Marseille en quête de réhabilitation
Cinq ans après les effondrements tragiques des immeubles de la rue d’Aubagne, l’insalubrité qui mine la cité phocéenne n’a pas disparu. Après des années d’immobilisme politique, la ville s’est enfin lancée dans la bataille, mais le chantier reste immense.
dans l’hebdo N° 1784 Acheter ce numéro
Dans le même dossier…
Rénover l’hypercentre, un défi hyper central « Depuis 2020, nous avons vraiment changé de planète »Sous le soleil méditerranéen, une bataille acharnée fait rage contre un ennemi souvent caché, mais insidieux : l’insalubrité. Au fil des décennies, Marseille a vu s’ériger un paysage urbain marqué par la concentration de la pauvreté, en particulier au sein de quartiers populaires intra-muros. « La crise du logement à Marseille est la conséquence d’une inaction et d’un manque d’anticipation pendant des décennies. Personne n’imaginait la vitesse de la dégradation à laquelle on allait être confronté aujourd’hui », souffle Patrick Amico, adjoint au logement de la mairie de Marseille.
Cette réalité complexe, résultat d’années d’abandon et de mauvaises stratégies politiques, façonne la vie de milliers d’habitants concernés par l’habitat indigne. Cette problématique aux dramatiques conséquences atteint son point d’orgue le 5 novembre 2018, lorsque deux immeubles situés en haut de la rue d’Aubagne, en plein centre-ville, s’effondrent et emportent la vie de huit personnes. Comment la deuxième ville de France, aujourd’hui en quête de renaissance urbaine, a-t-elle pu en arriver là ?
L’abandon du centre-ville
Historiquement, Marseille se distingue de l’Île-de-France par la présence de quartiers populaires au sein même de son hypercentre. Depuis les années 1960, la concentration de la pauvreté du centre au nord-ouest de la ville est le résultat d’une stratégie délibérée plaçant les logements sociaux à proximité du grand port de Marseille-Fos (GPMM, anciennement port autonome de Marseille). Dans son article « Marseille, crise de l’habitat indigne, une veille géographique (2018-2021) », la géographe Élisabeth Dorier circonscrit une zone de logements – le triangle Vieux-Port / Joliette / gare Saint-Charles – où résident des habitants précaires dans des conditions dégradées. Une main-d’œuvre qu’il était utile de placer à proximité du premier port de France et de ses industries…
La crise du logement à Marseille est la conséquence d’une inaction et d’un manque d’anticipation pendant des décennies.
P. Amico, adjoint au logement
Aujourd’hui, le taux de pauvreté dépasse les 25 % dans l’ensemble de la cité phocéenne, une proportion largement supérieure à celle de la métropole Aix-Marseille-Provence (18 %). Ce taux atteint même 75 % dans certains secteurs très denses du centre-ville, comme à Noailles, l’un des épicentres de la crise de l’habitat indigne. Pourtant, malgré des besoins criants et une forte précarité, le logement social demeure quasiment inexistant dans le centre de Marseille. Au cours des vingt-cinq dernières années, les rares logements sociaux érigés ont été concentrés dans les quartiers nord de la ville.
Les initiatives sporadiques de la mairie pour acquérir des immeubles délabrés et créer du logement social sont entravées par des procédures judiciaires interminables avec certains propriétaires. De plus, parmi le peu d’immeubles rachetés dans cette optique, plusieurs demeurent non rénovés, sont transformés en hôtels meublés sans améliorations ou sont laissés vacants et détériorés. Cette négligence a de lourdes conséquences, à l’image du numéro 63 de la rue d’Aubagne qui a fini par s’effondrer le 5 novembre 2018.
Cet abandon du centre-ville s’explique par une stratégie politique de « montée en gamme » de l’urbanisation. Dès les années 1970, Marseille mise sur la valorisation de ses périphéries et de son littoral. Mais les investissements ne se bousculent pas, et la ville doit se résigner à une économie dite « résidentielle », basée sur la rente immobilière. L’arrivée au pouvoir de Jean-Claude Gaudin en juin 1995 renforce ces orientations néolibérales, assumées par la communication officielle, qui visent à rentabiliser le foncier pour financer le développement urbain. Pour la mairie de droite, l’idée est de favoriser les quartiers déjà attractifs (comme le littoral), ainsi que de promouvoir le secteur immobilier locatif touristique et les centres commerciaux via des partenariats public-privé.
Business de la misère
Cette approche entraîne inévitablement le déplacement des populations les plus précaires, chassées des quartiers en rénovation, et contribue à leur entassement dans les immeubles du centre, qui sont souvent la propriété des populations plus riches des quartiers sud et du littoral. En raison de l’absence de contraintes par les administrations publiques, ces propriétaires n’entretiennent pas leurs biens, et l’insalubrité s’y développe.
Aujourd’hui, de nombreux Marseillais sont victimes des pratiques liées au commerce des logements indignes. La plupart d’entre eux présentent souvent les mêmes profils : étudiants fauchés, personnes financièrement précaires, immigrés en situation irrégulière, nouveaux arrivants dans l’urgence de se loger, etc. Autant de vulnérabilités sur lesquelles les marchands de sommeil s’appuient pour faire payer le prix fort, développant un véritable business de l’habitat indigne. « Les marchands de sommeil s’attaquent à des personnes vulnérables ou proches de la vulnérabilité, au sens légal du terme, explique Pascal Luongo, avocat au barreau de Marseille. Leurs conditions de vie sont tellement précaires que ces gens ne peuvent pas avoir accès au logement social. »
Face au manque d’organisation du logement social, les personnes vulnérables se tournent vers la débrouille.
