« La Source des fantômes » : la douleur de quitter son pays
Yamina Benahmed Daho raconte l’exil de ses parents, Algériens installés en Vendée dans les années 1960. Et défend la dimension politique de tout récit intime.
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Comment écrire sur un silence ? Yamina Benahmed Daho replonge dans les non-dits de sa famille. La Source des fantômes, le cinquième roman de l’autrice, raconte ce « trouble » engendré par le refus de ses parents de lui transmettre son passé familial. Son père, harki, a choisi la Vendée pour s’installer avec sa femme, puis les trois enfants qui y viendront au monde, après l’indépendance de l’Algérie en 1962. Jamais il n’a évoqué la guerre qu’il a vécue. À hauteur de l’enfant qu’elle était, Yamina Benahmed Daho, née en 1979, brosse le portrait de ce père lumineux mais hanté par le souvenir de l’horreur.
La Source des fantômes / Yamina Benahmed Daho / Gallimard, « L’Arbalète », 144 pages, 18 euros.
Elle révèle alors toute la souffrance et la honte d’un homme qui a quitté son pays natal et qui ne peut plus y retourner. En toile de fond, l’autrice peint également l’effritement des promesses des années 1980 provoqué par l’essor du capitalisme financier et la succession de ces « tragédies économiques » telles que la fermeture d’une usine qui a affecté de nombreuses vies dans la ville de Fontayne (en référence à Fontenay-le-Comte). Pour ce roman, Yamina Benahmed Daho a été récompensée en octobre par le prix Général-François-Meyer, organisé par la Commission nationale indépendante de reconnaissance et de réparation des préjudices subis par les harkis (CNIH).
Pourquoi avoir choisi d’écrire sur l’enfance ?
Yamina Benahmed Daho : C’était avant tout un désir littéraire. Je voulais raconter mon enfance tranquille en Vendée dans les années 1980. L’un de mes enjeux d’écriture était de peindre la sociologie du lotissement dans lequel ma famille s’était installée. Nous pouvons aujourd’hui percevoir le lotissement comme un habitat vide et déprimant. Je lui ai toujours trouvé une poésie mélancolique. Enfant, c’était pour moi un lieu très rassurant : on formait un groupe social soudé, tout le monde se connaissait, on partageait autant l’intimité que des questions sociales. J’ai le souvenir d’une enfance heureuse, mais troublée. Il m’a fallu du temps pour saisir que ce trouble venait de l’exil qui avait marqué la vie de mes parents. Ma mère et mon père ont quitté l’Algérie en 1962, après la guerre, puis se sont installés dans les Pays de la Loire. Ils n’ont jamais parlé de ce qu’ils avaient vécu dans leur pays natal. Mon enfance a été profondément marquée par ce silence.
Votre livre parle de l’installation de cette famille de harkis en France. Le passé des parents en Algérie n’est pas frontalement traité, même si des bribes surgissent du texte.
C’est paradoxal, mais c’est précisément l’enjeu narratif de ce roman : en s’installant dans cette maison, mes parents ont trouvé un lieu d’enracinement en même temps qu’ils ont enterré leur passé. D’un côté, ils ont participé à cette utopie urbaine qu’a été le lotissement. Ils sont devenus propriétaires, ce qui n’est pas rien. De l’autre, ils ont étouffé la douleur liée à l’exil et à l’impossible retour dans leur pays d’origine. Je voulais traduire cette étrangeté que j’ai ressentie enfant.
Assumez-vous l’incomplétude de l’histoire algérienne de vos parents ?
Je n’ai pas à assumer ou non. Le silence et les récits incomplets de mes parents sont un état de fait. J’ai composé avec. Surtout avec ce que je n’avais pas puisque l’histoire de l’exil de mes parents m’échappe, la langue arabe ne m’a pas été apprise et la culture algérienne ne m’a jamais été transmise. Pour refléter au plus juste cette histoire silencieuse, j’ai volontairement refusé de travailler à partir d’archives sur la guerre d’Algérie, je n’ai pas non plus regardé de documentaires ou lu de thèses sur cette période. Car il s’agissait précisément de restituer et de recomposer un récit constitué de fragments, de morceaux d’histoires, de récits troués.
On omet systématiquement de penser au courage qu’il faut pour tout laisser derrière soi.
Vous écrivez : « Au travers des récits troués de mon père, j’imagine très tôt à quoi peut ressembler un village ravagé par la guerre. » La figure de ce père, centrale dans le texte, illustre cette histoire fragmentaire.
