Éric Dupond-Moretti, le procès inédit d’un ministre de la Justice en exercice
Magistrats, personnalités politiques et membres de cabinets ont défilé cette semaine devant la Cour de Justice de la République pour témoigner au procès de l’actuel ministre de la Justice, Éric Dupond-Moretti, jugé pour prise illégale d’intérêts. Ce qu’il faut retenir de cette semaine de débats, parfois lunaires.
Dans la salle pompeuse de la Cour de justice de la République, dans l’ancien Palais, Éric Dupond-Moretti a passé sa semaine à la place du prévenu, derrière une table recouverte d’une nappe bleu canard. De là, il n’a cessé de s’indigner, d’éructer, de fusiller du regard ses détracteurs en marmonnant des invectives… Le président du tribunal a dû intervenir à plusieurs reprises, mais dans bien des cas, il a paru ne pas maîtriser son audience tant le ministre, qui a l’autorité sur tous les magistrats de la Cour et une partie des vingt-deux témoins qui défilent, ne sait se contenir. L’avocat n’a pas disparu mais on cherche, dans l’attitude du prévenu, l’homme d’État qu’il dit être devenu. Une dichotomie qui fut au cœur des débats de cette semaine.
Une défense « façon Schiappa »
La première prise de parole du ministre a ressemblé quelque peu à la défense d’une ancienne ministre, Marlène Schiappa, devant la commission d’enquête du Sénat sur l’utilisation controversée du budget du Fond Marianne. Comme elle, Éric Dupond Moretti a reporté ses responsabilités sur son équipe. « Mon administration se doit d’être loyale : je n’ai fait que suivre ses recommandations. Je n’ai jamais pensé qu’elle me suggérait des choses en-dehors des clous. » Pointant le fait qu’il ne savait pas grand-chose du fonctionnement du ministère, Éric Dupond-Moretti a plaidé l’ignorance, voire l’incompétence. Assurant avoir tout mis en place pour rompre avec son passé d’avocat et ne pas avoir su qu’il était en conflit d’intérêt.
Un conflit d’intérêt partiellement pris en considération
À la barre, sa directrice de cabinet, fidèle parmi les fidèles, a expliqué tout ce qui avait été mis en place pour éviter les remontées d’informations sur les dossiers sur lesquels le ministre était intervenu en tant qu’avocat. Principal et seul risque selon elle. Le cabinet ministériel n’a visiblement pas pris la mesure, malgré les courriers et tribunes de syndicats et de magistrats, du risque concernant la gestion disciplinaire des magistrats avec qui l’avocat avait eu maille à partir.
Dès l’été 2020, le cabinet demande à Maître Vey, ancien associé du ministre, de lui fournir la liste des dossiers traité par Me Dupond-Moretti. Il s’est aussi assuré du retrait de la plainte déposée par ce dernier quelques jours avant sa prise de fonction. Une plainte contre X pour « abus d’autorité » et « atteinte à la vie privée » qui visait directement le parquet national financier (PNF) dans l’affaire dite « des fadettes ». Le PNF avait analysé ses contacts téléphoniques pour chercher la taupe qui aurait prévenu Nicolas Sarkozy qu’il était sur écoute. Le pénaliste avait fustigé dans la presse des « magistrats portés par leur idéologie ».
Le ministre a vengé l’avocat. C’est tellement simple !
Ulrika- Lovisa Delaunay-Weiss
Dans la liste des affaires dont le ministre ne doit plus être informé : l’affaire « Haget / Levrault ». Christophe Haget, ancien directeur de la police de Monaco mis en cause dans une affaire de corruption par le juge Levrault, a déposé plainte en juin 2020 contre le juge pour « violation du secret de l’instruction » suite à une intervention dans un documentaire de France 3. Dans ses courriers, le policier se domicilie au cabinet d’Éric Dupond-Moretti. L’affaire de corruption qui vaudra au juge Levrault de se faire bannir de Monaco implique Dimitri Rybolovlev, oligarque russe, dont Me Dupond-Moretti a défendu les intérêts.
L’avocat s’était d’ailleurs largement répandu contre le juge Levrault assimilé à un « cow-boy ». L’émoi est alors immense quand « le Garde », comme l’appellent les membres de son cabinet, lance deux enquêtes administratives : l’une contre trois magistrats du PNF responsable des « fadettes » et l’autre contre le juge Levrault. Pour le cabinet, ces enquêtes ne font pas « griefs » et ne peuvent donc pas être assimilées à une démarche disciplinaire et donc punitive. Pour l’accusation, la démarche est clairement « pré-disciplinaire ».
