Contrôle : l’empire du Milieu ne fait pas les choses à moitié

La Chine compte plus de 1,4 milliard d’habitants et 56 ethnies – une population immense et diverse que le Parti communiste domine à l’aide d’un arsenal répressif varié mais mal connu, voire sujet à fantasme, depuis le goulag jusqu’au « crédit social ». 

François Rulier  • 1 novembre 2023 abonné·es
Contrôle : l’empire du Milieu ne fait pas les choses à moitié
Des hommes essayent d’empêcher la prise en photo d’une affiche de propagande politique.
© Pedro PARDO / AFP

Depuis 2020, l’accusation portée contre la Chine de perpétrer un génocide à l’encontre de la population ouïgoure, dans la province du Xinjiang, a mis en lumière l’immense système carcéral mis en place par le Parti communiste chinois (PCC) – un système qu’étudie Jean-Luc Domenach, chercheur à Sciences Po Paris, notamment dans son nouvel essai, Regard sur les mutations du goulag chinois (1949-2022), qui vient de paraître.

Regard sur les mutations du goulag chinois (1949-2022), Jean-Luc Domenach, Fayard, 250 pages, 22 euros.

Le « goulag chinois », nommé laogai, est créé dès les années 1920 dans les territoires contrôlés par les communistes, et existe toujours. Certaines périodes historiques ont conduit de nombreux prisonniers politiques entre ses murs : dans les premières années du nouveau régime dirigé par Mao à partir de 1949, mais également à la suite du massacre de Tian’anmen en 1989, de la répression du mouvement bouddhiste et moraliste Falungong à partir de 1999 et de la lutte contre l’émergence d’idées libérales et démocratiques dans les années 2000.

Regard sur les mutations du goulag chinois (1949-2022), Jean-Luc Domenach

Pourtant, l’immense majorité des prisonniers envoyés au laogai sont des marginaux, des chômeurs et des pauvres, qui doivent « bénéficier » d’une « rééducation par le travail ». Le laogai est composé de centaines de camps participant grandement à l’économie nationale et aux exportations, que ce soit dans l’industrie, les mines ou l’agriculture. Des activités qui permettent à cet archipel carcéral de survivre économiquement tout en « formant » les prisonniers à différentes tâches.

Cependant, les violences et les mauvais traitements y restent endémiques, malgré une volonté chancelante et instable d’humanisation portée par les autorités depuis de nombreuses décennies. Le laogai se met également au service de la colonisation de l’Ouest défendue par le PCC : depuis 2016, des millions d’Ouïgours (musulmans) doivent passer dans des camps pour y recevoir une formation politique, linguistique et technique ainsi qu’une présentation critique de l’islam.

Une répression portée par le très puissant ministère de la Sécurité publique, dont le budget est presque équivalent à celui de l’armée. Néanmoins, l’enfermement de la population a diminué, atteignant probablement un million de personnes dans les laogai, tandis qu’un autre dispositif suscite la crainte de l’Occident depuis quelques années : le système de crédit social (SCS).

Fantasmes déconstruits

Social Credit. The Warring States of China’s Emerging Data Empire, Vincent Brussee, Palgrave Macmillan, 204 pages, 93,99 livres sterling (non traduit).

Un SCS incompris, selon Vincent Brussee, doctorant à l’université de Leyde, spécialiste de la Chine et auteur de l’une des premières études complètes sur ce mécanisme de gouvernement : Social Credit. The Warring States of China’s Emerging Data Empire, publié en mai dernier. Le jeune chercheur déconstruit les fantasmes sur ce qui est perçu depuis l’Occident comme un système massif de notation des citoyens en fonction de leur comportement quotidien et de leurs orientations politiques, à l’aide de la technologie.