C’est un père qui a enfoui toute son histoire. Mais ce personnage de harki arrivé en France en 1962, avant d’être employé comme maçon et de devenir commerçant ambulant, est aussi lumineux. Il chante et s’amuse à faire des jeux de mots avec la langue française, qu’il maîtrise peu. Mais, dans la maison, il n’utilise que très rarement le dialecte arabe qu’il parlait en Algérie et n’évoque jamais l’horreur de cette guerre qu’il a vécue. Je voulais que ce texte raconte la difficulté de choisir, consciemment ou non, de ne rien transmettre. Je ne souhaitais pas combler les vides ni rendre justice. Le lieu qui m’intéresse est d’abord celui de la littérature. Ce qui m’importe, c’est de faire remonter à la surface des vies destinées à l’oubli. C’est quelque chose que j’avais déjà travaillé dans mon précédent roman, À la machine, qui raconte la vie de l’inventeur de la machine à coudre, Barthélemy Thimonnier, méconnu et oublié. L’historienne Arlette Farge, dont j’admire le travail, a justement intitulé un de ses livres Vies oubliées (La Découverte, 2019). Elle y raconte ces ouvriers, artisans, malades ou prostituées qui ont traversé le XVIIIe siècle tout en étant absents des travaux de recherche. Elle fait exister des vies qui étaient destinées à s’éteindre et à rester silencieuses.
Ce roman est en partie autobiographique. Pourquoi mêlez-vous le récit personnel et le discours politique ?
Le « je » est une manière de raconter le « nous ». La littérature raconte la société telle qu’elle se construit. Elle porte des récits personnels à vocation collective. Le récit intime n’a de valeur que s’il a une dimension politique. Le politique et l’émotion ne s’excluent pas. L’histoire de mes parents me bouleverse. Quand on parle d’exil, on oublie de parler de la douleur d’être contraint de quitter son pays. Le nombre de réfugiés grandit dans le monde et des corps se perdent en mer régulièrement. Or, lorsque le sujet de l’immigration est évoqué dans le débat public, on omet systématiquement de penser au courage qu’il faut pour tout laisser derrière soi, définitivement. Dans le roman, les parents abandonnent les portraits de leurs propres parents, une langue, une culture. Ils n’ont pas simplement quitté un pays, ils ont laissé toute une vie derrière eux. Il faut s’imaginer la tragédie intime que cela représente.
Le racisme ordinaire est présent en toile de fond, mais pourquoi avez-vous choisi de ne pas en faire un sujet de premier plan ?
Mes personnages ne devaient pas être essentialisés et enfermés dans le discours raciste. Ce point de vue ne m’intéresse pas en littérature. Le point de vue qui prévaut dans le livre est celui de la narratrice, enfant et adulte. Bien sûr, on entendait des clichés racistes dans la vie comme à la télévision et ceux qui les énonçaient n’y voyaient aucun mal – quelle drôle d’époque ! J’effleure la question dans un passage du livre, inspiré d’un de mes souvenirs d’enfance : la narratrice, son frère et sa sœur jouent les Vendéens qui se moquent des Arabes. Les enfants créent un jeu pour rejeter le racisme ordinaire qu’ils absorbent. C’est une manière d’adoucir une violence sociale qu’ils ressentent au quotidien.
Il me tenait à cœur de raconter la vie de gens qui ont été dépossédés des promesses que le capitalisme leur avait faites.
Vous racontez aussi la fermeture progressive de l’usine de roulements à billes, la Fabrique, inspirée de l’histoire de l’usine de la multinationale suédoise SKF, qui a fermé en 2009 à Fontenay-le-Comte. Votre roman peut-il être lu comme une critique en creux du système capitaliste ?
L’histoire du lotissement, c’est aussi le récit de personnes qui ont déposé leurs rêves dans ce lieu mais qui, progressivement, ont vu leurs espoirs s’envoler. L’usine était ce qui assurait le développement économique de la ville. Comme toutes les industries des années 1970, elle finit par fermer progressivement puis être délocalisée. Cela a affecté toute la ville, toutes les vies. Mon enfance a été marquée par ces tragédies économiques, l’émergence de la langue managériale, du discours du Front national, l’effondrement du Parti socialiste. Il me tenait à cœur de raconter la vie de gens qui ont été dépossédés des promesses que le capitalisme leur avait faites.