L’exécutif contre le judiciaire
« Le ministre a vengé l’avocat. C’est tellement simple ! » a lancé, à la barre, Ulrika-Lovisa Delaunay-Weiss, ancienne numéro 2 du parquet national financier, visée par une enquête administrative, sans suite. Du côté exécutif, on affirme que l’enquête administrative lancée contre les magistrats du PNF découlait « naturellement » du résultat de l’enquête de fonctionnement décidée par Nicole Belloubet quelque jours avant son départ. La ministre l’avait lancée suite à l’article du Point révélant l’affaire des fadettes en ces termes : « Comment des magistrats, pour se payer Nicolas Sarkozy, ont piétiné l’état de droit. »
Il y a une hargne là derrière tout ça. Cette procédure est une instrumentalisation contre moi.
E. Dupond-Moretti
Or, pour la magistrature, cette enquête de fonctionnement était déjà une remise en question de l’équilibre des pouvoirs voire une tentative de déstabilisation à la veille du premier procès « Bismuth » qui s’est tenu en novembre 2020 (1). « C’est une immixtion pure et simple du pouvoir exécutif dans une enquête judiciaire. Quand on doit contester une procédure, on le fait devant un tribunal, pas en saisissant le pouvoir exécutif. Sinon, ça s’appelle une atteinte à la séparation des pouvoirs et c’est cela qui s’est passé dans ce dossier », a lancé la juge Delaunay-Weiss devant le tribunal.
Nicolas Sarkozy et son avocat Thierry Herzog seront condamnés à trois ans de prison dont deux avec sursis pour avoir corrompu un magistrat de la Cour de cassation.
À l’issue, l’Inspection générale de la justice (IGJ) propose 19 recommandations dans un rapport visant à améliorer le fonctionnement du PNF. Dans les cabinets, peu semblent réellement s’y intéresser : la voie qui mène au disciplinaire contre les juges du parquet national financier est préférée. Le garde des Sceaux, alias « Avocat 8 » dans le rapport de l’IGJ, déclenche alors une enquête administrative contre trois juges. Dès le 6 octobre, Anticor porte plainte, rejoint bientôt par les syndicats de magistrats pour prise illégale d’intérêts.
Pour le ministre, cette procédure judiciaire contre lui est un acharnement contre sa personne. « Il y a une hargne là derrière tout ça. Cette procédure est une instrumentalisation contre moi », a-t-il lâché devant la Cour. D’après la défense, une partie de la magistrature ne voudrait pas d’un avocat comme ministre – même si plusieurs ministres de la Justice, dont Robert Badinter, était avocats sans que cela ne pose un tel problème. Le ministre accuse les magistrats de voir en lui un esprit vengeur et calculateur.
François Molins ou le choc des Titans
Il est l’un des acteurs principaux. François Molins, ancien procureur général près la Cour de cassation, et, à ce titre, ancien président du Conseil supérieur de la magistrature (CSM) pour les magistrats du parquet, est venu régler quelques comptes à la barre. Il ne s’était pas exprimé avant cette semaine et veut répondre aux attaques dont il a fait l’objet : « On m’a accusé d’avoir agi pour me venger car je voudrais être ministre à la place du ministre : je n’ai jamais voulu être garde des Sceaux, affirme-t-il. Je sais que dans un gouvernement on peut avoir à soutenir des idées qui ne sont pas les siennes. Je tiens trop à ma liberté et à mon indépendance. »
Mais François Molins, de par son poste, a aussi été impliqué dans la mécanique qui nous amène devant cette Cour. D’abord, en répondant au cabinet du ministre qui le sollicite le 15 septembre 2020 pour s’enquérir de son avis dès réception de l’enquête de fonctionnement sur le PNF. Dans la même journée, à l’occasion d’une réunion en présence du président de la République, « le ministre nous dit qu’il va saisir le CSM au disciplinaire », témoigne François Molins. À la directrice de cabinet, il répond d’emblée : « En l’état, une saisine du CSM est inenvisageable. S’ils veulent aller au disciplinaire, ils doivent aller vers l’enquête administrative, témoigne-t-il. Je ne fais que rappeler la loi : je ne suis pas conseiller du cabinet du garde des Sceaux. »
En m’accusant de vengeance personnelle, on tente de m’appliquer la prise illégale d’intérêt qu’on reproche au garde des Sceaux.
F. Molins
Quand Éric Dupond Moretti déclenche l’enquête administrative, François Molins et la première présidente de la Cour de cassation, Chantale Arens, publient une tribune évoquant leur inquiétude pour l’indépendance de la justice et parlent de conflits d’intérêt. Éric Dupond-Moretti le prend comme un coup de poignard dans le dos. « Vous vous envoyez presqu’un dossier », s’exclame Jacqueline Laffont, avocate du ministre. En tant que procureur général près la Cour de cassation, François Molins était à la tête de l’autorité qui a poursuivi le ministre.
