« Étendre l’archive révolutionnaire » (2/2)
L’historienne Ludivine Bantigny et le politiste Laurent Jeanpierre, deux des cinq codirecteurs d’Une histoire globale des révolutions, présentent cet ouvrage qui se veut une ouverture dans le temps et dans l’espace pour l’étude des processus révolutionnaires, des révoltes et des contestations sociales. Deuxième partie : les révolutions revisitées.
Une histoire globale des révolutions, Ludivine Bantigny, Quentin Deluermoz, Boris Gobille, Laurent Jeanpierre, Eugénia Palieraki (sous la dir.), La Découverte, coll. « histoire-monde », 1200 pages, 36,90 euros.
L’historienne Ludivine Bantigny et le politiste Laurent Jeanpierre, deux des cinq codirecteurs de l’épaisse publication Une histoire globale des révolutions qui vient de paraître, ont accepté de répondre aux questions de Politis. Pour présenter un ouvrage qui, loin de tenter de circonscrire le sujet, se veut une ouverture dans le temps et dans l’espace pour l’étude des processus révolutionnaires, des révoltes et des contestations sociales. Un (gros) volume invitant à la recherche et la lecture bien au-delà de ses déjà grandes explorations des phénomènes révolutionnaires, aux quatre coins du globe. Ouvrage qui fera date. Deuxième partie de cet entretien à deux voix. Le première est à retrouver ici.
Pourquoi avoir choisi cette notion de « protagoniste révolutionnaire » pour étudier les révolutions ? Est-ce une réponse à une certaine historiographie ? Ou serait-ce par ailleurs une réponse à une certaine injonction à l’horizontalité dans les mouvements sociaux plus récents ? Ou encore, le fait d’aller vers les protagonistes ou les acteurs de terrain, est-ce pour casser une vision très verticale des hiérarchies dans les révolutions ?
L.B. : On a insisté sur cette notion, même si toutes les autrices et tous les auteurs du livre ne s’en sont pas forcément saisis. Mais elle est très stimulante en permettant en effet un renouvellement historiographique. En montrant comment des individus ordinaires sont soudain placés en situation extraordinaire, et en posant la question des affects mais pas seulement puisque celle des structures socio-économiques intervient aussi dans la décision d’entrer soudain en action dans l’événement. Il y a en outre une sorte de turn over de la capacité d’agir et de la façon dont elle se déploie. Même s’il ne s’agit pas non plus de les déconnecter avec les questions plus structurelles de comment naissent les révolutions, sans non plus basculer dans la seule réduction à ses causes.
Le protagonisme éclaire donc l’histoire en actes, par la conscience de participer à un événement historique avec aussi la sédimentation historique qui joue, où le passé est plus qu’une simple référence mais une sorte de trésor où puiser du courage et pas seulement des modèles. Mais on a tendance à mettre en cause justement cette dichotomie des acteurs, du « par le haut » ou « par le bas », à cause de ces questions d’horizontalité auxquelles on est forcément sensible de par ce que sont les mouvements sociaux aujourd’hui. Donc, le protagonisme est une entrée parmi d’autres.
Dans votre introduction à cette histoire des révolutions qui se veut « globale », vous voulez promouvoir une vision tendant aussi à « provincialiser l’Europe » – pour reprendre le titre d’un ouvrage important (1). Votre objectif était donc d’élargir l’histoire des révolutions au-delà du seul prisme européen ? Au-delà, serait-ce aussi un ouvrage « intersectionnel » ?
Provincialiser l’Europe. La pensée postcoloniale et la différence historique, Dipesh Chakrabarty, traduit de l’anglais (Inde) par Olivier Ruchet et Nicolas Vieillecazes, éd. Amsterdam, [2000] 2009, 420 pages, 22 euros.
