Dans les Balkans, jouer en terrain miné
Au Kosovo, depuis 2018, le théâtre a son festival. Porté par Jeton Neziraj et son équipe de Qendra Multimedia, le Showcase, dont la 6e édition a eu lieu du 24 au 29 octobre, donne à découvrir une scène aussi politique que caustique.
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Si le surnom de « Kafka des Balkans » qu’on lui attribue depuis bien des années peut intimider, il suffit de rencontrer Jeton Neziraj pour être immédiatement rassuré. Auteur prolixe depuis les années 2000 d’une œuvre frontalement politique consacrée aux grands problèmes de son petit pays, le Kosovo, et plus largement de l’ex-Yougoslavie, l’homme est aussi chaleureux que son écriture est acerbe. À peine le rejoint-on dans les locaux temporaires du Théâtre national du Kosovo (le bâtiment original, construit en 1946, est en travaux) au centre de la capitale, Pristina, que l’on s’y sent en terrain ami.
Nous sommes juste avant l’ouverture de la 6e édition du Kosovo Theatre Showcase, qui s’est tenu du 24 au 29 octobre. Des invités d’un peu partout sont au rendez-vous, visiblement ravis d’accepter le verre de raki accompagnant les bises généreuses de l’auteur de théâtre et de son équipe de Qendra Multimedia, société de production culturelle installée à Pristina. Une invitée polonaise, Marta Orczykowska, offre à Jeton un exemplaire d’un livre récemment publié par la maison d’édition dont elle s’occupe : la première anthologie en langue polonaise de Jeton Neziraj – dont les pièces sont publiées en France aux éditions L’Espace d’un instant.
Entre Brecht et Kafka
Cette atmosphère conviviale et internationale se poursuit avec la pièce qui ouvre le festival : 1984, adaptation du roman éponyme de George Orwell par le metteur en scène français Igor Mendjisky avec huit des acteurs de la troupe permanente du Théâtre national. Parmi eux, on compte Adrian Morina, proche aussi de Qendra Multimedia pour avoir joué dans plusieurs pièces de Jeton Neziraj, ou encore pour avoir présenté au Showcase de 2020 son seul en scène I am my own wife, sur une personne transgenre ayant survécu aux nazis. Pour ce comédien particulièrement apprécié au Kosovo, « travailler avec Igor fut une chance. À nous qui avons l’habitude d’un jeu très énergique, très intense, il a demandé de ralentir. Je craignais que la pièce, qui dure près de deux heures, soit trop longue pour le public local. Mais elle a été formidablement reçue, ce qui prouve qu’il ne faut pas sous-estimer notre public, qui est averti et ouvert ».
Jeton Neziraj défend à travers ses pièces une approche non nationaliste des sujets qui lui importent.
On ne tarde pas à découvrir l’autre visage de Jeton Neziraj, la face plus kafkaïenne mais aussi brechtienne de cet auteur. Ainsi, les relations entre Kosovo et Serbie, en guerre en 1998 et 1999 du fait de la non-reconnaissance par le deuxième pays de la souveraineté du premier (1), sont souvent abordées. Jeton Neziraj, qui a créé en 2010, avec l’écrivain serbe Saša Ilić, l’International Literature Festival (Polip) pour lancer des ponts entre les auteurs et les écrits des deux pays, défend à travers ses pièces et ses festivals une approche non nationaliste des sujets qui lui importent. En témoignent Negotiating Peace et Gadjo (The Young European), ses deux spectacles au programme du Showcase cette année au Théâtre ODA, à Pristina. Celui-ci est l’unique scène indépendante du Kosovo, dont la vie théâtrale se concentre en grande partie, depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, dans le Théâtre national de Pristina et huit théâtres municipaux d’autres villes.
L’indépendance du Kosovo n’est pas non plus reconnue par l’Organisation des Nations unies, ni par l’Union européenne
Dans ce paysage, Qendra Multimedia, qui n’a pas de lieu propre, fait figure d’exception. Mais sur place comme à l’étranger, où l’infatigable Jeton est le seul artiste kosovar à tourner beaucoup, son travail est celui que l’on retient le plus. L’approche sans compromis de sujets politiques et sociaux caractérise son œuvre. Créé quelques mois plus tôt à Pristina, repris à l’occasion du Showcase, Negotiating Peace est la septième des productions internationales de Jeton Neziraj.
