Extrême droite : la stratégie du fait divers
Les extrêmes droites versent régulièrement dans l’instrumentalisation des faits divers pour nourrir leur discours xénophobe. Petite histoire de l’étroite dialectique entre faits divers, société et politique.
dans l’hebdo N° 1786 Acheter ce numéro
À chaque fois c’est pareil. Un drame. L’effroi. Et instantanément l’instrumentalisation pour nourrir un discours de haine. Ces derniers jours, c’est la mort de Thomas P., 16 ans, à l’occasion d’une rixe en marge du bal d’un village à Crépol, dans la Drôme, qui fait l’objet de cette stratégie grossière de l’extrême droite. Sans connaître tous les éléments de cette affaire, le discours est lancé : Thomas serait la victime de « racailles » – terme utilisé par l’extrême droite pour définir les personnes racisées habitantes des quartiers populaires – venues pour « tuer du Blanc ». Une lecture orientée dont l’unique objectif est de construire l’image d’un ennemi à combattre.
Une mécanique que l’on retrouve dans l’affaire Lola, du nom de cette enfant de 12 ans tuée à Paris en octobre 2022. Torturée. Violée. Son corps meurtri fut laissé au coin d’une rue dans une malle. Or la principale suspecte est une femme de 24 ans, Dahbia B., d’origine algérienne sous le coup d’une ordonnance de quitter le territoire (OQTF). Parfait pour l’extrême droite, qui s’en saisit, au grand dam de la mère de la petite, qui suppliera d’arrêter d’utiliser l’image de sa fille « à des fins politiciennes ». Mais les pourvoyeurs de haine n’ont que faire des victimes. Seule la puissance émotionnelle de l’affaire les intéresse.
Puissance de l’émotion
Le fait divers est un genre journalistique né à la fin du XIXe siècle qui chronique des faits insolites que les politiques instrumentalisent pour les transformer en une preuve d’un phénomène régulier, voire systémique. « Ce n’est pas le crime individuel qui compte, c’est la masse », affirmait Éric Zemmour au lendemain de l’affaire Lola, allant jusqu’à parler de « francocide » – concept faisant croire à une volonté d’exterminer les « Français » définis comme « personnes blanches » et non plus comme une identité nationale. Lola était d’origine portugaise. L’auteur présumé des coups de couteau mortels dans l’affaire Thomas vit en centre-ville. Il est français, né d’une mère française. D’après le ministère de la Justice, sur les 462 147 personnes condamnées en 2021, 84 % sont français·es.
Mais peu importe la réalité, le fait divers est « un processus qui vide l’événement de sa complexité au profit de ses seules virtualités émotionnelles et affectives ou des ‘valeurs éternelles’ qu’il illustre », selon l’analyse de Dominique Kalifa, historien spécialiste des imaginaires sociaux (1). L’enjeu politique se situe dans cette émotion qui exacerbe notre capacité collective à simplifier les choses. L’extrême droite, adepte de la pensée simpliste, en fait son fonds de commerce et chasse ces histoires qui répondent à sa lecture du monde en mettant volontairement de côté les autres.
« Crimes. Fait divers et culture populaire à la fin du XIXe siècle », Genèses, n° 19, 1995.
Quelques jours après l’affaire Lola, Justine, 20 ans, est violée, tuée et enterrée en Creuse. Le 18 novembre, une jeune fille de 14 ans est kidnappée avant d’être retrouvée morte. Ces affaires n’intéressent pas l’extrême droite : les auteurs présumés ne correspondent pas à son discours. Le premier suspect est un agriculteur de 20 ans nommé Théo, le second, Romain, est un intérimaire de 31 ans.Ces affaires n’ont donc pas rencontré un écho médiatique comparable à celui de l’affaire Lola.
Chaque année, plus de 3 millions de nouvelles affaires pénales sont enregistrées en France, moins de 2 millions d’auteurs identifiés. La presse ne peut pas toutes les décrire de manière exhaustive. Elle fait donc un tri. « Le fait divers joue le rôle d’exorcisation des grandes peurs : la violence, la mort, explique Julien Fragnon, chercheur en science politique. Mais le lecteur ne sait pas que c’est un choix journalistique. Même quand l’écriture est sans jugement normatif, la mise en récit incline certaines choses, par exemple quand on donne le prénom de l’auteur, la manière de s’habiller, etc. On n’est jamais loin d’un passage de la description à la prescription. » Le fait divers n’est pas rationnel. Il n’est pas le reflet de statistiques, il est « un miroir grossissant qui dépend d’un contexte particulier. Par cela, il nous dit plus de choses sur ce contexte que sur le crime en lui-même », abonde Martine Kaluszynski, directrice de recherches au CNRS.