P. Luongo, avocat
Pour les populations concernées, les cités des quartiers nord constituent certes une issue à leur précarité, en raison de leurs bas loyers, mais ces quartiers conjuguent difficultés d’accès au centre par les transports en commun et conditions d’insécurité. Restent donc les quartiers de Noailles et de Belsunce, où l’habitat vieillissant est insuffisamment entretenu par les bailleurs. Un manquement encouragé par le laxisme de la ville qui, très longtemps, n’a pas obligé les propriétaires à effectuer les travaux nécessaires pour maintenir les logements en état. « Face au manque d’organisation du logement social, les personnes vulnérables se tournent vers la débrouille, c’est-à-dire le logement pas cher, parce que dégradé. Le système des marchands de sommeil, c’est celui-là », conclut Pascal Luongo.
En 2015, un rapport de 27 pages rédigé par Christian Nicol, inspecteur général honoraire de l’administration du développement durable, et remis à la ministre du Logement, dressait un constat alarmant sur l’état de l’habitat à Marseille. Il estimait à 40 000 le nombre de logements indignes mettant en danger la santé ou la sécurité de 100 000 Marseillais, sur une population totale de 861 000. Et ce n’est qu’après les effondrements tragiques de la rue d’Aubagne que la crise du logement a été exposée au grand jour.
Un vent de panique débouche alors sur une série d’évacuations brutales, consécutives à l’explosion d’arrêtés de péril grave et imminent. Elle conduit au relogement de plus de 2 500 personnes entre novembre 2018 et mai 2019, souvent dans des conditions précaires. Cinq ans plus tard, le nombre total d’évacuations dépasse les 5 000 personnes, et 1 250 d’entre elles doivent encore être relogées. Des chiffres qui mettent en lumière l’ampleur de l’insalubrité et soulignent l’impératif de réhabiliter le centre-ville. Terriblement touchés par cette tragédie, les Marseillais traduisent leur ras-le-bol dans les urnes. Pour la première fois depuis vingt-cinq ans, la majorité de droite n’est pas reconduite : la liste de gauche du Printemps marseillais, menée par Michèle Rubirola (Benoît Payan n’étant alors que son premier adjoint), est élue principalement sur la thématique du logement.
Le logement social demeure quasiment inexistant dans le centre de Marseille.
Aussitôt installée, la nouvelle municipalité doit composer avec la défiance des habitants du centre-ville traumatisés par les effondrements, qui n’accordent plus leur confiance aux pouvoirs publics en matière d’habitat. Une position immédiatement entendue par la ville, qui engage une série de mesures coopératives entre les pouvoirs publics et le tissu associatif local. L’une d’entre elles, la charte du relogement, est signée par la mairie dès 2021. « Coconstruite » par l’État, la ville de Marseille et les associations, elle vise à proposer un accompagnement social, juridique et administratif pour les personnes évacuées de leur logement, quel que soit leur statut (locataire, propriétaire occupant, hébergé). Elle rappelle également les obligations des propriétaires, concernant notamment la prise en charge de l’hébergement de leurs locataires et, en cas de défaillance, les obligations de l’autorité publique.
La ville n’a pas les mains libres
La volonté affichée d’en finir avec l’habitat indigne marque une rupture avec la majorité précédente et se traduit par plusieurs actions ambitieuses. Lundi 6 novembre, Benoît Payan a déposé un projet de loi sur la table d’Élisabeth Borne contre les marchands de sommeil, dans le but de leur assigner une qualification juridique permettant de mieux les combattre. Autre exemple, le lancement d’un vaste plan de rénovation de l’habitat du centre-ville (pour lequel ont été alloués 217 millions d’euros), qui s’inscrit dans le cadre du projet partenarial d’aménagement (PPA) et engage une collaboration inédite entre la mairie, l’État et la métropole (lire ci-contre).
Car la ville n’avance pas les mains libres. Depuis la loi de modernisation de l’action publique territoriale et d’affirmation des métropoles (2014) et la loi portant sur la nouvelle organisation territoriale de la République (2015) qui obligent le rattachement des communes à un ensemble intercommunal, la mairie a vu un certain nombre de ses compétences transférées à la métropole (dirigée par la droite) – notamment celle du logement. Cela a entraîné une lenteur des processus administratifs et une difficulté à concrétiser rapidement les objectifs affichés par la majorité municipale de gauche.
« Le PPA, lancé il y a quatre ans, n’a pas commencé ses travaux. On peut comprendre les lenteurs institutionnelles, ce sont des sujets extrêmement techniques et compliqués à mettre en œuvre. Mais il est censé rénover 10 000 logements indignes d’ici à 2030 dans le centre-ville. Au rythme actuel, on se demande comment on va pouvoir atteindre un tel objectif : a priori, ce ne sera pas possible », explique Kévin Vacher, membre du collectif du 5 novembre. Interrogée, la ville se défend sur la lenteur du processus en pointant l’avancement de la coopération avec la métropole sur les questions de réhabilitation. Car c’est bien là le défi principal des pouvoirs publics dans cette crise du logement : rénover l’habitat pour limiter l’impact de l’insalubrité qui frappe les Marseillais.