L.J. : Effectivement, l’extension à la fois temporelle mais surtout géographique de l’archive révolutionnaire, notamment dans la période contemporaine, a des effets immédiats de mise en visibilité de cas, d’événements (connus, certes, des spécialistes) qui, mis en série, produisent des connaissances nouvelles. Par exemple, le fait que la plupart des révolutions après 1945 sont extra-occidentales, de Cuba à la Chine, et bien sûr toutes les révolutions liées aux décolonisations. Ensuite, ces décolonisations sont parfois fragiles et produisent bientôt de nouvelles révolutions. Et au-delà de ce siècle, on a bien sûr les révolutions du Proche ou du Moyen Orient, et d’abord peut-être du Maghreb. Mais dans la période qui va de 1850 à 1900, l’Asie apparaît comme un foyer révolutionnaire très important, avec plutôt des situations révolutionnaires que des issues révolutionnaires, à des niveaux que l’on imagine difficilement : la révolution des Taïping dans le sud-est de la Chine principalement, à partir de 1851, a fait quelque trente millions de morts. De même, les révoltes des « Cipayes » en 1857 en Inde, ou celle des paysans du Donghak en Corée à la toute fin du XIXe siècle, ont toutes une dimension spirituelle importante, tout en étant des soulèvements contre une organisation sociale féodale, et sont souvent des révoltes chrétiennes dans des univers hindouistes ou bouddhistes dominants (avec leurs versions locales différentes).
Aussi, Foucault, « reporter » envoyé en Iran par le Corriere della sera et qui s’enthousiasme pour la révolution iranienne de 1979, n’est peut-être qu’un cas particulier d’un problème plus général qui montre que, parce qu’on s’est longtemps tenu au seul « panthéon » des « grandes » révolutions (de 1789, de celles de 1905 puis de 1917, de la Chine, ou de la révolution cubaine, la liste n’étant pas exhaustive), beaucoup de choses nous ont échappé et nous échappent encore forcément ! D’où le fait que Foucault écrive, plus ou moins, qu’il n’y aurait jamais eu de révolution avec une telle dimension de la spiritualité au cours de l’histoire, alors que toutes les révolutions que nous venons d’évoquer dans l’Asie du XIXe siècle prouvent le contraire. La révolution iranienne peut être, sinon comparable, au moins incluse dans cette constellation. Mais les premiers articles de Foucault montrent quelque part l’influence de cette tradition restreinte du panthéon révolutionnaire (occidental), d’où le fait qu’il voit cette révolution comme quasi unique. Mais il n’y avait à l’époque que très peu d’outils pour saisir l’événement. C’est aussi pourquoi la révolution iranienne a évidemment un rôle important dans la démarche collective de cet ouvrage, en appartenant à cette archive des révolutions extra-occidentales.
Chacune de ces révolutions peut être évoquée dans des perspectives de sédimentation historique.
L.B.
L.B. : En outre, chacune de ces révolutions peut être évoquée dans des perspectives de sédimentation historique. Par exemple, la révolution iranienne peut être vue, pas seulement par rapport à ce qui se passe aujourd’hui là-bas, mais aussi au prisme de celles de 1909 et de 1951, ce qui est aussi une manière de remettre de la consistance historique dans ces événements qui ont une composante anti-impérialiste (entre autres). Mais pour répondre à la question de l’intersectionnalité, je reprendrais le cas haïtien, qui a donné lieu au chapitre d’Aurélia Michel qui a beaucoup travaillé sur la catégorie de « race ». Elle repart en effet sur cas de St-Domingue à Haïti pour montrer toute l’influence qu’a eue la Révolution haïtienne dans le cône sud-américain et à Cuba. Elle interroge cette question de la race dans une perspective révolutionnaire de subversion des catégories, au point que cette révolution a représenté un très grand danger aux yeux de l’ordre établi, bien au-delà de la région dans laquelle elle était survenue.