Mis en scène par Blerta Neziraj, son épouse, comme beaucoup de ses pièces, ce spectacle qui a rempli d’enthousiasme la salle de l’ODA traite par la comédie la construction des accords de paix. Présentés comme la continuité de la guerre, et comme le fruit des humeurs d’individus plutôt que du travail raisonné des institutions censées les mettre au point, ces processus sont incarnés par une distribution européenne rassemblant des artistes du Kosovo, d’Ukraine, de Serbie, de Bosnie-Herzégovine, d’Italie, de République tchèque, d’Albanie, de Macédoine du Nord, de Norvège et d’Estonie.
Introduite par un panda en peluche grandeur nature, la négociation que met en scène la pièce se tient comme souvent chez Jeton Neziraj dans un univers fictif qui ressemble à certaines réalités. Représentées par deux personnages aussi grotesques que l’ancien général et l’activiste de la société civile, ou encore l’émissaire américain des Nations unies qui les entoure, les républiques de Banoniva et d’Unmikistan ont non seulement des faux airs de Kosovo et de Serbie, mais aussi d’Ukraine et de Russie. Negotiating Peace témoigne de la double nécessité pour son auteur de porter une réflexion sur l’état de la démocratie locale et de la rendre compréhensible au-delà des frontières du Kosovo, dont les habitants peinent aujourd’hui encore à sortir, les visas ne leur étant pas accordés facilement.
Penser la violence
Le Showcase est, pour les artistes kosovars, une manière de faire venir à eux le monde qu’ils ont rarement l’occasion de visiter par eux-mêmes. Lors de cette 6e édition, programmateurs et autres professionnels étrangers sont venus nombreux, notamment grâce à l’organisation d’un voyage par l’IETM, l’un des plus anciens et importants réseaux culturels internationaux.
Au Théâtre municipal de Gjilan, au sud-est du Kosovo, on constate avec la pièce The Shadow Garden, écrite par Sarah Hehir et mise en scène par Nastazja Domaradzka, que la démarche très engagée de Jeton fait des émules. On y observe les conséquences de la guerre de 1998-1999 sur une famille, celle du premier enfant à avoir pris la parole dans un tribunal de guerre. Ce spectacle, qui cherche sans vraiment le trouver son équilibre entre théâtre de l’intime et théâtre documentaire, est avec ceux de Jeton le plus frontalement politique.
Depuis cinq ans, les possibilités de parler de tout, en particulier de la Serbie qui ne cesse de nier notre indépendance, se réduisent.
Jeton Neziraj
Qu’il s’agisse de mises en scène ou d’adaptations de classiques – au Théâtre municipal de Gjakova, un Mesure pour mesure de Shakespeare et un Antigones mêlant les textes de Sophocle et d’Anouilh – ou d’œuvres plus contemporaines – Arbri de Lirak Çelaj s’inspire d’un film de Florian Zeller (The Father) passé chez nous aux oubliettes –, les autres pièces du Showcase sont presque toutes accompagnées d’une note d’intention qui les relie au Kosovo d’aujourd’hui. Cela peut nous paraître plus ou moins justifié selon les cas, mais dit beaucoup de la place que les artistes souhaitent donner au théâtre dans leur société.
On retourne avec bonheur au théâtre drôle et furieux de Jeton et Blerta Neziraj avec Gadjo, basé sur l’histoire vraie d’une femme rom victime en 2019 d’une série de violences physiques après avoir été injustement accusée par un média local d’avoir enlevé des enfants. De nouveau, le couple Neziraj s’écarte, grâce à une écriture fragmentaire – la pièce est sous-titrée « Post-drama » – et à une mise en scène aux accents volontiers artificiels, des formes réelles de la violence pour donner celle-ci à penser.
La liberté dont fait preuve le spectacle, dans un Kosovo largement intolérant envers ses minorités, est la grande fierté de Jeton. C’est en effet en très grande partie grâce au travail qu’il mène avec Qendra Multimedia que, dit-il, « tous les sujets peuvent être abordés au théâtre ». Cette liberté gagnée à force d’audace, qui se veut pour Jeton et les siens un « laboratoire pour la société entière », est toutefois loin d’être définitivement acquise. « Depuis cinq ans, on sent que les possibilités de parler de tout, en particulier de la Serbie qui ne cesse de nier notre indépendance proclamée en 2016, se réduisent. »
L’équipe de Qendra ne faiblit pas. Comme c’était le cas pendant la guerre, où il se pratiquait à l’abri des regards de l’occupant serbe, le théâtre du Kosovo est toujours une « muse de la résistance » qui a de quoi inspirer bien des artistes en ces temps troublés.