale » de 2019 et 2021 qui, selon Alejandro Mantilla, « a changé le pays ». Pour l’analyste, « le gouvernement a encore une chance de se ressaisir », s’il parvient à mener une bonne politique de redistribution des terres, dans un pays où la réforme agraire a toujours été reportée, ainsi qu’à un accord de paix avec l’ELN, a minima. Et si le ministère de l’égalité de Francia Márquez, récemment créé, parvient à envoyer « le message que le gouvernement est en faveur de la redistribution ».
Il reste moins de trois ans avant la prochaine présidentielle. C’est peu mais il a suffi de deux années d’explosion sociale pour bouleverser le système politique colombien et porter la gauche au pouvoir pour la première fois. D’après Sandra Borda, Gustavo Petro « est absolument convaincu qu’il peut tout faire ». Un optimisme probablement indispensable pour prouver au pays qu’un virage à gauche était possible en Colombie.