« François Molins n’a eu de cesse de me savonner la planche », s’est lamenté le Garde des Sceaux. « Je ne suis pas à l’origine de l’action en justice, réplique l’ancien procureur. En m’accusant d’avoir poursuivi une vengeance personnelle on tente de m’appliquer, à moi, la prise illégale d’intérêt qu’on reproche au garde des sceaux », tacle-t-il,en rappelant le théorème de Charles Pasqua : « Quand on est emmerdé par une affaire, il faut susciter une affaire dans l’affaire. »
Conflit d’intérêt et prise illégale d’intérêt
Pendant tous ces débats, la défense va s’acharner à opérer des confusions régulières entre conflit d’intérêt et prise illégale d’intérêt. « Constitue un conflit d’intérêts toute situation d’interférence entre un intérêt public et des intérêts publics ou privés qui est de nature à influencer ou à paraître influencer l’exercice indépendant, impartial et objectif d’une fonction », dit la loi. Or, dans la salle du CJR cette semaine, le conflit d’intérêt est partout.
Chez les douze juges parlementaires d’abord, issus chacun de partis politiques aux intérêts divergents dans leur rapport au gouvernement. Chez Dominique Malbec aussi, l’ancienne directrice de cabinet, femme de l’actuel directeur général de la police nationale, proche de Richard Ferrand qui l’a nommée au Conseil constitutionnel alors qu’elle fut la magistrate qui supervisa la décision de non-lieu dans son affaire des mutuels de Bretagne. Chez l’avocate de la défense également, Jacqueline Laffont, avocate de Nicolas Sarkozy dans l’affaire Bismuth au sein de laquelle l’affaire des « fadettes » éclate. Elle est l’auteure du courrier de demande d’inspection générale à Nicole Belloubet en juin 2020. Chez Rémy Heitz, enfin, procureur général près la Cour de cassation, nommé le 1er juillet dernier par décret du président de la République, chargé aujourd’hui d’accuser un ministre. Il a par ailleurs fait part de l’amitié qui le liait à Mme Houlette, ancienne cheffe du PNF… tout le monde a des conflits d’intérêts. La question est : qu’en est-il fait ?
La défense a tenté de démontrer l’utilité des enquêtes administratives décidées par le garde des Sceaux évitant la question fondamentale : quelle qu’en soit l’utilité, le ministre était-il légalement légitime à prendre ces décisions ? La prise illégale d’intérêt est le fait, pour une personne, « de prendre, recevoir ou conserver, directement ou indirectement, un intérêt de nature à compromettre son impartialité, son indépendance ou son objectivité dans une entreprise ou dans une opération dont elle a, au moment de l’acte, en tout ou partie, la charge ». Le juge Amar, l’un des trois magistrats du PNF visé par l’enquête administrative et blanchi par le CSM, en est spécialiste. À la barre il témoigne : « C’est un délit féroce qui est vite tranché. Vous faites un acte et vous avez un intérêt. C’est fait, quel que soit les griefs, les conséquences. »
Le nœud du problème : une nomination contestable
Un garde des Sceaux, qui avait porté plainte dans une affaire, pouvait-il demander une enquête administrative dans la même affaire sans s’exposer ? Même Nicole Belloubet s’est montrée sceptique à la barre : « C’est une question très difficile. Il aurait fallu, dès le 7 juillet, un décret de déport. Évidemment, c’est ce qu’on aurait dû faire », reconnaît-elle. Pourquoi faudra-t-il attendre octobre 2020 pour que deux décrets de déports viennent retirer au ministre de la justice la possibilité d’agir dans certains cas ?
« Tout le monde nageait dans la semoule. Nous nous sommes démenés pour trouver des solutions », est venue expliquer Hélène Davo, conseillère justice de l’Élysée à l’époque. « Aujourd’hui, tout le monde manie le concept de décret de déport avec beaucoup de dextérité. Nous avons tâtonné, cela peut paraître incroyable des années après. Mais, à l’époque, je ne savais pas ce que c’était. » Pour Jean Castex, Premier ministre, prendre « d’emblée un texte de déport général me faisait prendre le risque de devenir le Garde des Sceaux. »
À l’époque, je ne savais pas ce qu’était un décret de déport.
Une conseillère justice de l’Élysée
Tous les témoins issus de l’exécutif ont évoqué le chambardement lié au profil du nouveau ministre. Au-delà de son parcours professionnel, ce sont surtout son profil clivant et ses invectives violentes contre la magistrature qui ont été au cœur des crispations. « Sa nomination n’a pas été un signe d’apaisement avec la magistrature », a confirmé François Molins. « Quoi que je fasse je suis dans la nasse » a reconnu lui-même Éric Dupond-Moretti.
Des propos qui font écho à ce qu’il disait, en 2018, sur le fait de devenir un jour ministre de la Justice : « Ce serait un bordel, mais alors… Personne n’aurait jamais l’idée sotte, totalement saugrenue, incongrue, invraisemblable de me proposer cela ». Cinq ans plus tard, devant la Cour de Justice de la République, Catherine di Falco, sénatrice du Rhône questionne Jean Castex : « Qui l’a proposé pour rentrer dans le gouvernement ? » L’ancien Premier ministre botte en touche : « Je n’ai pas à répondre à cette question. C’est éminemment politique. » Reprise des débats mardi 14 novembre jusqu’au 17 novembre.
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