De même, Azadeh Kian remet en perspective, dans un bel article, la place des femmes dans les processus révolutionnaires iraniens depuis 1909 et non pas seulement dans le mouvement « Femme, vie, liberté » que nous vivons aujourd’hui. Caroline Fayolle nous propose, quant à elle, un panorama très complet de la place des femmes, avec des échecs variés, en tenant le pari d’être à la fois très globale et en même temps très fine avec une multiplication d’exemples et d’incarnations (depuis Olympe de Gouges ou Louise Michel)… Ce sont là des exemples de croisements des oppressions et des dominations, jusque dans la dimension environnementale, que développe brillamment François Jarrige. Même si celle-ci apparaît au-delà, dans bon nombre d’autres contributions, notamment dans des développements montrant les mesures des premières années de la Révolution russe après 1917 concernant la préservation de la nature et de l’environnement.
Nous n’avons pas beaucoup quitté les périodes contemporaine ou moderne pour le moment. Mais votre ouvrage aborde aussi plusieurs époques prémodernes (jusqu’à l’Antiquité), où l’on parlait plus souvent de révoltes. À l’aune de votre travail, peut-on parler de révolutions au cours de ces périodes prémodernes ?
L.B. : Il est vrai qu’on a voulu interroger le mot, sinon l’idée de révolution avant son acception moderne ou contemporaine. Cela montre que la conflictualité qui mène à des révoltes ou des soulèvements populaires correspond bien à une révolution avant même que le mot soit utilisé comme tel, à l’instar de la démocratie athénienne qui commence par un renversement de la tyrannie avec un soulèvement populaire. Sur les révolutions de la Rome antique, Claudia Moatti montre la forte activité politique et populaire des antagonismes sociaux alors à l’œuvre, même s’ils n’ont pas permis de renverser des systèmes de domination, contrairement à la Grèce antique. Ensuite, d’autres textes davantage centrés sur la période médiévale montrent que des sociétés précapitalistes peuvent être porteuses d’expériences de révoltes ou de rébellions, avec des aspirations démocratiques, comme l’étudie Jérôme Baschet qui vit au Chiapas actuellement et qui analyse le lien entre le néozapatisme et des sociétés précapitalistes. D’où l’intérêt très important de la distinction entre situation révolutionnaire, processus révolutionnaire et révolution, dans le sens d’un changement avec un renversement des autorités et des pouvoirs en place, avec leurs modalités des structures socio-économiques. On a donc là de nombreux exemples de révoltes qui peuvent être considérées comme des situations révolutionnaires.
Que se passe-t-il si l’on y regarde de plus près, si on se demande si ce mot de « rébellion » n’est pas un mot fourre-tout ?
L.J.
L.J. : C’est en fait un des paris du livre que de fonder une extension géographique et une extension temporelle dont le but était d’ouvrir un chantier historiographique. Ce qui voudrait dire que les parties de l’ouvrage que nous avons appelées « les révolutions avant les révolutions » devraient être beaucoup plus étendues en réalité que les périodes historiques couvertes. Et faire peut-être des milliers de pages ! Il s’agit plus d’un appel à des approfondissements et à des expériences de pensée. Au lieu d’employer systématiquement, comme cela a été fait très longtemps dans l’historiographie, le mot « rébellion » pour décrire toutes ces séries de « rébellions » durant plusieurs siècles – dont on a souvent fait l’hypothèse que finalement la Révolution française avait été un aboutissement –, que se passe-t-il si l’on y regarde de plus près, si on se demande si ce mot de « rébellion » n’est pas un mot fourre-tout, ou un mot-valise ? C’est sans doute cela que l’on a tenté de proposer comme expérience de pensée : se déporter sur la très longue durée, mais aussi dans l’espace, pour toutes ces périodes (au-delà de la centralité gréco-romaine, alors que bon nombre de chercheurs ont été formés ainsi). Et l’on espère que cela puisse être un appel à des travaux futurs, en tant que chantier largement ouvert.
La première partie de l’entretien : Que faire des révolutions ?