« La gauche a négligé le football comme terrain d’expérimentation du libéralisme »

Collaborateur de Politis, Jérôme Latta livre une enquête originale sur le football, qui expose avec précision les rouages d’une industrie qui a exploité comme nulle autre toute la perversité des leviers de la doctrine libérale

Patrick Piro  • 29 novembre 2023 abonnés
« La gauche a négligé le football comme terrain d’expérimentation du libéralisme »
"À gauche domine l’idée que le football est une cause perdue. Il ne mériterait pas une mobilisation parce qu’il incarnerait historiquement le capitalisme, industriel au début, puis néolibéral et financiarisé aujourd’hui."
© Maxime Sirvins

Ce que le football est devenu, trois décennies de révolution libérale, Jérôme Latta, éditions Divergences, 200 pages, 15 euros.

Né à Saint-Étienne en 1968, Jérôme Latta grandit inévitablement avec « l’épopée des Verts ». Quelques années après un DEA de sociologie, il fonde en 1997, avec deux amis, les Cahiers du football – site Internet « satirique et critique » qui sera aussi un mensuel (2003-2008) et une revue (2018-2021). Chroniqueur sport pour Le Monde, il collabore à divers médias indépendants, dont Politis et Alternatives économiques.

Vous démontrez que les évolutions du monde du football européen ont toutes convergé vers un accroissement des inégalités sportives et économiques. Et pourtant, à l’exception de quelques épisodes outranciers, le sujet est absent du débat public. Pourquoi ?

Jérôme Latta : Le football européen, objet central de mon analyse, a connu une profonde révolution libérale et élitiste. Elle a débouché sur la création d’une petite oligarchie de clubs européens qui ont accaparé l’essentiel des ressources, pour s’installer de manière très durable au sommet du système compétitif – sportif et économique. Pour comprendre la dynamique inégalitaire extrêmement puissante qui y a présidé, il faut mettre en perspective trente ans d’évolutions. Ces évolutions n’ont que très peu été analysées. D’abord parce que les médias spécialisés n’y ont guère contribué. La presse sportive est plutôt conservatrice, elle se cantonne globalement à la célébration de la geste sportive, et dans un flux d’actualités multiquotidiennes. C’est un handicap structurel quand il s’agit de produire un discours critique et politique.

Autre facteur, une posture fataliste, un genre d’« Il n’y a pas d’alternative ». L’accroissement des inégalités entre clubs a pris l’apparence d’un phénomène naturel ou logique, alors que les mécanismes inégalitaires qui en sont la cause sont pour la plupart parfaitement artificiels. Ils relèvent d’une politique d’accaparement destinée à faire ruisseler les ressources économiques et sportives du football vers le haut. En particulier, la dérégulation du marché des transferts de joueurs, consécutive au fameux arrêt Bosman de la Cour de justice de l’UE, en 1995, a permis aux clubs les plus riches d’accumuler dans les effectifs les meilleurs joueurs du monde. Les risques de distorsion de concurrence, et donc d’accroissement des inégalités, auraient nécessité d’établir de nouvelles régulations. Il n’en a rien été. Et nombre d’acteurs ont opportunément fait porter à l’arrêt Bosman la responsabilité des évolutions négatives du football. Dont l’UEFA, l’instance de gouvernance du football professionnel européen, qui n’a opposé quasiment aucune résistance à cette évolution majeure.

Quel rôle a joué la diffusion télévisuelle dans ces dérégulations ?

Les revenus de l’industrie du football ont explosé avec la croissance exponentielle des droits de retransmission, ceci avant l’arrêt Bosman. Les clubs dotés d’une riche histoire, d’un palmarès fourni et implantés dans un bassin de population important bénéficiaient d’un avantage notable dans la course à l’argent. Mais, au lieu de régulations pour corriger les déséquilibres, on a multiplié les dispositifs inégalitaires qui ont accentué les écarts de richesse. Le bouleversement initial, c’est la création d’un marché des droits de retransmission sportive, à la fin des années 1970. Les chaînes de télévision payantes cherchaient des produits attractifs pour recruter des abonnés. Le football faisait très bien l’affaire. Un tournant s’amorce en Angleterre, dont le football traverse une grave crise – hooliganisme, stades vétustes, catastrophes, image déplorable, résultats en berne…

Au lieu de régulations pour corriger les déséquilibres, on a multiplié les dispositifs inégalitaires qui ont accentué les écarts de richesse.

