Goliarda Sapienza, une toute jeune centenaire
En 2005, la romancière sort de l’ombre avec la publication en France de son Art de la joie. Ce roman, dont le statut de chef-d’œuvre ne tarde pas à être établi, ouvre pour Le Tripode un travail éditorial au long cours. En 2024, la maison d’édition indépendante fête le centenaire de son autrice favorite. Et elle n’est pas seule.
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Destins piégés et Le Fil de midi / Goliarda Sapienza / Le Tripode /167 pages, 18 euros et 221 pages, 11 euros.
L’Art de la joie, mise en scène d’Ambre Kahan, du 1er au 10 mars 2024 à la MC93 à Bobigny (93) ; les 16 et 17 mars à L’Azimut, Antony-Châtenay-Malabry (92) ; les 28 et 29 mars à Malraux, Chambéry (73)…
Autobiographie des contradictions, Alma Palacios et Manon Parent, du 25 au 30 mars au Colombier, Bagnolet (93).
« Qu’avais-je fait ? Avais-je gaspillé mes jours ? Insuffisamment joui du soleil et de la mer ? Ce n’est que par la suite, à l’âge d’or des cinquante ans, temps plein de force calomnié par les poètes et par l’état civil, ce n’est que par la suite que l’on sait combien de richesse il y a dans les oasis sereines où l’on se retrouve avec soi-même, seul. Mais cela vient plus tard. » Des années après leur écriture, ces mots qui ouvrent la troisième partie de L’Art de la joie, auquel l’Italienne Goliarda Sapienza (1924-1996) a consacré neuf ans – de 1967 à 1976 – sans le voir publié de son vivant, résonnent de façon particulière. Sans doute, lorsqu’elle formulait ces phrases, l’autrice n’imaginait-elle pas que la véritable reconnaissance de son œuvre littéraire ne viendrait que longtemps après sa mort. Quand les éditeurs seraient prêts à accueillir une œuvre aussi audacieuse dans son style que dans son propos, avec pour héroïne une femme née en 1900, la Sicilienne Modesta, issue d’un milieu très pauvre et capable de tout pour conquérir sa liberté. Cette protagoniste tue en effet sans remords quiconque tente de l’enfermer. Elle aime celles et ceux qui pourront parcourir avec elle un peu de son chemin, d’autant plus périlleux qu’il traverse une Italie fasciste et patriarcale.
Le temps travaille pour l’autrice de L’Art de la joie. Si bien qu’aujourd’hui, son œuvre n’a jamais paru aussi jeune. Elle n’a jamais été aussi lue, aussi représentée. En France tout au moins, où son livre majeur accède au succès en 2005 grâce à sa publication chez Viviane Hamy dans une traduction de Nathalie Castagné. Il n’avait jusque-là été édité qu’à mille exemplaires en Italie chez un petit éditeur, et en Allemagne dans un tirage semblable. Impossible de savoir combien de temps aurait duré la flambée d’enthousiasme suscitée par L’Art de la joie sans les efforts menés par divers passionnés de l’univers de Sapienza. En 2024, des admirateurs anciens et d’autres plus récents célébreront le centenaire de la naissance de l’écrivaine sous des formes très variées, à l’image de ses écrits. Avant même d’entrer dans l’année anniversaire, plusieurs publications et créations autour de son œuvre permettent d’approfondir notre connaissance de celle-ci, qui trop souvent se limite à son roman certes formidable, mais qui n’est pas tout, loin de là.
Éclats de vie
Sans surprise, Le Tripode est parmi les acteurs principaux de cet anniversaire. Le directeur et fondateur de cette belle maison d’édition indépendante, Frédéric Martin, est l’une de ces nombreuses personnes qui, ayant été bouleversées par l’histoire de l’autrice autant que de sa Modesta, s’est fait un devoir de les faire connaître. Il travaillait en 2005 chez Viviane Hamy, et c’est en grande partie dans l’idée de continuer à s’occuper du cas Goliarda qu’il fonde en 2012 sa propre maison, où viennent trouver un toit bien des œuvres singulières. Engagé de longue date dans la publication de l’œuvre intégrale de la Sicilienne – pas moins de douze titres différents figurent à ce jour à son catalogue, dont tous ceux cités ici –, Le Tripode a préparé le centenaire dès octobre 2023 avec une sortie inédite, Destins piégés, et la réédition en poche du Fil de midi. Destins piégés, en rassemblant des nouvelles et autres courts textes écrits dans les années 1950, donne accès à un épisode crucial de l’existence de Goliarda Sapienza, ses débuts en littérature.
La lutte de son héroïne contre toutes les oppressions fait écho à bien des mouvements actuels.
