Antisémitisme à gauche : du début du XXe siècle à nos jours, un mythe et des réalités

Si l’antisémitisme, sous différentes formes, a traversé l’histoire de la gauche, il a toujours été bien plus faible que celui propagé par la droite et l’extrême droite.

Michel Dreyfus  • 1 novembre 2023 libéré
Antisémitisme à gauche : du début du XXe siècle à nos jours, un mythe et des réalités
Pendant l’Affaire Dreyfus, des policiers gardent le siège parisien du Grand Occident de France, ex-Ligue antisémitique de France.
© Leemage/AFP

Parmi ses multiples conséquences, l’embrasement du conflit israélo-palestinien pose à nouveau en France la question de l’antisémitisme à gauche. Le refus de La France insoumise et d’une partie de l’extrême gauche de qualifier le Hamas d’organisation terroriste nourrit le discours largement répandu ces jours-ci selon lequel la gauche française serait foncièrement antisémite. Des premiers socialistes à nos jours, toutes ses composantes ont effectivement tenu des propos antisémites : les socialistes et les anarchistes avant 1914, les communistes à partir de 1920, les pacifistes durant l’entre-deux-guerres et l’ultragauche depuis. Mais elles l’ont fait dans des proportions très différentes, alors que l’antisémitisme émanant de la droite a été bien plus important. Il s’est manifesté avec virulence lorsque la société était en crise pendant l’affaire Dreyfus et dans la décennie 1930.

Michel Dreyfus est l’auteur de L’Antisémitisme à gauche. Histoire d’un paradoxe de 1830 à nos jours, La Découverte, 2009, réédition 2011.

L’antisémitisme à gauche a pris plusieurs formes. Tout commence par un antijudaïsme économique, reposant sur l’antijudaïsme religieux hérité du Moyen Âge, massif dans la France catholique du début du XIXe siècle. L’image du juif profiteur et usurier acquiert une vigueur nouvelle avec l’émergence du capitalisme que plusieurs socialistes utopiques, notamment Alphonse Toussenel, assimilent à « Rothschild ». Pierre-Joseph Proudhon hait les juifs en raison de sa rivalité avec Karl Marx mais ne l’exprime pas publiquement. En revanche, Saint-Simon, ses disciples et Louis Blanc n’ont pas d’hostilité envers les juifs.

L’Antisémitisme à gauche. Histoire d’un paradoxe de 1830 à nos jours

La deuxième forme d’antisémitisme à gauche coïncide avec l’apparition de l’antisémitisme moderne favorisé par le développement de la crise économique dans les années 1880. L’essor du nationalisme suscite des mouvements xénophobes d’extrême droite et antisémites. Minoritaires au sein du monde du travail et plus encore dans la société, les organisations ouvrières sont infectées par ces idéologies nouvelles que sont le nationalisme, la xénophobie et l’antisémitisme. Persuadées que le socialisme se construira sur la base de la « science », elles font confiance à la pensée racialiste, qui définit la « race » blanche comme supérieure et justifie sur cette base le colonialisme.

Pacifisme et révisionnisme

La communauté juive – 80 000 personnes sur 39 millions de Français – est l’une des plus réduites d’Europe, ce qui n’empêche pas l’antisémitisme de droite et d’extrême droite de progresser très fortement. Mais avec l’affaire Dreyfus la gauche comprend grâce à Jean Jaurès qu’elle doit rompre avec les antisémites. Ce tournant est capital : dès lors, la gauche dans son immense majorité combattra l’antisémitisme. Les quelques militants d’extrême gauche qui flirteront avec lui le feront toujours de façon subliminale : ces syndicalistes révolutionnaires, et brièvement Georges Sorel, rejettent la démocratie, méprisent le suffrage universel et défendent l’action violente des minorités. On retrouve un écho de cette problématique aujourd’hui.

Avec l’affaire Dreyfus la gauche comprend grâce à Jean Jaurès qu’elle doit rompre avec les antisémites.

Après une période de faible antisémitisme, de la Première Guerre mondiale à la fin des années 1920, une nouvelle forme apparaît dans la décennie suivante. Le souvenir de la Grande Guerre suscite un pacifisme important. Traumatisée par son échec de n’avoir pu empêcher le conflit, incapable de comprendre la nouveauté du nazisme, une partie importante de la gauche défend un pacifisme de plus en plus résigné. L’extrême droite exacerbe encore son antisémitisme très virulent avec l’arrivée au pouvoir de Léon Blum. Certains socialistes considèrent alors les antifascistes comme de dangereux irresponsables parce qu’ils prônent la fermeté à l’égard de Hitler. Aussi, la division s’approfondit entre les antifascistes et les pacifistes, qui tiennent un discours antisémite de plus en plus décomplexé ; beaucoup rompront avec la gauche et collaboreront avec Vichy, voire avec les nazis.