Le retour du « criminel né »
Selon Dominique Kalifa, le crime est un extraordinaire générateur de discours, de « parole sociale » qui « produit moins du savoir que des croyances ». Il participe à façonner une culture populaire. Cet ensemble de récits répond, d’après le sociologue, à des fonctions précises : « Moraliser et édifier, défendre, illustrer et diffuser un système normatif reposant sur le respect tacite et la résignation à l’ordre social », jouant un rôle déterminant dans la constitution d’un imaginaire et d’un discours homogène de la normativité. L’extrême droite, par son pilonnage, induit sa lecture xénophobe du « bien » national contre le « mal » étranger. « Tout le discours de l’extrême droite autour de l’OQTF de Dahbia B. induit que parce qu’elle est étrangère elle a tué », analyse Martine Kaluszynski. De même pour les auteurs présumés des violences dans la Drôme.
C’est le retour de la notion de « criminel né » créée à la fin du XIXe siècle par un psychiatre italien, Cesare Lombroso, qui impulse l’anthropologie criminelle. Parmi ses thèses, l’une décrit les criminels comme une « race à part » portant des stigmates détectables, anatomiques et physiologiques. Cette théorie a nourri les courants eugénistes et racistes du XXe siècle. Elle constituera la base de la notion de « dangerosité », développée par Raffaele Garofalo, disciple de Lombroso. D’après lui, il est possible d’évaluer scientifiquement le potentiel de dangerosité d’un individu en fonction de facteurs individuels et environnementaux. « Au nom de la dangerosité, les criminologues ont préconisé la castration des mendiants, des vagabonds, des pauvres, notamment aux États-Unis, rappelle Martine Kaluszynski. Il y a l’idée de la dégénérescence qu’il faut stopper, une sorte de malfaçon des hommes. La dangerosité est très proche des conceptions eugénistes. »
Ces théories du XIXe siècle sont réactivées par Nicolas Sarkozy au travers de la loi sur la rétention de sûreté, adoptée le 25 février 2008, qui propose « de retenir, à titre exceptionnel, dans un centre fermé », les personnes condamnées à plus de quinze ans de prison, « et qui présentent une particulière dangerosité résultant d’un trouble grave de leur personnalité ». Régulièrement cette thématique revient dans le discours de la droite.
Indignation sélective
L’instrumentalisation des faits divers ne serait-elle qu’une affaire de droite et d’extrême droite ? Peut-on parler d’instrumentalisation lorsque la gauche et les associations féministes comptent les femmes tuées par leur conjoint ou encore dénoncent les affaires de violences policières ? Est-ce comparable ? « Pour moi, ce n’est pas la même chose, explique Martine Kaluszynski. La question des féminicides est celle des violences intrafamiliales : c’est l’ordinaire qui rencontre de l’ordinaire. L’affaire Adama Traoré illustre un véritable phénomène de société. » Comment faire la différence ? « Quand il y a instrumentalisation pour nourrir un discours, l’indignation est sélective et dépend de qui instrumentalise. On voit bien, selon les affaires et leurs protagonistes, comment l’instrumentalisation se met en place pour nourrir idéologiquement le débat et enflammer ses partisans. »
Le fait divers induit une vision simple et confortable du monde.
J. Fragnon
Le fait divers a toujours servi les politiques sécuritaires. Le populisme pénal n’est pas nouveau. « Lors des discussions pour la loi de 1885 [relative àla relégation des récidivistes qui entraîne « l’internement perpétuel sur le territoire des colonies ou possessions françaises », NDLR], on entendait déjà dire : ‘Le peuple nous demande.’ Le populisme pénal était déjà très présent avec des arguments comme la perversité, l’aspect prétendu incorrigible de certains. » Mais, jusqu’à récemment, cette politisation était surtout le fait des oppositions. « Dans les années 2010 le gouvernement s’est lui-même mis à instrumentaliser les faits divers », note Julien Fragnon. L’objectif est double : asseoir l’autorité d’un chef d’État sur « une politique de la pitié » et créer des ennemis, « membres des classes dangereuses », dont le profil évolue en fonction des époques. « Le fait divers induit une vision simple et confortable du monde, conclut Julien Fragnon. Pour lutter contre ses effets, il faut remettre de la complexité dans le débat ».
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