Sous l’égide de Rupert Murdoch et de son groupe Sky TV, la Premier League est créée en 1992, version « premium » du championnat national destinée à redorer son image, à maximiser les droits de diffusion et tous les autres revenus. Elle est gérée directement par les clubs de l’élite, qui s’autonomisent de la fédération anglaise en créant une société commerciale. Ce modèle va faire école en Europe et accorder à l’Angleterre une avance qui s’est progressivement transformée en hégémonie économique. L’idée de créer des compétitions premium, qui multiplient les grandes affiches, s’est généralisée, de même que les stratégies visant à en vendre les droits sur les nouveaux territoires conquis par la mondialisation du football – notamment en Asie et en Amérique du Nord, réservoirs extrêmement importants de consommateurs. Les grands clubs se développent comme des marques internationales.

Une activité de loisir devenue un secteur économique très concurrentiel et inégalitaire : n’est-ce pas banal, finalement ?

Ce qui est singulier, c’est le changement d’échelle, considérable. Le football était une économie de PME, les revenus des clubs provenaient pour l’essentiel de la billetterie, puis du marketing. Avec le marché des droits de télévision, ces revenus ont été multipliés par dix ou vingt, ouvrant la voie à des stratégies d’accaparement par les plus grands clubs. Le phénomène majeur, c’est la coïncidence de cette croissance phénoménale des revenus et de mécanismes inégalitaires très puissants, dont l’objectif est de conférer aux investisseurs la certitude que leur club ne va pas déchoir de l’élite. L’incertitude, au football comme ailleurs, est par nature contradictoire avec la sécurité des investissements.

Les clubs peuvent-ils réellement réaliser des profits dans cette économie très dépensière ?

C’est difficile, car ils dépensent l’essentiel de leurs revenus dans le talent sportif, c’est-à-dire dans les salaires et les transferts des joueurs. L’objectif premier reste de gagner des trophées, du prestige. Les fonds souverains investissent délibérément à perte : ils veulent valoriser l’image de leurs États, au travers de la diplomatie par le sport. Comme le Qatar, qui a racheté le Paris Saint-Germain (PSG) en 2011, ou les Émirats arabes unis, qui ont fait de même avec Manchester City en 2008. Cela étant, les investisseurs classiques sont les plus nombreux. Certains misent sur le « commerce » des joueurs, transformés en actifs financiers spéculatifs, d’autres espèrent une plus-value à la revente du club. Pour rationaliser les investissements, la « multipropriété » se développe très vite : il s’agit de consortiums de clubs mis au service d’une équipe majeure, à laquelle les équipes « filiales » servent de viviers de joueurs. Tous les grands clubs cherchent à avoir une place garantie dans le gotha sportif. Cette logique élitiste a été poussée à son stade ultime avec l’annonce, en avril 2021, du lancement d’une Super Ligue privée et fermée : elle devait comporter quinze clubs qui se seraient affrontés entre eux.

Sur le même sujet : Quand tout le monde se ligue contre la super ligue

Cette tentative s’est cependant soldée par un fiasco retentissant…

Et d’autant plus surprenant que cette Super Ligue était l’aboutissement logique, souvent perçu comme inéluctable, des évolutions de la Ligue des champions, la compétition européenne la plus prestigieuse et la plus lucrative, créée en 1992 par l’UEFA. Elle s’est constamment rapprochée d’une ligue fermée, justement parce qu’en menaçant régulièrement, depuis une vingtaine d’années, de faire ainsi sécession, les clubs les plus riches ont obtenu de l’UEFA des aménagements toujours plus favorables à leurs intérêts. La formule de la Ligue des champions protège les grands clubs de l’aléa sportif et la clef de répartition de ses revenus, délibérément inégalitaire, enrichit les plus riches. Dans cette pyramide sportive de plus en plus cloisonnée, les autres clubs sont relégués à un rang subalterne, voués à former des joueurs au profit des « gros ». Mais ceux-ci voulaient encore plus : un plus grand gâteau, à découper en moins de parts.

Jérôme Latta
« En Angleterre, au motif de lutter contre le hooliganisme, il y a eu une volonté délibérée d’exclure la classe ouvrière des tribunes, par la hausse des tarifs, pour la remplacer par des spectateurs plus consommateurs et plus dociles. » (Photo : Maxime Sirvins.)

Où est l’intérêt du football si la « glorieuse incertitude du sport » s’estompe ?

En Ligue des champions, l’aléa sportif revient au printemps, lors de la phase à élimination directe, dans l’entre-soi des clubs ultra-dominants et hyper-riches. On est passé d’un régime de compétition ouvert et dominé par l’incertitude, dont les sommets étaient accessibles à un large nombre de clubs s’ils travaillaient bien sportivement, à un régime de spectacle. Or le spectacle hollywoodien proposé par ce football-là est extrêmement séduisant. Et très facile à commercialiser. Il perd une part de ses amoureux, écœurés, mais conquiert de nouveaux publics, notamment dans les jeunes générations et dans les nouveaux territoires de la planète football. Finalement, le public attaché à l’équité des compétitions, à l’ancrage territorial des clubs et à leur identité locale est devenu minoritaire face à la population mondialisée des consommateurs de divertissement.