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Une quatrième forme d’antisémitisme apparaît au sein de l’ultragauche dans les années 1950 : le révisionnisme et, deux décennies plus tard, le négationnisme. Le premier minimise le génocide ; le second le nie en accusant les juifs de tirer profit de sa mémoire. Tous deux reposent sur un marxisme schématique, le rejet de la démocratie et de l’antifascisme. Ils sont conçus par deux militants – Paul Rassinier et Pierre Guillaume – issus de l’ultragauche et qui nouent bientôt des liens avec l’extrême droite. Limité d’abord à quelques personnes, le négationnisme voit ensuite son audience s’élargir.

Sionisme et colonialisme

La critique du sionisme puis d’Israël à partir de 1948 entraîne une cinquième forme d’antisémitisme à l’extrême gauche. Jusqu’en 1914, la gauche s’est fort peu intéressée au sionisme, alors très minoritaire en France. La SFIO adopte ensuite une attitude plus ouverte, avant d’apporter un soutien indéfectible à Israël. Le PCF rejette d’abord le sionisme puis, après avoir soutenu brièvement Israël à ses débuts, prend ses distances avec lui et tient quelques propos ambigus. Pour l’extrême gauche, le sionisme est une forme de colonialisme. Israël suscite ensuite des débats chez les anarchistes et une certaine indifférence d’abord chez les trotskistes puis une critique de ses pratiques « colonialistes ». Après la guerre des Six-Jours en 1967, l’extrême gauche s’engage de plus en plus en faveur des Palestiniens et manifeste une hostilité croissante envers l’État hébreu.

La gauche n’est-elle pas en train d’abandonner la lutte qu’elle a si longtemps menée contre ce fléau ?

Depuis deux grandes décennies, on voit se développer dans notre pays une sixième forme d’antisémitisme à gauche autour de la question récurrente du rapport entre antisémitisme et antisionisme ; or ce dernier peut cacher un antisémitisme plus ou moins conscient. Avec la disparition du « camp socialiste », la figure du Palestinien est devenue pour l’extrême gauche le héraut de la révolution à venir. Depuis la seconde Intifada (2000), les phases de tension entre Israël et l’État palestinien ont entraîné une hausse des propos et des exactions antisémites ; moindres depuis le Printemps arabe (2011), elles ont repris depuis l’attaque du Hamas il y a un mois. La gauche et bien plus l’extrême gauche sont de moins en moins vigilantes à l’égard de l’antisémitisme : à les croire, ce dernier ayant disparu dans notre pays, il serait possible de se mobiliser pour d’autres causes.

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Ce point de vue est défendu par plusieurs intellectuels de gauche, en particulier ceux qui ont soutenu Houria Bouteldja, auteure en 2016, d’un livre indigent sur le plan historique, suintant le racisme et l’antisémitisme. Trois ans plus tard, Jean-Luc Mélenchon a dédouané Jeremy Corbyn, le secrétaire du Labour Party, de tout antisémitisme ; et ce au mépris de toute réalité. Une partie de la gauche, que l’on peut qualifier d’identitaire, connue pour son engagement en faveur des personnes « racisées », s’attaque de plus en plus violemment à la laïcité depuis l’attentat contre ­Charlie Hebdo et l’assassinat de Samuel Paty. Elle est un autre foyer de l’antisémitisme à gauche. Elle participe à la judéophobie consistant à retourner contre les juifs l’accusation de racisme en raison de l’existence d’Israël. Le refus de condamner le Hamas comme une organisation terroriste participe de cette démarche qui constitue une rupture de la gauche avec tout son passé.

Stéréotypes

L’antisémitisme se construit sur des idées fausses ancrées dans les mentalités. Mais à la différence de la droite et bien plus de l’extrême droite, aucune organisation de gauche n’a jamais inscrit l’antisémitisme à son programme. Certes, quelques socialistes ont innové en associant les juifs au capitalisme naissant, vers 1830 ; les révisionnistes et les négationnistes également en niant la Shoah cent trente ans plus tard. Cependant, la gauche a surtout ressassé des stéréo­types défendus par la droite, sans toujours comprendre leur gravité.

Sur le même sujet : « L’antisémitisme à gauche est marginal »

L’antisémitisme a toujours été beaucoup plus faible à gauche que celui longtemps propagé par les catholiques, la droite et l’extrême droite. Durant l’affaire Dreyfus, le quotidien catholique La Croix – 500 000 lecteurs – se proclame « le journal le plus anti-juif de France », alors que la presse de gauche en touche dix fois moins. Mais la gauche n’est nullement immunisée par nature contre l’antisémitisme. Il s’est particulièrement développé lorsque la gauche modérée était en crise dans les années 1880 et 1930 : au-delà des différences de situations, c’est aussi le cas aujourd’hui. La gauche n’est-elle pas en train d’abandonner la lutte qu’elle a si longtemps menée contre ce fléau ?


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Publié dans le dossier
Antisémite, la gauche ?
Temps de lecture : 8 minutes
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