Accepter de ne pas comprendre l’Autre
Dans un essai inattendu pour une anthropologue, Anne-Sylvie Malbrancke raconte avec une sincérité captivante le voyage intérieur de son vécu auprès de populations papoues.
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Les Désillusions de l’ailleurs. Chroniques d’une anthropologue en Papouasie, Anne-Sylvie Malbrancke, PUF, 224 pages, 17 euros.
Le dernier ouvrage d’Anne-Sylvie Malbrancke se lit comme un roman d’aventures. Il ne s’agit pourtant pas d’une fiction, mais du carnet de bord d’une anthropologue relatant par le menu plus d’un an de sa vie auprès de populations papoues. Dès les premières pages se pose la question qui nous en a fait retarder un temps la lecture : derrière ce titre magnifique – Les Désillusions de l’ailleurs –, n’allait-on pas se heurter à une rugueuse théorisation, de ces éruditions qui tamisent radicalement le lectorat pour n’en retenir que les gens de son sérail ? Non. La spécialiste a écrit pour nous autres. « L’engagement total du corps et de l’esprit que réclame cette discipline est largement escamoté des ouvrages anthropologiques […] qui ne racontent rien, ou très peu, de l’apprentissage du terrain, ce balbutiement, ce moment de sueur et de tripes, où l’anthropologue tâtonne, hésite, trébuche, se relève – ou non. »
Nous étions venus apprendre leur langue, mais dans la nôtre.
Anne-Sylvie Malbrancke est thésarde quand elle entreprend, en 2013, de se rendre chez les Baruya, à Wuyabo, où le grand anthropologue Maurice Godelier, qui l’a inspirée, a longuement séjourné quarante ans auparavant. Sa plume est alerte, juste et libre jusqu’à l’autodérision, dans un exercice de mise à nu qui aura attendu dix ans avant de s’autoriser. Elle confesse ses trémolos d’avant-départ, avide de se frotter à « l’Ailleurs » mais aussi de « lâcher prise » et de se « décentrer ». On accompagne avec sympathie l’autrice qui se livre dans tous les compartiments.
De l’insurmontable liste de quelques centaines de kilos de matériel à « monter » chez les Baruya, à la première de toutes ces nuits sans électricité ni eau courante, de la débrouille pour satisfaire ses besoins intimes à l’affrontement de peurs plus ou moins irraisonnées, de l’usure des jours semblables aux ascenseurs émotionnels. « À un moment, tout est parti à vau-l’eau », la pluie dans la maison, les rats, la maladie, la collecte de terrain qui n’avance pas – « déçue que les personnes ‘étudiées’ ne fassent pas de rituels tous les quatre matins ». Malbrancke évoque souvent le miroir que lui tend cet ailleurs, dont le frottement est beaucoup plus décapant qu’elle ne l’imaginait. « Nous avions même eu l’arrogance de penser que nous nous adapterions vite. […] Nous étions venus apprendre leur langue, mais dans la nôtre. »
L’utilité contemporaine de l’anthropologie
Aux antipodes de la Papouasie-Nouvelle-Guinée, dans une actualité française matraquée par la peur de l’étranger et du migrant, le regard sincère d’Anne-Sylvie Malbrancke se révèle un exercice d’introspection salutaire sur cet Autre bourré des projections dont nous l’affublons. On inverse les rôles. « Nos » Baruya seraient Syrien·nes, Nigérien·nes, Afghan·es. Certes, ces gens ne traversent pas les frontières pour aller volontairement à la rencontre des Français·es. Mais ils ne transportent avec eux qu’une poignée d’effets, souvent sans eau ni énergie pendant des semaines, plongés dans un univers d’altérité où tout leur est différence, intimité offerte aux vents, angoisse de la première à la dernière nuit souvent, risques mortels bien plus prégnants en Méditerranée qu’à Wuyabo. Qui sont pour nous ces « Papous », quelle sorte de regard portons-nous sur celles et ceux qui vivent une précarité que l’immense majorité d’entre nous n’approchera jamais ?
L’anthropologue permet de penser en dehors de ses propres catégories.
Dans ses conférences auprès du grand public, Maurice Godelier aime à défendre l’utilité contemporaine de cette science sociale dont il a fait profession, et souvent reléguée à une passion pour des exotismes futiles. La Commission européenne fait un jour appel à lui, l’anthropologue qui a étudié l’origine des sociétés, pour comprendre les rapports politico-religieux qui éclairent les motivations des terroristes du 11 Septembre. « À quoi sert l’anthropologue ? s’arrête un instant Anne-Sylvie Malbrancke au cours de son voyage intérieur. Il permet de penser en dehors de ses propres catégories, d’accepter qu’il y ait d’autres façons de voir les choses. Et que même si l’autre ne pense pas comme nous, ses processus de pensée et ses valeurs ne sauraient nous être étrangers. »
Les parutions de la semaine
Frontières et domination. Migrations, capitalisme et nationalisme, Harsha Walia, éd. Lux, coll. « Futur proche », 408 pages, 23 euros.
La frontière est une « méthode raciste, sexiste et colonialiste de hiérarchisation sociale, de contrôle de la main-d’œuvre et de promotion de nationalismes xénophobes ». Telle est l’analyse que promeut cet essai très incisif de Harsha Waria, juriste et écrivaine militante de Vancouver (Canada), engagée dans la défense de la justice migratoire, la solidarité avec les peuples autochtones (de son pays et d’ailleurs) et la libération du peuple palestinien. Pour l’autrice, également cofondatrice du groupe de défense des droits des exilés No one is illegal, imputer la « fiction » intitulée « crise migratoire » – résultat pourtant « inévitable » de la mondialisation capitaliste néolibérale et des dérèglements climatiques –à celles et ceux, criminalisé·es, qui font les frais de l’exploitation n’est qu’une façon d’exonérer les vrais responsables, leur permettant ainsi de diviser la classe ouvrière internationale. Un plaidoyer salutaire pour un accueil digne. Et l’abolition raisonnée des frontières.
Albert Camus, l’union des différences, Alessandro Bresolin, préface d’Agnès Spiquel, suivi d’un entretien avec Catherine Camus, éd. Presse fédéraliste, 312 pages, 23 euros, à commander ici.
La figure d’Albert Camus ne pouvait être absente de ce numéro spécial consacré aux exilés, à leurs droits et à notre devoir d’un accueil digne. Lui qui écrivait : « Il nous a semblé que nous ne pouvons pas faire plus que de constituer, par-dessus les frontières, des îlots de résistance où nous tenterons de maintenir, à la disposition de ceux qui viendront, les valeurs qui rendent un sens à la vie. » Spécialiste des mouvements nationaux en Algérie avant 1954, historien et traducteur de nombreux grands auteurs français, Alessandro Bresolin s’attache, dans cet ouvrage très documenté, à montrer les convictions d’Albert Camus, celles que l’on peut qualifier d’une gauche libertaire, à rebours notamment des logiques de la guerre froide et des sectarismes idéologiques (sartriens entre autres). L’écrivain appelait en effet à la nécessité d’une nouvelle politique méditerranéenne et, au-delà, d’une citoyenneté mondiale. Des outils particulièrement pertinents pour penser – et affronter – notre présent.