Social Credit. The Warring States of China’s Emerging Data Empire, Vincent Brussee, Palgrave Macmillan

Le SCS est d’abord un indicateur de confiance, appliqué dans le cadre d’activités financières pour améliorer les relations entre acteurs économiques, en dressant notamment des listes noires. Cependant, il existe bien des formes de SCS qui entendent gouverner les sphères morales et sociales en évaluant le comportement des citoyens : ce sont des formes locales et régionales, qui ont pu pénaliser des citoyens pour des formes d’incivisme, voire d’oppositions politiques. Des SCS que le gouvernement central a cependant retoqués en 2019, en les limitant à des systèmes de bonus et en rejetant les velléités de contrôle politique et moral, tout en appréciant leur capacité à améliorer le respect de la loi.

La Chine est un État autoritaire et liberticide, mais le SCS, trop imprécis, n’en est pas l’outil de prédilection : la répression repose sur une immense surveillance humaine. En réalité, les idées reçues autour du SCS ne parlent pas tant de la Chine que de l’Occident : de la crainte qu’au nom de l’efficacité réelle ou supposée d’un système d’ingénierie sociale, les États occidentaux, si prompts à s’opposer à l’autoritarisme chinois, puissent céder sur les libertés publiques.


Les parutions de la semaine

Des élèves à la conquête du passé. Faire de l’histoire à l’école primaire Magali Jacquemin

Des élèves à la conquête du passé. Faire de l’histoire à l’école primaire, Magali Jacquemin, Libertalia, coll. « N’Autre école », 208 pages, 10 euros.

L’histoire et son enseignement sont sans doute un vrai enjeu politique. Il est attendu aujourd’hui des élèves qu’ils travaillent autant « le rapport au temps » que l’histoire « scolaire ». Fondé sur dix ans d’expérimentations pédagogiques en primaire autour de cette discipline, ce livre retrace des fictions historiques, événements, expositions, « au contact des sources », avec des élèves à la recherche de « traces » et de « témoignages ». En vue d’appréhender la « méthode historique » et de leur permettre, dès leur jeune âge, de produire un savoir critique sur le passé. Le récit d’une fine expérience politique
et pédagogique.

Quelles histoires s’écrivent dans les musées ? Récits, contre-récits et fabrique des imaginaires Magali Nachtergael

Quelles histoires s’écrivent dans les musées ? Récits, contre-récits et fabrique des imaginaires, Magali Nachtergael, MkF éditions, coll. « Les essais virtuels », 172 pages, 18 euros.

Les musées retranscrivent-ils une histoire officielle ? Ou plutôt quels récits proposent-ils ? Rassembler des objets n’est plus aujourd’hui seulement un projet patrimonial, mais comporte aussi « la lourde charge d’écrire une histoire collective ». Enseignante, critique d’art et commissaire d’exposition, Magali Nachtergael travaille aussi sur « la fabrique visuelle des identités ». Dans cet ouvrage très documenté et original, elle s’attache à élaborer une analyse des narrations dans « l’espace muséal » actuel, mais aussi une « généalogie des contre-récits » plus récents (féministes, postcoloniaux, écologistes, etc.), où de « nouveaux imaginaires » se construisent. Avant bientôt d’entrer dans les musées…

La Révolution française et les colonies, Marc Belissa, La Fabrique, 320 pages, 20 euros.

La Révolution française et les colonies Marc Belissa

La mémoire de l’esclavage et de la colonisation française est aujourd’hui l’objet de débats très vifs. L’économie coloniale et esclavagiste a connu, avec la Révolution française, une véritable explosion des tensions dès la proclamation de la Déclaration des droits de l’homme, « terrorisant » les colons blancs et propriétaires d’esclaves, quand les révolutions dans les colonies, de Saint-Domingue à la Guadeloupe, s’alliaient à l’élan révolutionnaire en Europe. Cet essai très complet retrace l’histoire, depuis la convocation des États généraux au printemps 1789 jusqu’à la réaction coloniale emmenée par Bonaparte, de ces rapports sociaux et identités « raciales » et politiques dans les colonies, profondément bouleversés. Un livre important et très actuel.

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Temps de lecture : 7 minutes

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