Ce public historique, souvent populaire, est donc le grand sacrifié de ce bouleversement ?

En Angleterre, au motif de lutter contre le hooliganisme, il y a eu une volonté délibérée d’exclure la classe ouvrière des tribunes, par la hausse des tarifs, pour la remplacer par des spectateurs plus consommateurs et plus dociles. Et les promesses de conserver des tarifs accessibles ont été vite oubliées. Ce phénomène de gentrification a cependant été moins marqué ailleurs en Europe, car on ne pourrait pas y remplir les stades avec le seul public plus aisé, contrairement à l’Angleterre. Reste que le spectacle du football s’est globalement renchéri. La diffusion télévisuelle est de plus en plus souvent payante, mais aussi éparpillée sur différentes chaînes. Pour assister aux principales compétitions sur écran, il faut souscrire à trois ou quatre abonnements.

Les clubs devraient être considérés comme des biens communs enracinés dans la communauté dont ils sont issus, le produit d’une histoire collective.

Cette dépossession engendre-t-elle une résistance ?

Parfois. Les opposants les plus virulents à la Super Ligue ont été les supporters locaux des six clubs anglais qui en faisaient partie. Ils dénonçaient le mépris qui leur était manifesté – club désincarné, propriétaires invisibles n’ayant même pas daigné expliquer une initiative aussi spectaculaire. L’épisode illustre bien le schisme entre les publics mondialisés et des supporters attachés à l’histoire, très souvent ouvrière, de leur club, et incarnant les liens sociaux qu’il entretient avec son environnement immédiat. Ainsi, même minoritaires, les publics locaux conservent un poids politique quand ils sont organisés. Les groupes de supporters, dans toute l’Europe, constituent le principal pôle de résistance aux évolutions du football business.

Une lutte d’arrière-garde ?

En marge, en tout cas, mais porteuse d’un sens politique. Les clubs de football ne sont pas des entreprises comme les autres. Ils devraient être considérés comme des biens communs enracinés dans la communauté dont ils sont issus, le produit d’une histoire collective élaborée au fil des décennies par les dirigeants, joueurs, supporters, entraîneurs, acteurs politiques locaux, etc. Qu’un club devienne l’outil de la stratégie géopolitique d’un État ou une marque commerciale internationale, c’est une instrumentalisation qui génère un sentiment de dépossession très vif. Au point que, en Angleterre, des supporters du club de Manchester United, écœurés par la politique menée par la famille de milliardaires états-uniens Glazer, ont recréé de toutes pièces un club, le FC United of Manchester, géré de façon très collégiale. Il grimpe peu à peu les échelons des divisions inférieures et a même réussi à financer la construction d’un petit stade.

Comment expliquer que la gauche se soit si peu emparée du sujet football, qui se révèle tellement politique ?

Il y domine l’idée que le football est une cause perdue. Il ne mériterait pas une mobilisation parce qu’il incarnerait historiquement le capitalisme, industriel au début, puis néolibéral et financiarisé aujourd’hui. Et parce qu’il serait ce « nouvel opium du peuple », industrie du divertissement établie pour faire diversion et cannibaliser l’attention des masses. Cette dénonciation de principe fait abstraction complète de tous les moments où l’histoire du football a été intimement liée à la culture ouvrière, porteuse de mouvements émancipateurs et politiques (1). Elle porte aussi souvent un mépris de classe : le football serait une culture vulgaire et grégaire, potentiellement violente.

1

À lire dans Une histoire populaire du football, Mickaël Correia, La Découverte 2018, Poche 2020.

Cette vision empêche de discerner tout ce qu’il y a à défendre dans le football, cette dimension de bien commun, une culture populaire beaucoup plus riche qu’on ne le croit. On a également négligé d’identifier, à gauche, le terrain de mobilisation et d’analyse critique que propose une activité livrée à la doctrine libérale, où a été totalement légitimé un ruissellement des ressources vers le haut – tout en occultant les mécanismes qui l’ont permis. Il est aussi très instructif d’analyser d’autres aspects de cette libéralisation, comme la transformation des supporters en cobayes des privations de liberté, du fichage généralisé, des technologies de surveillance, de la brutalisation du maintien de l’ordre. Un supporter de Montpellier (2) a été un des premiers éborgnés par un tir de flash-ball. On a vu ensuite comment certaines de ces dispositions autoritaristes ont été appliquées contre les mouvements sociaux.

2

L’histoire a fait l’objet d’un livre de bande dessinée, Casti : quand l’État mutile, dont nous avions parlé ici.



Recevez Politis chez vous chaque semaine !
Abonnez-vous

Pour aller plus loin…