Dans la série d’éclats de vie souvent très brefs – certains ne font que quelques lignes – qui composent ce livre, on peut presque voir se former l’écriture très imagée, à la fois brute et onirique, qui deviendra celle de l’artiste dans son célèbre roman, mais aussi dans les quelques textes que l’abattement lié au refus par les éditeurs de son Art de la joie lui laissera la force d’écrire par la suite. Parmi ces textes, L’Université de Rebibbia, où elle raconte avec un mélange très réussi de précision quasi anthropologique et d’autobiographie son séjour volontaire dans une prison romaine en 1980, ou encore ses Carnets, que son second mari, Angelo Pellegrino, considère selon Frédéric Martin comme « l’autre grand chef-d’œuvre de Goliarda Sapienza ». Angelo Pellegrino est un autre des grands amoureux de l’œuvre de Goliarda autant que de la femme dont il a partagé les dernières décennies. On le voit dans le documentaire L’Art de la joie, la puissance du désir, réalisé par Coralie Martin pour Arte à l’occasion du centenaire, qui sera diffusé en février 2024.
Étrange thérapie
Vingt-sept ans après la mort de Goliarda, Angelo Pellegrino poursuit le combat qu’il a commencé avec elle pour l’éditer et lui éviter de s’enfoncer dans la dépression, sujet du livre réédité en poche Le Fil de midi. Dans ce récit à la première personne, aussi clairement autobiographique que L’Université de Rebibbia ou les Carnets qu’elle écrit plus tard, il est question de l’étrange thérapie que mène Goliarda après sa tentative de suicide en 1962, liée à la crise conjugale qu’elle traverse avec son mari d’alors, le réalisateur Citto Maselli, qui la fait tourner dans ses films. Car avant de choisir l’écriture, Goliarda Sapienza est comédienne. Elle mène, selon l’expression de Frédéric Martin dans le film cité plus haut, l’existence d’une « bourgeoise de la culture » proche du Parti communiste, qu’elle quitte en même temps que Citto pour devenir « une communiste sans idéologie et une féministe sans idéologie ». Grâce au film ainsi qu’aux deux derniers livres du Tripode, on progresse par touches, avec une lenteur qui convient bien à sa personne, dans notre connaissance de Goliarda.
Au lieu d’effacer les contours de son identité, souvent confondue avec celle de Modesta pourtant bien différente, le temps dévoile un à un les traits de Goliarda Sapienza. En donnant naissance à de nouveaux admirateurs de sa prose pleine de furieuse liberté, il confirme la grande puissance de son œuvre et en révèle parfois des visages peu ou pas connus qui entrent en résonance avec le présent. Une adaptation théâtrale de L’Art de la joie, créée en novembre 2023 et à présent en tournée, rend ainsi évidente la grande modernité de l’héroïne centrale, dont la lutte contre toutes les autorités et les oppressions fait écho à bien des mouvements actuels, féministes ou politiques. Mise en scène par Ambre Kahan, dont il s’agit là de la première grande production, cette pièce montre aussi à ses dépens combien le chef-d’œuvre posthume a gardé toute sa monumentalité : à trop vouloir être fidèle au roman, elle peine à affirmer un caractère propre. On ne peut toutefois qu’estimer l’audace d’Ambre Kahan de s’être attaquée à pareil édifice sans avoir la notoriété qui facilite la recherche de coproducteurs et de lieux de diffusion.
En compagnie de Goliarda et de Modesta, on se sent épaulé, on fait des miracles. L’année Sapienza promet de nous en donner plusieurs preuves. Au programme, un colloque organisé en mars 2024 par les universités de Rennes et Paris-Nanterre, en avril le festival de littérature italienne Italissimo, et une soirée Sapienza à Paris en avril, dont le contenu n’a pas encore été révélé. En mai, Le Tripode s’approchera du terme de sa vaste entreprise de publication avec deux ouvrages : Correspondances et un essai de sa traductrice Nathalie Castagné, Vies, morts et renaissances de Goliarda Sapienza. Verra aussi le jour une performance d’Alma Palacios et Manon Parent, Autobiographie des contradictions. Ainsi qu’une ultime déclaration d’amour d’Angelo Pellegrino – il a déjà publié un témoignage très touchant, où il raconte l’expérience littéraire et émotionnelle que fut sa relation– simplement intitulée Goliarda, accompagnée d’une édition spéciale centenaire, regroupant en trois volumes reliés sous coffret les principales œuvres de l’autrice. Seront ainsi toujours plus apparents les liens étroits entre le réel et la fiction qui font de l’écriture de Sapienza une matière si vivante et si incarnée qu’elle nous est contemporaine.