En Jordanie, les réfugiés palestiniens dans la crainte d’un nouvel exode

La situation à Gaza et désormais en Cisjordanie ravive les blessures mémorielles des atrocités de la Nakba (1948) et de la Naksa (1967) parmi les réfugiés palestiniens du royaume jordanien. Lequel ne veut pas d’une nouvelle vague de réfugiés sur son territoire.

Clément Gibon  • 24 novembre 2023 abonné·es
En Jordanie, les réfugiés palestiniens dans la crainte d’un nouvel exode
"Si je le pouvais, je me rendrais à Gaza et en Cisjordanie pour me battre pour eux. Nous partageons le même sang, nous sommes une famille unie par une tragédie commune." Fatima Mohammad Mahmoud Adawi, une résidente du camp de Baqa’a.
© Clément Gibon

Dans les rues du camp de Baqa’a, à 20 kilomètres au nord d’Amman, en Jordanie, l’atmosphère s’est alourdie depuis le 7 octobre. Les nouvelles de la guerre entre le Hamas et Israël se répandent dans chaque rue, émanant des télévisions des cafés et des radios des salons de coiffure, rythmant désormais le quotidien de la plupart des habitants. Fondé en 1968, ce camp accueille des réfugiés de toute la Palestine, dont les plus âgés sont arrivés à la suite de la Naksa – littéralement la « rechute », terme qui désigne à la fois la défaite face à Israël lors de la guerre des Six-Jours, en 1967, et l’exode des Palestiniens qui s’ensuivit. Pour beaucoup, les crimes de guerre et le génocide en cours commis par Israël ravivent ainsi les souvenirs douloureux et les traumatismes des déplacements passés.

C’est notamment le cas de Fatima Mohammad Mahmoud Adawi, une résidente du camp de Baqa’a âgée de 87 ans, qui a été contrainte de fuir à plusieurs reprises devant les avancées de l’armée israélienne après la Nakba, la grande « catastrophe », qui désigne le déplacement forcé de 700 000 Palestiniens après la création de l’État hébreu en 1948. Originaire du petit village de Beit Jiz, elle avait trouvé refuge dans le village de Qalandiya, situé entre Jérusalem et Ramallah.

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Vêtue d’une robe ornée de tatriz, un motif de broderie traditionnelle palestinienne, elle se souvient : « Pendant les attaques et les massacres de la Nakba, les hommes de la Haganah [organisation paramilitaire sioniste intégrée par la suite à l’armée israélienne] ont kidnappé, violé des femmes et abattu des jeunes hommes comme des animaux. Les scènes de déshumanisation auxquelles nous assistons aujourd’hui ne sont pas bien différentes de celles que nous avons vécues. » La prise de contrôle et l’occupation de la Cisjordanie, de Jérusalem-Est et de la bande de Gaza par l’armée israélienne en 1967 l’ont contrainte à s’exiler de nouveau, cette fois-ci vers la Jordanie.

Chaque jour, nous pleurons collectivement en observant les massacres quotidiens, craignant une nouvelle fois le pire pour notre peuple.

F. Adawi

Ayant vécu eux-mêmes les atrocités de la Nakba et de la Naksa, ou ayant de la famille à Gaza et en Cisjordanie, tous les résidents du camp sont profondément affectés par la situation actuelle, selon Fatima. « Chaque jour, nous pleurons collectivement en observant les massacres quotidiens, craignant une nouvelle fois le pire pour notre peuple », confirme-t-elle à Politis. « Voir des personnes contraintes de quitter leur terre natale, tout comme nous l’avons fait, brise mon cœur. Ces individus sont des réfugiés, comme nous, forcés d’abandonner tout ce qu’ils possèdent », ajoute-t-elle avec indignation. Depuis le début de la guerre, au moins 1,7 million de Gazaouis ont été contraints de se déplacer depuis le nord de Gaza vers le sud, selon le rapport du Bureau des Nations unies pour la coordination des affaires humanitaires (Ocha) daté du 23 novembre.

La crainte d’une expansion de la guerre vers la Cisjordanie

La Cisjordanie subit également les conséquences de la guerre. Selon l’Ocha, à la date du 22 novembre, 211 Palestiniens, dont 54 enfants, ont été tués par les forces israéliennes depuis le 7 octobre, et huit autres, dont un enfant, ont été tués par des colons israéliens en Cisjordanie, y compris à Jérusalem-Est. Parallèlement, toujours selon la même agence onusienne, les attaques de colons contre des Palestiniens ont doublé depuis le début du conflit par rapport au début de l’année, passant à une moyenne quotidienne de six incidents contre trois.

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Pour Marwan Muasher, ancien ministre jordanien des Affaires étrangères et actuel vice-président aux études de la Fondation Carnegie pour la paix internationale, alors que l’attention est principalement portée sur le territoire de Gaza, cette augmentation des attaques à l’égard des Palestiniens en Cisjordanie n’a rien de surprenant. « Le gouvernement israélien profite de la situation pour déplacer un maximum de Palestiniens de leurs territoires. Ils cherchent déjà à les pousser de Gaza vers l’Égypte, et avec l’extension du conflit en Cisjordanie, ils tentent de les forcer à s’exiler vers la Jordanie », explique-t-il. « Loin de vouloir mettre fin à l’occupation et faciliter la création d’un État palestinien, le gouvernement israélien a pour projet d’accélérer la colonisation des territoires palestiniens », ajoute-t-il.

Avant même l’attaque du Hamas du 7 octobre, le mouvement israélien La Paix maintenant, qui s’oppose à la colonisation, avait documenté la construction de près de 13 000 logements dans les colonies en Cisjordanie depuis le début de l’année 2023. Ce chiffre constitue un record depuis que l’organisation enregistre systématiquement l’avancement des plans de colonisation par le biais des procédures de planification.

Enjeux politiques et démographiques

Le développement de la colonisation, illégale au regard du droit international, des territoires palestiniens en Cisjordanie, qui s’est intensifié depuis l’accession au pouvoir, en décembre 2022, de la coalition la plus à droite de l’histoire de l’État hébreu, suscite légitimement des craintes quant à un nouvel exode vers la Jordanie. Au fil des dernières décennies et d’événements tels que la Nakba (1948), la Naksa (1967), la guerre du Golfe (1990-1991), et les Intifadas à la fin des années 1980 et au début des années 2000, la Jordanie a été le refuge de plusieurs vagues d’exode de Palestiniens.

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Alors que 2,3 millions de réfugiés sont enregistrés par l’Office de secours et de travaux des Nations unies pour les réfugiés de Palestine dans le Proche-Orient (Unrwa) en Jordanie, certaines estimations avancent que pas moins de la moitié de la population jordanienne aurait des origines palestiniennes. Selon Jalal Al Husseini, chercheur associé à l’Institut français du Proche-Orient (Ifpo) d’Amman, pendant longtemps la question démographique n’a pas posé de problème majeur pour la Jordanie, qui a procédé à la naturalisation de réfugiés palestiniens de 1948 et de leurs descendants. « Tant que la Jordanie englobait la Cisjordanie [jusqu’en 1967] et conservait un contrôle sur la gestion civile du territoire cisjordanien [jusqu’en 1988], la question démographique n’était pas cruciale », précise-t-il.

Cependant, le désengagement de la Jordanie en Cisjordanie et l’arrivée au pouvoir de la droite israélienne à la fin des années 1970, qui a nourri l’idée que la Jordanie pourrait être une patrie de substitution pour les Palestiniens, ont profondément affecté l’agenda politique du royaume hachémite. « Le pouvoir royal a alors insisté sur le fait que la Jordanie n’est pas appelée à devenir la patrie de substitution des Palestiniens et que ceux-ci ne constituent qu’environ 42 % des citoyens jordaniens : ils ne sont donc qu’une des nombreuses minorités ethniques qui composent la population jordanienne », affirme le chercheur, avant de conclure : « ‘La Jordanie est la Jordanie et la Palestine est la Palestine’ est devenu l’un des mots d’ordre du royaume. »

Le gouvernement israélien profite de la situation pour déplacer un maximum de Palestiniens de leurs territoires.

M. Muasher

Alors qu’après plus d’un mois depuis le début du conflit, au moins 143 ménages palestiniens en Cisjordanie, soit 1 402 personnes, ont été déplacés en raison de la violence des colons et des restrictions d’accès, c’est la solution à deux États que le royaume hachémite réaffirme.

« Une ligne rouge »

Bien que la Jordanie et Israël aient signé un traité de paix en 1994 mettant fin à des années d’état de guerre, le ministre jordanien des Affaires étrangères a rappelé au début du mois de novembre son ambassadeur en Israël, « expression de la position de la Jordanie rejetant et condamnant la guerre israélienne qui fait rage à Gaza ». De son côté, le roi Abdallah II a réaffirmé que la région du Moyen-Orient ne connaîtrait pas la sécurité et la stabilité sans une paix juste et globale fondée sur la solution à deux États, et le ministre des Affaires étrangères du royaume a souligné que toute tentative israélienne de déplacer les Palestiniens de leurs territoires était une « ligne rouge » et serait considérée par la Jordanie comme une « déclaration de guerre ».

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« Durant les divers exodes palestiniens vers la Jordanie, le Liban et l’Égypte, les réfugiés n’ont jamais été autorisés à regagner leurs foyers. Toutes les données historiques confirment que tout déplacement n’est pas destiné à être temporaire, confirme Marwan Muasher. C’est dans ce contexte qu’il faut interpréter les déclarations des représentants politiques, affirmant qu’ils n’accepteront pas un nouvel exode, à l’instar de ce qui s’est produit par le passé. » L’index pointé vers le ciel, Fatima redoute également un nouvel exode des Palestiniens. Guettant la moindre stabilisation de la situation, elle demeure néanmoins mobilisée. « Nous manifestons tous les jours pour soutenir notre peuple à Gaza et en Cisjordanie. Si je le pouvais, je me rendrais à Gaza et en Cisjordanie pour me battre pour eux. Nous partageons le même sang, nous sommes une famille unie par une tragédie commune », conclut-elle.



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